Kyabjé Kangyour Rinpoché (1897-1975), un des plus grands maîtres tibétains du XXe siècle
L’interview dont cet extrait est tiré a été réalisée par la journaliste Anja Jardine pour le journal Neue Zürcher Zeitung.
Monsieur Ricard, vous êtes né en 1946 mais vous dites que votre vraie vie n’a vraiment commencé que le 2 juin 1967. Que s’est-il passé ce jour-là ?
J’ai rencontré mon premier maître, le sage Kangyour Rinpoché, à Darjeeling. Il habitait une minuscule cabane en bois, avec son épouse, deux de ses filles et son plus jeune fils, ainsi qu’un calligraphe qui copiait des textes. Kangyour Rinpoché avait alors 70 ans. Il était adossé à une fenêtre et rayonnait de bonté. Je n’avais aucune idée de ce qui allait m’arriver, mais je suis resté trois semaines, assis à méditer en sa présence.
Comment avez-vous su qu’il était un maître ?
Il émanait de lui une force, une tranquillité et un amour difficiles à décrire. Sans comprendre la langue, je pouvais sentir la perfection de cette personne. Il y avait là quelqu’un doté d’une immense sagesse, d’un amour humain parfait – pas une gentillesse superficielle, mais quelque chose d’infiniment généreux et bienveillant. On peut ressentir le rayonnement d’une présence, comme c’est aussi le cas avec le Dalaï-Lama ; c’est une dimension totalement différente de ce qu’on rencontre habituellement. Ces maîtres tibétains sont l’image de ce qu’ils prêchent. Même après de nombreuses années, au cours desquelles j’ai appris à mieux le connaître, lui et d’autres maîtres, je n’ai jamais trouvé de défauts cachés. Les paroles et les actes concordent dans une parfaite authenticité. C’est bien rare à notre époque.
Jeune homme, vous connaissiez déjà de nombreuses personnalités impressionnantes. Votre père était le philosophe Jean-François Revel, votre mère est l’artiste Yahne Le Toumelin – le Tout-Paris intellectuel allait et venait dans la maison de vos parents.
Oui, des philosophes, des mathématiciens, des musiciens, des peintres, des scientifiques, des comédiens, des penseurs, beaucoup de têtes connues venaient chez nous. Ma mère faisait la cuisine pour tous, c’était une très bonne cuisinière. Assurément, cet environnement était enrichissant à de nombreux égards, mais cela ne m’a jamais vraiment touché. Je ne voyais pas de corrélation entre leur génie particulier, que j’aurais sans doute aimé acquérir, et leurs qualités humaines. Bref, je ne voulais pas devenir comme eux. Quand on prend cent jardiniers, cent philosophes, cent musiciens, on obtient toujours le même mélange de gens merveilleux, ennuyeux, difficiles, odieux; je trouvais cela déconcertant. Il ne s’y trouvait pas d’exemples pour mener mon existence. Le talent ou le génie dont ils faisaient preuve dans leur domaine ne s’accompagnait pas de simples vertus humaines comme l’altruisme, la bonté ou la sincérité. Je ne voulais pas admirer quelqu’un uniquement pour ses capacités, mais comme être humain. Quelqu’un avec qui on aime vraiment être, mais ce n’est pas arrivé très souvent.
Comment êtes-vous venu au bouddhisme ?
Dans ma jeunesse, j’ai développé un certain intérêt pour la spiritualité. Ma mère et mon oncle, le navigateur Jacques-Yves Le Toumelin me parlait beaucoup de ces sujets. Je lisais beaucoup de livres, mais rien de vivant, pas de véritable pratiques spirituelles. Lorsqu’un ami cinéaste, Arnaud Desjardins, nous a monté ses documentaires sur la vie de maîtres tibétains, qui étaient en cours de montagne (Le message des Tibétains, Les enfants de la sagesse, Le lac des yogis) je me suis tout de suite dit que c’est là ou je devais aller. En 1967, je suis parti pour Darjeeling, avec un petit dictionnaire de voyage, car je ne parlais pas l’anglais, à l’école j’avais appris le latin, le grec et l’allemand. Et le premier que j’ai rencontré est devenu mon maître principal : Kangyour Rinpoché.
"Dans la méditation, on apprend à reconnaître les sentiments qui causent de la souffrance, comme la colère, l’orgueil ou la jalousie, à s’en distancier et finalement à les dissoudre."
Qui était cet homme ?
La transmission orale joue un grand rôle dans le bouddhisme, aujourd’hui encore. Kangyour Rinpoché était notamment connu comme un maître du Tripitaka, le corpus des enseignements du Bouddha : il a lu pas moins de vingt et une fois cette collection de 103 volumes et en a donné onze fois la transmission intégrale par la lecture. Il n’était pas moine, comme le Dalaï-Lama. C’était un yogi et il avait une famille. Deux de ses fils sont aujourd’hui mes maîtres spirituels.
Vous avez étudié la biologie moléculaire et vous avez fait votre thèse à l’Institut Pasteur. Vous avez fait de la recherche sous la direction du prix Nobel François Jacob. Vous aviez une carrière prometteuse de scientifique devant vous. Est-ce que cela a été facile de laisser tout cela derrière vous ?
Il y a eu une période de mûrissement. Pendant environ sept ans, je faisais des allers et retours entre Paris et Darjeeling. Il aurait été immature de rester là-bas tout le temps et de tout cesser. Cela n’aurait probablement pas marché, et mon père aurait été encore plus en colère. Ma recherche en génétique cellulaire était tout à fait intéressante et je voulais aussi apporter ma contribution, rendre quelque chose. Mais cela devenait plus clair chaque jour : lorsque j’étais auprès de mon maître à Darjeeling, j’étais tranquille et content. En revanche, à l’Institut à Paris, mes pensées dérivaient constamment vers l’Himalaya.
C’était la fin des années 1960, le flower power, le sentiment du renouveau. Est-ce que cela a joué un rôle ?
Je n’ai découvert les Beatles qu’il y a dix ans, je n’étais pas du genre à faire la fête. Je jouais du Bach à la guitare classique. J’avais beaucoup d’amis, je jouais au foot, je m’intéressais à l’ornithologie, à l’astronomie, à la photographie, aux sciences, pas tout à fait les mêmes choses que mes parents. J’étais ami avec un homme de la nature, l’un des pionniers de la photo animalière en France, André Fatras, qui m’a appris la photographie. Au départ, je voulais devenir chirurgien. Mais mon père a déclaré que la biologie était un domaine d’avenir. C’est la seule fois où j’ai changé de plan sur les conseils de mon père.
Comment votre entourage a-t-il réagi à votre décision radicale ?
Mon directeur de thèse n’a pas été surpris. Il avait vu cela venir. En fait, il voulait m’envoyer en Amérique pour poursuivre mes recherches en tant que post-doctorant. J’aurais donc de toute façon quitté le laboratoire, mais là je le faisais dans l’autre sens. Pour mon père, ça a été un choc. Heureusement, il n’en a pas fait un drame ; je n’aime pas les drames. Un de ses amis m’a raconté plus tard qu’il avait pleuré. Et ma mère est devenue elle-même nonne bouddhiste. Mes parents ont divorcé lorsque j’étais adolescent. Ma mère s’était toujours intéressée à la spiritualité, je suis allé en Inde en 1967 pour la première fois, elle y est allée en 1968 et a immédiatement prononcé ses vœux. Je ne suis devenu moine que dix ans plus tard.
Au cours de votre vie, n’avez-vous jamais douté de votre décision ?
Je ne l’ai pas regrettée une seule seconde. Je me sentais comme un oiseau libéré de sa cage. Liberté ! Quelle grande fortune que de pouvoir passer cinquante ans auprès de mes maîtres spirituels.
La présence écrasante du Maître que vous décrivez est par nature une impression subjective, n’est-ce pas ?
Certes, toute expérience est par définition subjective. Comment pourrait-il en être autrement ? La présence du maître est éminemment inspirante et n’a rien d’écrasante. Mais lorsque je parle avec d’autres disciples, nous ressentons la même chose : respect, dévotion, désir de ne pas être séparés du maître. Ce n’est pas une situation étrange comme dans une secte, où les gens sont contrôlés de manière abusive. Le maître se fiche totalement d’avoir un élève de plus ou de moins, il ne cherche qu’à accomplir le bien d’autrui. Le maître n’a rien à gagner, rien à perdre, seulement quelque chose à offrir et à partager.
Juge-t-il ses élèves ?
Il vous connaît mieux que vous ne vous connaissez vous-même… Il existe un cadre de base d’exercices et d’enseignements, mais le maître sait de quoi le disciple a le plus besoin en termes de pratique spirituelle. Certains ont des difficultés avec la colère, la convoitise, l’égarement, la jalousie, l’arrogance ou la paresse ; nous avons tous des entraves. Lorsqu’on a un naturel nerveux ou anxieux, il s’agit de trouver le bon antidote. Le maître peut ajuster les tâches par différents exercices.
Y a-t-il diverses aptitudes pour cette voie ?
Il faut de la détermination, du discernement, de la discipline, du jugement et du respect pour le maître et les enseignements. Celui qui cherche la joie et la satisfaction au mauvais endroit, qui croit qu’une Ferrari apporte le bonheur, a besoin de beaucoup de temps. La compréhension est plus profonde : il s’agit de compassion et de non-attachement, de comprendre l’interdépendance de tous les phénomènes.
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