L’urgence de la fraternité
Le moine bouddhiste Matthieu Ricard fait dans son dernier ouvrage l’éloge de l’altruisme, nécessaire au triomphe de la coopération sur la compétition
Matthieu Ricard : « Il est trop tard pour être pessimiste. Il y a urgence à sortir un milliard et demi d’êtres humains de la plus grande pauvreté dans laquelle ils vivent ». (archives émilie drouinaud/« sud ouest »)
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« Sud Ouest ». Dans votre livre sur l’altruisme (1), vous vous appuyez sur des connaissances scientifiques et des ouvrages récents, comme celui de Josef Stiglitz et Jeremy Rifkin (2). Est-ce nécessaire pour convaincre les lecteurs ?
Matthieu Ricard. Dans mon cas, particulièrement. Beaucoup de choses que j’affirme vont à l’encontre des idées reçues. Je rappelle par exemple que l’enfant est altruiste dès son plus jeune âge. Ou encore que la violence n’a cessé de diminuer depuis plusieurs siècles. Sans ces solides travaux scientifiques, on ne manquerait pas de m’objecter que ce sont « de bons sentiments de moine bouddhiste ». J’ai donc pris la peine d’étayer toutes mes affirmations.
Pensez-vous, comme Jacques Attali, que l’altruisme est « ce qui nous fera passer d’un monde marchand, soumis à la rentabilité, à un monde d’entraide » ?
Oui, mais pour cela, il faut que nous cultivions l’altruisme sur le plan individuel et favorisions son expansion sur le plan sociétal.
Vous dites que l’altruisme est bon pour l’individu lui-même. Pourquoi ?
C’est un plus. L’altruisme est la meilleure façon d’accomplir un double bien : aux autres et à soi. Imaginez que vous êtes un paysan. Vous cultivez vos terres principalement pour nourrir votre famille et le village avec le blé, mais en plus, en bonus, vous récoltez de la paille.
La compassion et l’empathie transforment-elles le cerveau de l’homme ?
L’empathie est une résonance affective qui active des zones précises de votre cerveau. Mais, livrée à elle-même, notamment lorsqu’elle résonne de manière répétée avec la souffrance des autres, elle peut conduire à l’épuisement émotionnel. C’est pourquoi il faut cultiver l’amour altruiste qui agit comme un baume pour remédier à la détresse empathique. Les neuroscientifiques ont montré que lorsque quelqu’un cultivait l’amour altruiste sur la durée, des changements fonctionnels et structurels se produisaient dans le cerveau. Un exercice simple consiste à s’arrêter toutes les heures. Et de regarder les gens autour de soi, pendant dix secondes, en leur souhaitant d’être heureux, en bonne santé, etc. Cela peut faciliter les relations humaines, et nous disposer mieux les uns envers les autres. Il y a beaucoup de coopérations dans la vie de tous les jours. Nous devons passer à un niveau supérieur d’entraide. Une ville ne fonctionnerait pas si les uns et les autres étaient à couteaux tirés.
Vous dites que la compassion sans action est hypocrite. Il y a donc nécessité pour l’individu qui veut vivre autrement qu’en compétition d’être impliqué dans une démarche concrète…
C’est déjà le cas pour 24 % de Français engagés dans un bénévolat. Sans compter les ONG. Il y en a maintenant plusieurs millions dans le monde. Mais cela n’attire pas l’attention et fait rarement l’ouverture du journal télévisé. Il faut savoir où on veut aller et être persévérant. Ne pas être en mesure d’aider n’enlève rien à une motivation altruiste, mais ne pas agir, alors que l’on peut faire quelque chose pour soulager les souffrances des autres, relève de l’indifférence égoïste. Quand on comprend ce qui compte le plus dans l’existence, tout s’éclaire. Accomplir quelque chose de bénéfique pour autrui vous permet de traverser les hauts et les bas de la vie et vous apporte aussi une grande satisfaction.
Selon vous, une transformation similaire des cultures et des individus est possible. Comment ?
Il faut trouver le point d’articulation pour que les sociétés changent. Nous profitons de l’évolution de cultures cumulatives qui sont des acquis. Ainsi l’esclavage et la guerre sont considérés de façon générale comme des abominations. Cela n’a pas toujours été le cas. Les civilisations vont dans ce sens, même si ce n’est pas au même rythme. Il existe aussi un facteur d’imitation : quand le nombre d’individus défendant de nouvelles idées a atteint une masse critique, cela conduit à l’adoption d’une nouvelle culture. Des modèles mathématiques ont d’ailleurs montré que lorsque des personnes altruistes coopèrent à un but commun, ils ont un avantage évolutif sur un groupe d’égoïstes qui n’arrêtent pas de se tirer dans les pattes.
Comment prouver que l’homme est bon par nature ?
Ce n’est pas un a priori philosophique. Dans une expérience conduite à l’université de Yale, des chercheurs montrent à des enfants de 6 à 10 mois une vidéo où une poupée a de la peine à grimper une pente. Une autre poupée vient l’aider en la poussant par-derrière. Une seconde survient ensuite pour la faire tomber. Quand on tend ensuite aux bébés les deux poupées, une majorité se saisit de la bienveillante. Il est très important de prendre conscience que l’homme est davantage disposé à la bienveillance qu’à la malveillance. Mais, le vrai défi est en fait de lutter contre le narcissisme qui est en train de devenir une véritable épidémie.
Voudriez-vous que l’altruisme que vous conseillez aux hommes, s’étende aussi aux animaux ?
La notion d’altruisme est mise à rude épreuve avec la façon dont nous traitons les animaux. Lorsqu’une société accepte comme allant de soi la pire utilisation d’êtres sensibles au service de ses propres fins, alors on peut parler d’égoïsme institutionnalisé. L’accès aux abattoirs est aussi protégé qu’une centrale nucléaire car nous ne voulons pas voir ce qui s’y passe. Hors des yeux, hors du cœur. Mais là encore, les choses changent, il n’y a jamais eu autant d’ouvrages sur la nécessité de promulguer une loi qui considère les animaux comme des êtres sensibles, non comme des « biens immobiliers ».
N’êtes-vous pas un peu optimiste sur le développement de l’altruisme ?
Il est trop tard pour être pessimiste. Il y a urgence à sortir un milliard et demi d’êtres humains de la plus grande pauvreté dans laquelle ils vivent. Urgence à passer d’un modèle égoïste d’exploitation à un modèle coopératif.
Pensez-vous, comme Victor Hugo, que « rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu » ?
C’est ma conviction profonde. Vient le temps d’une civilisation empathique, de l’altruisme. L’âge de la fraternité. Il y a une prise de conscience du souhait général de passer au stade supérieur de la coopération. Une nécessité pour notre survie et celle des espèces avec qui nous partageons cette Terre.
(1) « Plaidoyer pour l’altruisme. La force de la bienveillance », Nil Éditions, 777 p., 23 €. (2) « Une nouvelle conscience pour un monde en crise : vers une civilisation de l’empathie ».
Le moine bouddhiste Matthieu Ricard fait dans son dernier ouvrage l’éloge de l’altruisme, nécessaire au triomphe de la coopération sur la compétition
Matthieu Ricard : « Il est trop tard pour être pessimiste. Il y a urgence à sortir un milliard et demi d’êtres humains de la plus grande pauvreté dans laquelle ils vivent ». (archives émilie drouinaud/« sud ouest »)
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« Sud Ouest ». Dans votre livre sur l’altruisme (1), vous vous appuyez sur des connaissances scientifiques et des ouvrages récents, comme celui de Josef Stiglitz et Jeremy Rifkin (2). Est-ce nécessaire pour convaincre les lecteurs ?
Matthieu Ricard. Dans mon cas, particulièrement. Beaucoup de choses que j’affirme vont à l’encontre des idées reçues. Je rappelle par exemple que l’enfant est altruiste dès son plus jeune âge. Ou encore que la violence n’a cessé de diminuer depuis plusieurs siècles. Sans ces solides travaux scientifiques, on ne manquerait pas de m’objecter que ce sont « de bons sentiments de moine bouddhiste ». J’ai donc pris la peine d’étayer toutes mes affirmations.
Pensez-vous, comme Jacques Attali, que l’altruisme est « ce qui nous fera passer d’un monde marchand, soumis à la rentabilité, à un monde d’entraide » ?
Oui, mais pour cela, il faut que nous cultivions l’altruisme sur le plan individuel et favorisions son expansion sur le plan sociétal.
Vous dites que l’altruisme est bon pour l’individu lui-même. Pourquoi ?
C’est un plus. L’altruisme est la meilleure façon d’accomplir un double bien : aux autres et à soi. Imaginez que vous êtes un paysan. Vous cultivez vos terres principalement pour nourrir votre famille et le village avec le blé, mais en plus, en bonus, vous récoltez de la paille.
La compassion et l’empathie transforment-elles le cerveau de l’homme ?
L’empathie est une résonance affective qui active des zones précises de votre cerveau. Mais, livrée à elle-même, notamment lorsqu’elle résonne de manière répétée avec la souffrance des autres, elle peut conduire à l’épuisement émotionnel. C’est pourquoi il faut cultiver l’amour altruiste qui agit comme un baume pour remédier à la détresse empathique. Les neuroscientifiques ont montré que lorsque quelqu’un cultivait l’amour altruiste sur la durée, des changements fonctionnels et structurels se produisaient dans le cerveau. Un exercice simple consiste à s’arrêter toutes les heures. Et de regarder les gens autour de soi, pendant dix secondes, en leur souhaitant d’être heureux, en bonne santé, etc. Cela peut faciliter les relations humaines, et nous disposer mieux les uns envers les autres. Il y a beaucoup de coopérations dans la vie de tous les jours. Nous devons passer à un niveau supérieur d’entraide. Une ville ne fonctionnerait pas si les uns et les autres étaient à couteaux tirés.
Vous dites que la compassion sans action est hypocrite. Il y a donc nécessité pour l’individu qui veut vivre autrement qu’en compétition d’être impliqué dans une démarche concrète…
C’est déjà le cas pour 24 % de Français engagés dans un bénévolat. Sans compter les ONG. Il y en a maintenant plusieurs millions dans le monde. Mais cela n’attire pas l’attention et fait rarement l’ouverture du journal télévisé. Il faut savoir où on veut aller et être persévérant. Ne pas être en mesure d’aider n’enlève rien à une motivation altruiste, mais ne pas agir, alors que l’on peut faire quelque chose pour soulager les souffrances des autres, relève de l’indifférence égoïste. Quand on comprend ce qui compte le plus dans l’existence, tout s’éclaire. Accomplir quelque chose de bénéfique pour autrui vous permet de traverser les hauts et les bas de la vie et vous apporte aussi une grande satisfaction.
Selon vous, une transformation similaire des cultures et des individus est possible. Comment ?
Il faut trouver le point d’articulation pour que les sociétés changent. Nous profitons de l’évolution de cultures cumulatives qui sont des acquis. Ainsi l’esclavage et la guerre sont considérés de façon générale comme des abominations. Cela n’a pas toujours été le cas. Les civilisations vont dans ce sens, même si ce n’est pas au même rythme. Il existe aussi un facteur d’imitation : quand le nombre d’individus défendant de nouvelles idées a atteint une masse critique, cela conduit à l’adoption d’une nouvelle culture. Des modèles mathématiques ont d’ailleurs montré que lorsque des personnes altruistes coopèrent à un but commun, ils ont un avantage évolutif sur un groupe d’égoïstes qui n’arrêtent pas de se tirer dans les pattes.
Comment prouver que l’homme est bon par nature ?
Ce n’est pas un a priori philosophique. Dans une expérience conduite à l’université de Yale, des chercheurs montrent à des enfants de 6 à 10 mois une vidéo où une poupée a de la peine à grimper une pente. Une autre poupée vient l’aider en la poussant par-derrière. Une seconde survient ensuite pour la faire tomber. Quand on tend ensuite aux bébés les deux poupées, une majorité se saisit de la bienveillante. Il est très important de prendre conscience que l’homme est davantage disposé à la bienveillance qu’à la malveillance. Mais, le vrai défi est en fait de lutter contre le narcissisme qui est en train de devenir une véritable épidémie.
Voudriez-vous que l’altruisme que vous conseillez aux hommes, s’étende aussi aux animaux ?
La notion d’altruisme est mise à rude épreuve avec la façon dont nous traitons les animaux. Lorsqu’une société accepte comme allant de soi la pire utilisation d’êtres sensibles au service de ses propres fins, alors on peut parler d’égoïsme institutionnalisé. L’accès aux abattoirs est aussi protégé qu’une centrale nucléaire car nous ne voulons pas voir ce qui s’y passe. Hors des yeux, hors du cœur. Mais là encore, les choses changent, il n’y a jamais eu autant d’ouvrages sur la nécessité de promulguer une loi qui considère les animaux comme des êtres sensibles, non comme des « biens immobiliers ».
N’êtes-vous pas un peu optimiste sur le développement de l’altruisme ?
Il est trop tard pour être pessimiste. Il y a urgence à sortir un milliard et demi d’êtres humains de la plus grande pauvreté dans laquelle ils vivent. Urgence à passer d’un modèle égoïste d’exploitation à un modèle coopératif.
Pensez-vous, comme Victor Hugo, que « rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu » ?
C’est ma conviction profonde. Vient le temps d’une civilisation empathique, de l’altruisme. L’âge de la fraternité. Il y a une prise de conscience du souhait général de passer au stade supérieur de la coopération. Une nécessité pour notre survie et celle des espèces avec qui nous partageons cette Terre.
(1) « Plaidoyer pour l’altruisme. La force de la bienveillance », Nil Éditions, 777 p., 23 €. (2) « Une nouvelle conscience pour un monde en crise : vers une civilisation de l’empathie ».
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