Matthieu Ricard : "La violence n'a cessé de décroître depuis cinq siècles"
Entretien : Geneviève Simon
Dans son récent essai, le moine bouddhiste Matthieu Ricard plaide pour l’altruisme et la force de la bienveillance. Cinq ans d'enquête font apparaître des signaux encourageants issus d'univers intellectuellement différents. L’ère du chacun pour soi est peut-être en train de s’éteindre. Changer est désormais une nécessité, voire une urgence.
"L’altruisme n’est ni une utopie ni un vœu pieux, mais une nécessité, voire une urgence", écrivez-vous…
On dit souvent qu’on peut se permettre l’altruisme quand tout va bien. Ou qu’il sied à un homme idéal qui ne correspond pas à la nature humaine. Or des études sérieuses ont montré que l’altruisme véritable existe. De plus, l’évolution montre que la coopération a été créative. La compétition existe, évidemment, mais la coopération a permis des progrès considérables, d’une grande complexité. Et, surtout, on a toujours eu besoin de vivre en harmonie avec les autres, et plus particulièrement aujourd’hui, avec l’augmentation de la population, qui induit des paramètres nouveaux. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que l’homme a un impact majeur sur l’avenir de la planète. Or l’altruisme doit nous permettre d’harmoniser les exigences sur les trois échelles de temps : court terme (notre vie personnelle, pour y garder la joie de vivre), moyen terme (avoir la satisfaction d’une vie qui vaut la peine d’être vécue) et long terme (nous interférons sur des changements qui se produiront de toute façon). La croissance soi-disant illimitée ne peut être illimitée par principe. Pour l’économiste américain Herman Daly, il n’y a que deux types de personnes qui pensent que la croissance peut être illimitée : les fous et les économistes. Une fois qu’on le sait, on peut viser une croissance qualitative, une harmonie durable.
Le plus grand défi de l’altruisme n’est-il pas dans le domaine de l’économie ?
Il y a un nombre croissant d’économistes qui pensent, à la suite de Dennis Tower, qu’on a suffisamment parlé de raison en économie et qu’on a désormais besoin du "care", de la solidarité, à cause des biens communs : la qualité de l’air, les réserves d’eau douce, la liberté, la démocratie. Il faut dépasser ses propres intérêts pour gérer les biens communs qui nous concernent tous. Amartya Sen, prix Nobel d’économie, dit qu’il faut maximiser les capacités. Joseph Stiglitz veut réduire les inégalités. Il y a un mouvement. L’homo economicus est mort, vive l’homo altericus !
Malgré le repli sur soi induit par la crise, il y aurait de quoi espérer ?
Il y a un repli sur soi pour se protéger d’une certaine façon, mais la vie de tous les jours est tissée d’actes de bienveillance. L’exemple de l’ouragan Katrina est à cet égard révélateur. Sur base de rumeurs, les médias ont parlé de viols, de pillages, de meurtres. A tel point que le gouverneur de la Louisiane a envoyé l’armée pour mettre de l’ordre, au lieu de secours. Or, il s’est avéré que ces rumeurs étaient fausses. Les gens qui prenaient de l’eau dans les supermarchés, c’était pour étancher la soif de leurs enfants, pour survivre. Le "New York Times" et le "Los Angeles Times" ont reconnu qu’ils avaient déformé la réalité. Ceux qui ont étudié les grandes catastrophes disent que les gens restent plutôt calmes, s’entraident dans une vaste majorité. La vraie panique, c’est être bloqué dans un cinéma en feu dont les issues de secours sont bloquées. Dans les situations extrêmes, le meilleur de nous-mêmes vient à la surface.
Ce livre vous a demandé cinq ans de rencontres, de recherches… Qu’est-ce qui vous a le plus interpellé ?
Le fait que la violence n’a cessé de décroître depuis cinq siècles. Ainsi, sur le front de bataille, lors de la Deuxième Guerre mondiale, seulement 15 % des soldats tiraient sur l’ennemi. Ce n’est pas qu’ils étaient peureux, mais ils aidaient les autres, tiraient en l’air ou à côté, faisaient semblant. Il faut le dire. Il y a aussi le fait que soit fausse l’idée selon laquelle les enfants sont égoïstes et que l’empathie n’arrive pas avant l’âge de 7 ans : dès 18 mois, les enfants sont extrêmement empathiques. Ils sont des coopérateurs inconditionnels jusqu’à l’âge de 5 ans. De même, E.O. Wilson, le père de la sociobiologie, qui pendant longtemps a été le grand défenseur des jeunes égoïstes, a admis s’être trompé, à 83 ans. Il a reconnu que la coopération a été beaucoup plus efficace. En l’apprenant, je me suis dit : ça y est, le dernier morceau du puzzle se met en place. Voir au fil de ces rencontres qu’aussi bien les psychologues que les économistes disent qu’il faut aller vers davantage de compassion : cela pointe intellectuellement de tant d’horizons différents qu’il y a une sorte de pression évolutive.
Ce qui se passe dans le monde animal est aussi interpellant…
J’ai longuement discuté avec Franz De Val : si les chimpanzés, les bonobos, les cochons sont capables d’actes empathiques, tiennent compte de la situation de l’autre, pourquoi pas les humains ? Il n’y a pas de discontinuité dans l’évolution, c’est un continuum : c’est donc normal que cela ait pris cent millions d’années, l’empathie ne nous est pas tombée du ciel d’un coup. De même, on s’est aperçu que les poissons peuvent imaginer la situation de l’autre, qu’ils ont des terminaisons nerveuses et des neurotransmetteurs qui leur font ressentir la douleur. Chez les mammifères, quand un dauphin est blessé, ses congénères peuvent se mettre à deux pour le maintenir à la surface de l’eau, jusqu’à dix jours de suite, pour ne pas qu’il s’asphyxie.
Vous rappelez combien a compté l’enseignement de vos maîtres : cette transmission ne manque-t-elle pas fondamentalement à notre époque ?
Mes maîtres spirituels ont donné sens à mon existence. Mais ce n’est pas applicable à tous d’aller passer quarante ans dans l’Himalaya. Ceci dit, la famille joue un rôle important. Les études en Afrique ont montré que, dans des sociétés communautaires, un jeune enfant qui naît est touché par vingt personnes dans les 24 h. C’est énorme pour l’empathie car l’enfant apprend à se relier émotionnellement aux autres. On a aussi montré que, dans une famille africaine, l’espérance de vie d’un enfant de cinq ans diminuait de 30 % si la grand-mère maternelle mourrait, alors que les conséquences étaient assez insignifiantes si c’était le père. Chez nous, les familles disloquées appauvrissent les échanges ainsi que la relation émotionnelle et empathique.
Entretien : Geneviève Simon
Dans son récent essai, le moine bouddhiste Matthieu Ricard plaide pour l’altruisme et la force de la bienveillance. Cinq ans d'enquête font apparaître des signaux encourageants issus d'univers intellectuellement différents. L’ère du chacun pour soi est peut-être en train de s’éteindre. Changer est désormais une nécessité, voire une urgence.
"L’altruisme n’est ni une utopie ni un vœu pieux, mais une nécessité, voire une urgence", écrivez-vous…
On dit souvent qu’on peut se permettre l’altruisme quand tout va bien. Ou qu’il sied à un homme idéal qui ne correspond pas à la nature humaine. Or des études sérieuses ont montré que l’altruisme véritable existe. De plus, l’évolution montre que la coopération a été créative. La compétition existe, évidemment, mais la coopération a permis des progrès considérables, d’une grande complexité. Et, surtout, on a toujours eu besoin de vivre en harmonie avec les autres, et plus particulièrement aujourd’hui, avec l’augmentation de la population, qui induit des paramètres nouveaux. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que l’homme a un impact majeur sur l’avenir de la planète. Or l’altruisme doit nous permettre d’harmoniser les exigences sur les trois échelles de temps : court terme (notre vie personnelle, pour y garder la joie de vivre), moyen terme (avoir la satisfaction d’une vie qui vaut la peine d’être vécue) et long terme (nous interférons sur des changements qui se produiront de toute façon). La croissance soi-disant illimitée ne peut être illimitée par principe. Pour l’économiste américain Herman Daly, il n’y a que deux types de personnes qui pensent que la croissance peut être illimitée : les fous et les économistes. Une fois qu’on le sait, on peut viser une croissance qualitative, une harmonie durable.
Le plus grand défi de l’altruisme n’est-il pas dans le domaine de l’économie ?
Il y a un nombre croissant d’économistes qui pensent, à la suite de Dennis Tower, qu’on a suffisamment parlé de raison en économie et qu’on a désormais besoin du "care", de la solidarité, à cause des biens communs : la qualité de l’air, les réserves d’eau douce, la liberté, la démocratie. Il faut dépasser ses propres intérêts pour gérer les biens communs qui nous concernent tous. Amartya Sen, prix Nobel d’économie, dit qu’il faut maximiser les capacités. Joseph Stiglitz veut réduire les inégalités. Il y a un mouvement. L’homo economicus est mort, vive l’homo altericus !
Malgré le repli sur soi induit par la crise, il y aurait de quoi espérer ?
Il y a un repli sur soi pour se protéger d’une certaine façon, mais la vie de tous les jours est tissée d’actes de bienveillance. L’exemple de l’ouragan Katrina est à cet égard révélateur. Sur base de rumeurs, les médias ont parlé de viols, de pillages, de meurtres. A tel point que le gouverneur de la Louisiane a envoyé l’armée pour mettre de l’ordre, au lieu de secours. Or, il s’est avéré que ces rumeurs étaient fausses. Les gens qui prenaient de l’eau dans les supermarchés, c’était pour étancher la soif de leurs enfants, pour survivre. Le "New York Times" et le "Los Angeles Times" ont reconnu qu’ils avaient déformé la réalité. Ceux qui ont étudié les grandes catastrophes disent que les gens restent plutôt calmes, s’entraident dans une vaste majorité. La vraie panique, c’est être bloqué dans un cinéma en feu dont les issues de secours sont bloquées. Dans les situations extrêmes, le meilleur de nous-mêmes vient à la surface.
Ce livre vous a demandé cinq ans de rencontres, de recherches… Qu’est-ce qui vous a le plus interpellé ?
Le fait que la violence n’a cessé de décroître depuis cinq siècles. Ainsi, sur le front de bataille, lors de la Deuxième Guerre mondiale, seulement 15 % des soldats tiraient sur l’ennemi. Ce n’est pas qu’ils étaient peureux, mais ils aidaient les autres, tiraient en l’air ou à côté, faisaient semblant. Il faut le dire. Il y a aussi le fait que soit fausse l’idée selon laquelle les enfants sont égoïstes et que l’empathie n’arrive pas avant l’âge de 7 ans : dès 18 mois, les enfants sont extrêmement empathiques. Ils sont des coopérateurs inconditionnels jusqu’à l’âge de 5 ans. De même, E.O. Wilson, le père de la sociobiologie, qui pendant longtemps a été le grand défenseur des jeunes égoïstes, a admis s’être trompé, à 83 ans. Il a reconnu que la coopération a été beaucoup plus efficace. En l’apprenant, je me suis dit : ça y est, le dernier morceau du puzzle se met en place. Voir au fil de ces rencontres qu’aussi bien les psychologues que les économistes disent qu’il faut aller vers davantage de compassion : cela pointe intellectuellement de tant d’horizons différents qu’il y a une sorte de pression évolutive.
Ce qui se passe dans le monde animal est aussi interpellant…
J’ai longuement discuté avec Franz De Val : si les chimpanzés, les bonobos, les cochons sont capables d’actes empathiques, tiennent compte de la situation de l’autre, pourquoi pas les humains ? Il n’y a pas de discontinuité dans l’évolution, c’est un continuum : c’est donc normal que cela ait pris cent millions d’années, l’empathie ne nous est pas tombée du ciel d’un coup. De même, on s’est aperçu que les poissons peuvent imaginer la situation de l’autre, qu’ils ont des terminaisons nerveuses et des neurotransmetteurs qui leur font ressentir la douleur. Chez les mammifères, quand un dauphin est blessé, ses congénères peuvent se mettre à deux pour le maintenir à la surface de l’eau, jusqu’à dix jours de suite, pour ne pas qu’il s’asphyxie.
Vous rappelez combien a compté l’enseignement de vos maîtres : cette transmission ne manque-t-elle pas fondamentalement à notre époque ?
Mes maîtres spirituels ont donné sens à mon existence. Mais ce n’est pas applicable à tous d’aller passer quarante ans dans l’Himalaya. Ceci dit, la famille joue un rôle important. Les études en Afrique ont montré que, dans des sociétés communautaires, un jeune enfant qui naît est touché par vingt personnes dans les 24 h. C’est énorme pour l’empathie car l’enfant apprend à se relier émotionnellement aux autres. On a aussi montré que, dans une famille africaine, l’espérance de vie d’un enfant de cinq ans diminuait de 30 % si la grand-mère maternelle mourrait, alors que les conséquences étaient assez insignifiantes si c’était le père. Chez nous, les familles disloquées appauvrissent les échanges ainsi que la relation émotionnelle et empathique.
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