Grand entretien
Fabrice Midal
Avant de vous passionner pour le bouddhisme, vous avez grandi dans la culture juive. Mais, avez-vous écrit, ce discours se fissurait à l’épreuve du réel. Aucun Dieu personnel n’était possible, pour vous, après la Shoah. Expliquez-nous pourquoi.
La Shoah, qui a scellé le sort de mes grands-parents, est un événement décisif dans mon chemin de pensée, dans ma vie et ma manière d’être. J’en suis hanté. Après ce séisme abyssal, plus rien de la pensée occidentale ne peut tenir de la même manière : on ne peut plus se contenter d’opposer la raison des instincts, le premier étant garant de notre humanité. Adolf Eichmann, ce haut fonctionnaire de l’Allemagne nazie qu’on a présenté naïvement comme un monstre, a déclaré lors de son procès avoir accompli son « devoir », au sens kantien du terme. Il a agi en calculant rationnellement comment mettre en œuvre la « solution finale », il n’a pas agi par un instinct de haine, mais comme le souligne Hannah Arendt, pris dans la « banalité du mal ». Cette crise de l’Occident nous impose de repenser à neuf l’éthique occidentale, et par exemple l’opposition entre le corps et la raison. Je crois que cette tâche est encore devant nous. Tout mon chemin consiste à repenser l’être de l’homme, à partir de cet effondrement, pour dessiner les contours d’une éthique plus originaire que celle mise en œuvre par la métaphysique. C’est d’autant plus urgent que certains aspects de notre monde sont encore marqués par l’idéologie nazie. Ainsi, par exemple, le discours biologique domine chaque jour davantage notre entente de l’être humain.
Comment se fait-il que, dès votre plus jeune âge, vous ayez cherché des réponses du côté du bouddhisme plutôt que dans l’éthique juive ?
Ce n’est pas un choix, j’ai la plus grande admiration pour l’éthique juive et je suis profondément marqué par cet héritage. Le judaïsme est ma provenance. Mais j’ai été comme appelé… Je me suis assis sur un coussin de méditation et j’ai senti que j’étais à la maison. Puis ce qui m’a frappé dans la tradition bouddhique, et plus particulièrement dans l’œuvre du génial Chögyam Trungpa, c’est de voir quelqu’un repenser entièrement sa religion pour en montrer la quintessence. Dès lors que, comme le dit Rainer Maria Rilke, « nos traditions ne sont plus que branches mortes que n’alimente plus l’énergie des racines », la seule possibilité est d’avoir un rapport direct à l’origine, à la source. Grâce à la méditation bouddhiste, j’ai touché à la racine qui permet de mieux aimer toutes les traditions religieuses. Enfin, la philosophie me semble devoir s’ouvrir à la pensée bouddhique, porteuse de nombreuses ressources précieuses.
La méditation, écrivez-vous, est la « provocation radicale de l’immensité ». Qu’entendez-vous par là ?
La pratique de la méditation - telle qu’elle m’a été transmise et telle qu’aujourd’hui je la transmets - est une provocation qui tente de faire jaillir en nous l’immensité la plus grande. Vous êtes peut-être surprise de mes propos, car aujourd’hui, on entend par méditation le contraire de ce qu’elle est. C’est-à-dire une manière de faire le vide dans sa tête et d’être moins stressé. Une forme de médiocrité soft pour nous rassurer. Or, la méditation est l’expérience la plus haute et la plus simple. Ce n’est pas une expérience de foi ou une voie réservée à une élite, ni même une ascèse, mais une mise en rapport avec l’ouverture du cœur, de l’esprit et de l’être. Tout être humain a déjà vécu cette ouverture en écoutant un morceau de musique, en marchant dans la rue et en étant touché par quelque chose qui nous met dans un rapport direct avec la réalité. On se retrouve alors à la crête de notre être, en rapport au monde. La méditation est donc un moyen de retrouver et de laisser être ces moments d’ouverture qui nous terrorisent, parce que nous ne les dominons pas.
Vous avez écrit que l’Occident était « victime de la légende du monde mort » et que la métaphysique est « un instrument de domination du monde ». C’est à ce constat que vous ont mené vos longues études de philosophie ?
Après beaucoup d’années de pratique du bouddhisme à l’intérieur de la tradition tibétaine, j’ai été frappé par la façon dont nous sommes tous manipulés par une idéologie dont nous n’avons pas conscience et qui nous fait croire que le monde est mort. Descartes nous permet de comprendre cet état en opposant la surface étendue et la substance pensante. Tout ce qui est étendu est à présent compris scientifiquement. Cette approche débouche peu à peu sur une conception d’un monde mort. Un exemple symptomatique : pour comprendre le vivant à l’école en quatrième, on nous montrait comment disséquer une souris. J’en garde un souvenir terrible. Ces souris vivantes qu’on endormait et qu’on disséquait… De la même manière, un arbre ne vaut rien, s’il faut le couper, ce n’est pas grave et s’il y a un risque à manger des vaches devenues folles, on en tue par milliers. Rien n’existe, tout est mort.
Comment s’est constituée cette légende ?
Ce serait un travail immense que de décrire l’histoire de la construction de cette légende. Friedrich Nietzsche, le premier, a montré que la métaphysique, par son « idéal ascétique », sa volonté de rationalité, n’est pas raisonnable et nie la grandeur de la vie. C’est aussi un des points forts de la pensée d’Edmund Husserl, tout particulièrement dans la Krisis, où il montre comment la science est devenue une forme de fétichisme du fait, qui oublie le regard que l’homme porte sur ces faits, c’est-à-dire sur l’acte ou le vécu par lequel ils accèdent aux faits. Nous n’habitons plus le monde, dit-il.
Vous avez « échappé » à un judaïsme qui n’était plus, selon vous, assez vivant grâce au bouddhisme. Puis c’est la poésie qui vous a, à son tour, sauvé du bouddhisme. Comment se fait-il que vous soyez à ce point travaillé par la question de la liberté ?
La vérité de l’être humain, c’est qu’il n’est jamais une fois pour toutes ce qu’il est. à un moment donné, je me suis rendu compte qu’en enseignant le bouddhisme, j’étais sur la pente de devenir une sorte de porte-parole du bouddhisme, répétant ce que disait la doctrine. L’élément d’aventure n’était plus présent. Nous ne sommes jamais déjà un homme, nous avons à le devenir, ça s’invente sans arrêt. Je ne suis jamais pleinement humain. Je suis souvent en deçà de mon humanité. Comme il faut apprendre à lire, à écrire, on doit apprendre à être. Il y a une provocation dans les textes sacrés à être humain, à aller au-delà des conventions. C’est aussi la parole du Christ dans les évangiles. La liberté est la seule possibilité de rester fidèle à la vérité spirituelle la plus haute, d’en garder l’élément de provocation.
La modernité implique, selon vous, une compréhension extrême de la liberté vis-à-vis de laquelle notre époque n’est pas à la hauteur. Que voulez-vous dire ?
La modernité est employée dans des sens contradictoires. Il me semble important de partir du fait que le mot « moderne » n’est pas un mot de philosophe, de politique, de sociologue mais de poète. Il arrive de manière véritablement pensée chez Friedrich Höderlin, Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud. Les trois comprennent que notre temps bascule dans un nouveau temps qui ne peut pas répéter les Grecs, comme l’a fait tout l’Occident jusque-là. Dans la modernité, votre chemin est à inventer. Paul Cézanne découvre picturalement ce que Rimbaud et les autres avaient eux aussi compris : le monde clos, fini de la perspective, où le tableau explose car il est une fenêtre sur le monde avec un point de fuite à l’image du roi et de Dieu, garantissant l’entièreté du réel. Le centre est désormais partout, chaque endroit du tableau est entièrement plein, vivant, comme dans un jeu de rapports constants où chacun peut devenir le centre. C’est l’espace démocratique pensé poétiquement. L’aventure moderne est donc une aventure de la liberté. Elle nous montre comment habiter un monde où la stabilité n’est pas donnée préalablement, où le chaos est reconnu. Ce monde troué, sans repères sûrs, est une chance. Ma conviction est que notre époque est heureuse si on est à la hauteur de ce qu’elle nous adresse, et malheureuse si nous nous y fermons, comme c’est trop souvent le cas.
C’est ce qu’illustre la peinture de Jackson Pollock à qui vous avez consacré un livre ?
Oui. Chez Pollock, chaque geste est une pensée d’une profondeur inouïe. Une leçon. Pollock témoigne d’un espace où le chaos n’est plus une menace… Pour nous Occidentaux, c’est très difficile à penser et pourtant urgent. L’instabilité n’a pas à être une menace, mais notre refus de la reconnaître est une catastrophe. Le monde n’est pas déjà là, une fois pour toutes, il s’établit à neuf, chaque fois. Si le tableau ancien est une fenêtre sur une partie du monde qu’elle représente, le tableau de Pollock est le monde tout entier, une sorte de mandala. Or, la plupart du temps, nous ne vivons pas dans le monde, privés que nous sommes de toute harmonie réelle, vivant comme dans un tunnel.
Martin Heidegger écrit que le philosophe nomme l’être tandis que le poète nomme le « sacré », au sens de ce qui est salutaire.
Jusqu’à lui, l’Occident a considéré que la poésie était inférieure à l’ordre de la pensée. Platon chassa le poète de la République - et nous pensons encore ainsi. La poésie, c’est sympathique mais inférieur à la politique, l’économie, la science. Heidegger est le penseur d’un séisme dans l’histoire de l’Occident, montrant que chacun est à un sommet : le philosophe nomme l’être, et la poésie le sacré. Je crois que la poésie seule peut nous sauver aujourd’hui ! Nous sommes menacés par le discours qui tourne à vide, obnubilé de ses seuls effets. Il faut retrouver une parole qui parle pour de bon ! Et la poésie a beaucoup à nous apprendre !
Est-ce en cela que la poésie est gardienne de la civilisation ?
Oui, contrairement aux intellectuels, mot chez moi de l’ignominie, de la barbarie. L’intellectuel, comme le dit Georges Bernanos, est par définition suspect : c’est un homme qui se donne lui-même ce titre en raison des connaissances et des diplômes qu’il possède, à l’inverse du savant, de l’artiste ou de l’écrivain, pour lesquels l’intelligence n’est pas une profession mais une vocation. L’intellectuel s’est toujours trompé politiquement et il continue à donner des leçons aux gens, animé par son seul arrivisme et par la haine. La poésie en revanche est porteuse d’une parole de vérité dont nous avons si intensément besoin. Les poètes dont je parle - Arthur Rimbaud, Paul Celan, Marina Tsvetaeva, Ossip Mandelstam - ont vécu une existence incroyablement tendue, dense, souvent douloureuse parce qu’elle était en rapport à la douleur du monde. Tout poète véritable descend, à l’instar d’Orphée, en enfer. Il ne donne pas de leçon, il témoigne. Voltaire affirmait que « les philosophes sont au-dessus des autres hommes », tandis que Mandelstam, l’un des plus grands poètes du XXe siècle, et qui mourut en camp stalinien en 1938, affirme peu avant de mourir que le poète est « l’ami de tout vivant sur Terre ».
Vous vous en prenez aussi, dans votre prochain livre, Pourquoi la poésie ?, à la culture…
La culture est comprise comme une chose accessoire, une sorte de supplément d’âme. Pourtant, un artiste véritable, c’est un séisme qui montre le monde sous un jour plus vrai. Qui nous fait nous redresser et nous permet enfin de respirer. Ce n’est pas quelqu’un qui exprime ses problèmes, ses sentiments. Il dit la vérité ! Bien sûr, il y a très peu de véritables poètes ! Mais notre impossibilité à les entendre nous précipite dans le gouffre !
Vous considérez-vous comme un médecin de la société à l’instar de Nietzsche ?
Au travers de notre histoire, à l’écoute des témoins spirituels et de poètes, dans un débat avec l’histoire de la philosophie, je tente de retrouver un chemin qui nous permette de retrouver une authentique dignité. Cela ne peut pas se faire sans un immense travail, sans un effort profond. Il nous faut ainsi mieux discerner l’obscurité de notre monde, sa barbarie, car c’est à ce prix que la lumière peut être retrouvée. Nous avons tous à faire ce travail au plus vif de notre existence. J’aime beaucoup la phrase de Rilke : « Les dragons ne sont peut-être que des princesses qui attendent d’être reconnues. » Si nous refusons les dragons, nous ne connaîtrons jamais les princesses. Voir les dragons qui nous menacent, voilà qui demande un esprit de finesse inouï !
Fabrice Midal
Avant de vous passionner pour le bouddhisme, vous avez grandi dans la culture juive. Mais, avez-vous écrit, ce discours se fissurait à l’épreuve du réel. Aucun Dieu personnel n’était possible, pour vous, après la Shoah. Expliquez-nous pourquoi.
La Shoah, qui a scellé le sort de mes grands-parents, est un événement décisif dans mon chemin de pensée, dans ma vie et ma manière d’être. J’en suis hanté. Après ce séisme abyssal, plus rien de la pensée occidentale ne peut tenir de la même manière : on ne peut plus se contenter d’opposer la raison des instincts, le premier étant garant de notre humanité. Adolf Eichmann, ce haut fonctionnaire de l’Allemagne nazie qu’on a présenté naïvement comme un monstre, a déclaré lors de son procès avoir accompli son « devoir », au sens kantien du terme. Il a agi en calculant rationnellement comment mettre en œuvre la « solution finale », il n’a pas agi par un instinct de haine, mais comme le souligne Hannah Arendt, pris dans la « banalité du mal ». Cette crise de l’Occident nous impose de repenser à neuf l’éthique occidentale, et par exemple l’opposition entre le corps et la raison. Je crois que cette tâche est encore devant nous. Tout mon chemin consiste à repenser l’être de l’homme, à partir de cet effondrement, pour dessiner les contours d’une éthique plus originaire que celle mise en œuvre par la métaphysique. C’est d’autant plus urgent que certains aspects de notre monde sont encore marqués par l’idéologie nazie. Ainsi, par exemple, le discours biologique domine chaque jour davantage notre entente de l’être humain.
Comment se fait-il que, dès votre plus jeune âge, vous ayez cherché des réponses du côté du bouddhisme plutôt que dans l’éthique juive ?
Ce n’est pas un choix, j’ai la plus grande admiration pour l’éthique juive et je suis profondément marqué par cet héritage. Le judaïsme est ma provenance. Mais j’ai été comme appelé… Je me suis assis sur un coussin de méditation et j’ai senti que j’étais à la maison. Puis ce qui m’a frappé dans la tradition bouddhique, et plus particulièrement dans l’œuvre du génial Chögyam Trungpa, c’est de voir quelqu’un repenser entièrement sa religion pour en montrer la quintessence. Dès lors que, comme le dit Rainer Maria Rilke, « nos traditions ne sont plus que branches mortes que n’alimente plus l’énergie des racines », la seule possibilité est d’avoir un rapport direct à l’origine, à la source. Grâce à la méditation bouddhiste, j’ai touché à la racine qui permet de mieux aimer toutes les traditions religieuses. Enfin, la philosophie me semble devoir s’ouvrir à la pensée bouddhique, porteuse de nombreuses ressources précieuses.
La méditation, écrivez-vous, est la « provocation radicale de l’immensité ». Qu’entendez-vous par là ?
La pratique de la méditation - telle qu’elle m’a été transmise et telle qu’aujourd’hui je la transmets - est une provocation qui tente de faire jaillir en nous l’immensité la plus grande. Vous êtes peut-être surprise de mes propos, car aujourd’hui, on entend par méditation le contraire de ce qu’elle est. C’est-à-dire une manière de faire le vide dans sa tête et d’être moins stressé. Une forme de médiocrité soft pour nous rassurer. Or, la méditation est l’expérience la plus haute et la plus simple. Ce n’est pas une expérience de foi ou une voie réservée à une élite, ni même une ascèse, mais une mise en rapport avec l’ouverture du cœur, de l’esprit et de l’être. Tout être humain a déjà vécu cette ouverture en écoutant un morceau de musique, en marchant dans la rue et en étant touché par quelque chose qui nous met dans un rapport direct avec la réalité. On se retrouve alors à la crête de notre être, en rapport au monde. La méditation est donc un moyen de retrouver et de laisser être ces moments d’ouverture qui nous terrorisent, parce que nous ne les dominons pas.
Vous avez écrit que l’Occident était « victime de la légende du monde mort » et que la métaphysique est « un instrument de domination du monde ». C’est à ce constat que vous ont mené vos longues études de philosophie ?
Après beaucoup d’années de pratique du bouddhisme à l’intérieur de la tradition tibétaine, j’ai été frappé par la façon dont nous sommes tous manipulés par une idéologie dont nous n’avons pas conscience et qui nous fait croire que le monde est mort. Descartes nous permet de comprendre cet état en opposant la surface étendue et la substance pensante. Tout ce qui est étendu est à présent compris scientifiquement. Cette approche débouche peu à peu sur une conception d’un monde mort. Un exemple symptomatique : pour comprendre le vivant à l’école en quatrième, on nous montrait comment disséquer une souris. J’en garde un souvenir terrible. Ces souris vivantes qu’on endormait et qu’on disséquait… De la même manière, un arbre ne vaut rien, s’il faut le couper, ce n’est pas grave et s’il y a un risque à manger des vaches devenues folles, on en tue par milliers. Rien n’existe, tout est mort.
Comment s’est constituée cette légende ?
Ce serait un travail immense que de décrire l’histoire de la construction de cette légende. Friedrich Nietzsche, le premier, a montré que la métaphysique, par son « idéal ascétique », sa volonté de rationalité, n’est pas raisonnable et nie la grandeur de la vie. C’est aussi un des points forts de la pensée d’Edmund Husserl, tout particulièrement dans la Krisis, où il montre comment la science est devenue une forme de fétichisme du fait, qui oublie le regard que l’homme porte sur ces faits, c’est-à-dire sur l’acte ou le vécu par lequel ils accèdent aux faits. Nous n’habitons plus le monde, dit-il.
Vous avez « échappé » à un judaïsme qui n’était plus, selon vous, assez vivant grâce au bouddhisme. Puis c’est la poésie qui vous a, à son tour, sauvé du bouddhisme. Comment se fait-il que vous soyez à ce point travaillé par la question de la liberté ?
La vérité de l’être humain, c’est qu’il n’est jamais une fois pour toutes ce qu’il est. à un moment donné, je me suis rendu compte qu’en enseignant le bouddhisme, j’étais sur la pente de devenir une sorte de porte-parole du bouddhisme, répétant ce que disait la doctrine. L’élément d’aventure n’était plus présent. Nous ne sommes jamais déjà un homme, nous avons à le devenir, ça s’invente sans arrêt. Je ne suis jamais pleinement humain. Je suis souvent en deçà de mon humanité. Comme il faut apprendre à lire, à écrire, on doit apprendre à être. Il y a une provocation dans les textes sacrés à être humain, à aller au-delà des conventions. C’est aussi la parole du Christ dans les évangiles. La liberté est la seule possibilité de rester fidèle à la vérité spirituelle la plus haute, d’en garder l’élément de provocation.
La modernité implique, selon vous, une compréhension extrême de la liberté vis-à-vis de laquelle notre époque n’est pas à la hauteur. Que voulez-vous dire ?
La modernité est employée dans des sens contradictoires. Il me semble important de partir du fait que le mot « moderne » n’est pas un mot de philosophe, de politique, de sociologue mais de poète. Il arrive de manière véritablement pensée chez Friedrich Höderlin, Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud. Les trois comprennent que notre temps bascule dans un nouveau temps qui ne peut pas répéter les Grecs, comme l’a fait tout l’Occident jusque-là. Dans la modernité, votre chemin est à inventer. Paul Cézanne découvre picturalement ce que Rimbaud et les autres avaient eux aussi compris : le monde clos, fini de la perspective, où le tableau explose car il est une fenêtre sur le monde avec un point de fuite à l’image du roi et de Dieu, garantissant l’entièreté du réel. Le centre est désormais partout, chaque endroit du tableau est entièrement plein, vivant, comme dans un jeu de rapports constants où chacun peut devenir le centre. C’est l’espace démocratique pensé poétiquement. L’aventure moderne est donc une aventure de la liberté. Elle nous montre comment habiter un monde où la stabilité n’est pas donnée préalablement, où le chaos est reconnu. Ce monde troué, sans repères sûrs, est une chance. Ma conviction est que notre époque est heureuse si on est à la hauteur de ce qu’elle nous adresse, et malheureuse si nous nous y fermons, comme c’est trop souvent le cas.
C’est ce qu’illustre la peinture de Jackson Pollock à qui vous avez consacré un livre ?
Oui. Chez Pollock, chaque geste est une pensée d’une profondeur inouïe. Une leçon. Pollock témoigne d’un espace où le chaos n’est plus une menace… Pour nous Occidentaux, c’est très difficile à penser et pourtant urgent. L’instabilité n’a pas à être une menace, mais notre refus de la reconnaître est une catastrophe. Le monde n’est pas déjà là, une fois pour toutes, il s’établit à neuf, chaque fois. Si le tableau ancien est une fenêtre sur une partie du monde qu’elle représente, le tableau de Pollock est le monde tout entier, une sorte de mandala. Or, la plupart du temps, nous ne vivons pas dans le monde, privés que nous sommes de toute harmonie réelle, vivant comme dans un tunnel.
Martin Heidegger écrit que le philosophe nomme l’être tandis que le poète nomme le « sacré », au sens de ce qui est salutaire.
Jusqu’à lui, l’Occident a considéré que la poésie était inférieure à l’ordre de la pensée. Platon chassa le poète de la République - et nous pensons encore ainsi. La poésie, c’est sympathique mais inférieur à la politique, l’économie, la science. Heidegger est le penseur d’un séisme dans l’histoire de l’Occident, montrant que chacun est à un sommet : le philosophe nomme l’être, et la poésie le sacré. Je crois que la poésie seule peut nous sauver aujourd’hui ! Nous sommes menacés par le discours qui tourne à vide, obnubilé de ses seuls effets. Il faut retrouver une parole qui parle pour de bon ! Et la poésie a beaucoup à nous apprendre !
Est-ce en cela que la poésie est gardienne de la civilisation ?
Oui, contrairement aux intellectuels, mot chez moi de l’ignominie, de la barbarie. L’intellectuel, comme le dit Georges Bernanos, est par définition suspect : c’est un homme qui se donne lui-même ce titre en raison des connaissances et des diplômes qu’il possède, à l’inverse du savant, de l’artiste ou de l’écrivain, pour lesquels l’intelligence n’est pas une profession mais une vocation. L’intellectuel s’est toujours trompé politiquement et il continue à donner des leçons aux gens, animé par son seul arrivisme et par la haine. La poésie en revanche est porteuse d’une parole de vérité dont nous avons si intensément besoin. Les poètes dont je parle - Arthur Rimbaud, Paul Celan, Marina Tsvetaeva, Ossip Mandelstam - ont vécu une existence incroyablement tendue, dense, souvent douloureuse parce qu’elle était en rapport à la douleur du monde. Tout poète véritable descend, à l’instar d’Orphée, en enfer. Il ne donne pas de leçon, il témoigne. Voltaire affirmait que « les philosophes sont au-dessus des autres hommes », tandis que Mandelstam, l’un des plus grands poètes du XXe siècle, et qui mourut en camp stalinien en 1938, affirme peu avant de mourir que le poète est « l’ami de tout vivant sur Terre ».
Vous vous en prenez aussi, dans votre prochain livre, Pourquoi la poésie ?, à la culture…
La culture est comprise comme une chose accessoire, une sorte de supplément d’âme. Pourtant, un artiste véritable, c’est un séisme qui montre le monde sous un jour plus vrai. Qui nous fait nous redresser et nous permet enfin de respirer. Ce n’est pas quelqu’un qui exprime ses problèmes, ses sentiments. Il dit la vérité ! Bien sûr, il y a très peu de véritables poètes ! Mais notre impossibilité à les entendre nous précipite dans le gouffre !
Vous considérez-vous comme un médecin de la société à l’instar de Nietzsche ?
Au travers de notre histoire, à l’écoute des témoins spirituels et de poètes, dans un débat avec l’histoire de la philosophie, je tente de retrouver un chemin qui nous permette de retrouver une authentique dignité. Cela ne peut pas se faire sans un immense travail, sans un effort profond. Il nous faut ainsi mieux discerner l’obscurité de notre monde, sa barbarie, car c’est à ce prix que la lumière peut être retrouvée. Nous avons tous à faire ce travail au plus vif de notre existence. J’aime beaucoup la phrase de Rilke : « Les dragons ne sont peut-être que des princesses qui attendent d’être reconnues. » Si nous refusons les dragons, nous ne connaîtrons jamais les princesses. Voir les dragons qui nous menacent, voilà qui demande un esprit de finesse inouï !
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