Le sommeil et le rêve
Lama Guendune Rinpoché
Dans cet enseignement qu'il a donné à Dhagpo Kagyu Ling du 18 au 20 mai 1991, Guendune Rinpoché explique comment triompher de l'illusion éveillée et contrôler le processus du rêve, afin d'apprendre à méditer pendant le sommeil et de pouvoir se libérer du bardo de la mort.
Quand on a l'intention de pratiquer les enseignements du Bouddha, il est nécessaire de développer en premier lieu la motivation d'oeuvrer pour établir en le parfait Eveil tous les êtres sans aucune exception, que l'on reconnaît avoir été, dans une vie ou dans une autre, nos propres parents. On met ensuite cette motivation à exécution par l'écoute des enseignements et la réflexion à leur sujet, et par l'activité bénéfique et la méditation. La motivation est très importante ; elle est l'impulsion première qui nous dirige vers le bienfait d'autrui. Lorsque l'on a développé une motivation correcte, il faut ensuite consacrer toute son attention, toute l'énergie de son corps, de sa parole et de son esprit, à l'accomplissement de ce bienfait d'autrui. Si l'on se contente simplement d'avoir l'intention sans passer à l'acte, cela n'est d'aucun bienfait.
Lorsque nous pratiquons le dharma, notre intention est de nous libérer de toute souffrance, aussi bien à un niveau temporaire qu'au niveau de la souffrance ultime du cycle des existences, et de faire en sorte que la souffrance expérimentée maintenant soit transformée en un bonheur à la fois temporaire et définitif.
Quelle que soit notre vie, nous sommes sans cesse confrontés à des circonstances adverses ou à des maladies, ces souffrances étant le résultat des actions négatives que nous avons accomplies dans le passé. Nous prenons conscience qu'elles sont simplement le mûrissement karmique d'actions antérieures entreprises sous l'influence de l'ignorance. L'ignorance, ou manque de conscience et de reconnaissance de notre véritable nature, nous fait croire à l'existence d'un moi, d'un ego, d'une identité personnelle; et cette emprise de l'ego perturbe l'esprit avec l'activité des cinq émotions conflictuelles qui empoisonnent toutes les actions que nous entreprenons. Celles-ci deviennent alors des actions négatives dont nous expérimentons le résultat sous forme de souffrances personnelles.
Comment cela se fait-il ? L'ego est sans cesse en quête de sa propre satisfaction. Si tout va bien, il est heureux et cherche alors à maintenir cet état de satisfaction : il s'y accroche, et l'esprit se trouve perverti par le poison du désir-attachement. Quand bien même les circonstances favorables ne se maintiennent pas, l'ego continue de s'y accrocher car il veut continuer à être heureux, et l'esprit développe encore plus de désir et d'attachement. L'ego, confronté à des situations qu'il n'aime pas, réagit avec colère et haine, et tente de repousser ces situations pour les remplacer par des circonstances qui lui sont favorables. Ceci est encore une perversion de l'esprit. Quoiqu'il arrive, quelles que soient les situations rencontrées, nous nous rendons bien compte que nous sommes continuellement sous l'influence de l'ego qui sans cesse fait le tri entre ce qu'il aime et ce qu'il n'aime pas. C'est ainsi que nous accumulons du karma, des actions qui auront pour résultat, dans un futur plus ou moins proche, des souffrances diverses. Toutes les souffrances que nous subissons viennent de nous-mêmes : elles ne sont pas le résultat de causes extérieures, mais celui des actions entreprises par notre propre ego. Le karma que nous accumulons mûrit à l'intérieur de nous-mêmes et en aucun cas à l'extérieur.
Lorsque nous sommes sous l'influence de l'ego, notre attitude est fondamentalement faite de haine envers autrui : nous sommes en compétition contre les autres et nous nous accrochons à notre moi. De ce fait, deux des trois principales émotions perturbatrices sont déjà automatiquement présentes dans notre esprit : la haine car nous refusons les intérêts des autres, et le désir-attachement car nous voulons favoriser notre ego. Si celui-ci ne parvient pas à satisfaire ses intérêts, il en résulte de la souffrance. L'ego ne sait pas d'où provient cette souffrance ni pourquoi il souffre, ce qui favorise l'apparition de la troisième émotion perturbatrice : l'ignorance ou manque de conscience des causes de la souffrance. Puisque l'ego n'a pas conscience de la réalité des choses, puisqu'il ne voit pas les causes de sa souffrance, la confusion ne cesse de s'accroître dans notre esprit. A chaque fois que l'ego se trouve confronté à quelque chose qu'il n'aime pas, à chaque fois qu'il ne parvient pas à satisfaire ses désirs, il blâme les autres. Pensant leur être supérieur, il développe un grand orgueil, la haine à l'égard d'autrui et la jalousie. L'esprit est très perturbé par ces émotions, dont il lui devient impossible de se défaire.
Même si l'ego s'arrange pour obtenir ce qu'il veut, il doit consacrer tout son temps à réfléchir à la manière de garder son bonheur; il en vient alors à combattre les besoins d'autrui qui lui apparaissent comme des ennemis potentiels de son bonheur et de ses succès. Le jeu des émotions se met de nouveau en marche : la colère, l'orgueil, la haine et la jalousie,... s'élèvent, dus à notre manque de confiance en les autres que nous croyons prêts à détruire notre bonheur. L'esprit est très perturbé par ces états; une perpétuelle angoisse l'habite, née de ces émotions aussi mouvantes que le vent. Il est ballotté au gré de leur mouvement et ne possède aucune stabilité.
L'ego ne se rend absolument pas compte que la souffrance provient simplement de lui-même, agrippé qu'il est à son propre intérêt. Il s'entretient ainsi dans l'illusion que les responsables sont à l'extérieur : si nous souffrons, c'est la faute de telle ou telle personne. Il ne nous vient pas à l'esprit que nous pouvons nous nuire à nous-mêmes et nous apporter notre propre souffrance. Nous n'avons pas la faculté de nous voir. Tant que l'esprit est obscurci par les nuages de l'ignorance, les causes ont beau être toutes proches de nous, il est beaucoup plus facile de se tourner vers l'extérieur, car notre vision est dirigée de nous vers les autres. Et quand nous cherchons quelqu'un à blâmer, plutôt que de voir la personne qui est la plus proche, c'est-à-dire nous-mêmes, nous voyons les autres et les accusons de toute la souffrance qui nous échoit.
Lorsque nous sommes confrontés à ces situations de souffrance, lorsque notre esprit est complètement désorienté et notre ego insatisfait parce qu'il n'arrive pas à obtenir les conditions qu'il souhaite, non seulement nous blâmons les autres mais en plus nous interprétons leurs actes selon notre propre vision des choses. C'est ainsi qu'apparaissent en l'esprit ces pensées que l'on qualifie d'ennemies parce qu'elles représentent des vues erronées. Même si quelqu'un ne manifeste aucune attitude à notre égard, nous imaginons qu'il pense telle chose de nous, que c'est pour nous nuire qu'il agit comme ceci ou comme cela, etc. Nous forgeons une histoire qui, en fait, ne correspond pas du tout à la réalité de cette personne, et qui est une interprétation totalement fausse des choses. Puisque nous ne faisons absolument pas confiance aux autres, la confusion s'accroît encore dans notre esprit habité par la colère, la jalousie et les conflits, et nous souffrons davantage encore. Il en va exactement de même dans la situation inverse. Même si nous sommes heureux et satisfaits parce que nous avons obtenu ce que nous voulions, nous continuons à projeter toutes sortes d'idées sur autrui ; nous croyons que les autres sont jaloux de nous, qu'ils nous envient et qu'ils feront tout pour interrompre notre bonheur. De nouveau l'esprit devient la proie des émotions perturbatrices. Toutes ces situations proviennent d'un manque fondamental de compréhension de la souffrance et de ses causes.
Nous projetons les émotions de notre esprit sur les autres sans reconnaître qu'elles sont à l'intérieur de nous-mêmes. Quelqu'un qui est sous l'influence de l'orgueil, par exemple, ne reconnaît pas cette émotion en lui mais la perçoit chez les autres qu'il qualifie d'orgueilleux. Notre esprit peut baigner dans la jalousie, ce sont les autres que nous tenons pour jaloux de nous-mêmes. Si nous sommes enclins au désir et à l'attachement et que nous aimons quelqu'un, nous projetons cela vers l'extérieur et pensons que la personne qui est en face de nous ressent les mêmes sentiments à notre égard.
Nous ne reconnaissons pas les émotions en nous et sommes convaincus que ce sont les autres qui les ont. Cette projection est difficile à arrêter, parce que les émotions sont la production des tendances inhérentes créées par nos actions antérieures. Nous avons une tendance naturelle à éprouver ces émotions et à les attribuer aux autres, et il n'est pas aisé de contrôler ce processus. Il en va de même avec le rêve. Lorsque nous dormons, des rêves apparaissent dans l'esprit, que nous ne pouvons pas arrêter parce qu'ils sont le résultat de tendances développées depuis très longtemps.
Si nous ne nous examinons pas de près, nous sommes convaincus que nous possédons beaucoup de qualités et nous développons un grand d'orgueil. Nous n'allons pas au-delà de ce voile de l'orgueil et persistons dans notre bonne opinion de nous. Et puisque nous sommes quelqu'un de très bien, la faute est forcément chez les autres. Il faut se détourner de cet état d'esprit et le détruire en développant une faculté de vision intérieure, "l'oeil de la sagesse primordiale discriminante", qui permet de se voir soi-même. Grâce à cette vision intérieure, nous avons une idée très claire de ce à quoi ressemble vraiment notre esprit : nous voyons les émotions qui sont à l'intérieur de nous et non à l'extérieur, et surtout nous nous rendons compte que nous sommes dans l'erreur. Une fois que l'on reconnaît ses fautes, on peut les dissiper. Si nous voyons réellement que notre comportement est mal fondé, l'orgueil décroît tout naturellement, et il est alors possible d'agir vraiment sur notre caractère et de ne plus en laisser apparaître les traits erronés, mais au contraire d'en faire émerger les qualités pures qui seront la source d'une activité pure.
Lorsque l'on s'est ainsi purifié, les voiles du karma se dissipent et l'esprit est débarrassé de toute souillure. L'individu peut alors reconnaître sa véritable nature et s'ouvrir à l'état du parfait Eveil.
Si l'on se considère comme un être pourvu de nombreuses qualités, c'est le signe que l'on n'en a aucune, parce que le fait de voir ses propres qualités est une faute. Si, par contre, on voit facilement les fautes qui sont à l'intérieur de soi, cela constitue déjà une qualité, parce que voir ses défauts est le seul moyen de les dissiper et de progresser. La personne idéale est celle qui reconnaît ses propres fautes et, en même temps, reconnaît les qualités d'autrui.
Celui qui ne reconnaît pas ses propres fautes est comme une personne qui a le visage sale mais ne le sait pas, et qui se promène ainsi avec le sentiment d'être parfaitement propre; mais les autres voient bien que son visage est sale. Cette ignorance ne disparaît que lorsque la personne se trouve devant un miroir : elle voit alors son reflet et réalise que sa figure est sale et, bien sûr, va se laver. C'est ce qui se passe lorsque l'on développe "L’œil de la sagesse" : nous voyons les impuretés de notre caractère et pouvons ainsi les éliminer. Personne n'est sans faute : nous en avons tous. Si nous étions sans faute, nous ne serions pas ici. Le monde humain est un monde impur empli d'êtres chargés de fautes, et c'est la raison pour laquelle nous avons pris naissance dans cette sorte de monde. Il s'agit par conséquent de reconnaître ces fautes et de les purifier, pour devenir des êtres qui se sont débarrassés de toutes leurs imperfections et ont complètement épanoui toutes leurs qualités, c'est-à-dire des bouddhas.
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