La tradition des dalaï-lamas : du souverain local au moine Nobel
Philippe Cornu
La liberté du peuple tibétain et l’enseignement bouddhique : les défis de l’actuel dalaï-lama dépassent les fonctions traditionnelles des incarnations successives d’Avalokiteshvara.
Qui donc s’étonne encore de voir la figure énergique et lumineuse du dalaï-lama apparaître régulièrement dans les médias ? Il est une personnalité internationale si familière que peu d’entre nous s’interrogent sur le destin inédit du dirigeant spirituel et temporel d’un pays asiatique lointain, étrange et mythique, comme le Tibet peut l’être encore dans notre imaginaire. Car si le tourisme, l’actualité et les reportages ont rendu le Pays des Neiges plus « réel » à nos yeux, il n’en reste pas moins l’objet d’images fantasmées. Ainsi, la figure du dalaï-lama revêt chez nous ce double visage : celui conféré par un imaginaire daté qui l’enveloppe de mystère et de puissance occulte – faisant de lui un souverain théocratique – et celui du prix Nobel de la paix, sympathique star spirituelle moderne engagée dans les débats de société contemporains et animée d’un esprit altruiste et altermondialiste.
Comment concilier ces deux images ?
Cette dualité de représentation reflète l’écart évident entre l’institution traditionnelle des dalaï-lamas et le rôle international de Tenzin Gyatso, 14e du titre. Jusqu’à peu, le dalaï-lama n’était, aux yeux du monde, que l’obscur et inaccessible souverain religieux d’un pays fermé. Aux yeux des Tibétains au contraire, il était à la fois le lumineux chef spirituel du bouddhisme tibétain et le souverain du pays. On ne peut comprendre ce statut singulier qu’en remontant dans l’histoire du Tibet, marquée dès ses débuts par l’importance du religieux. Entre le VIIe et le VIIIe siècle, alors que le Tibet était une grande puissance asiatique impériale, le bouddhisme devint la religion officielle et l’on prit l’habitude de considérer les souverains comme des incarnations de grands êtres spirituels compatissants, les bodhisattva. L’empereur Songtsen Gampo (569-650), l’introducteur du bouddhisme, fut ainsi reconnu comme l’incarnation d’Avalokiteshvara, le bodhisattva de la compassion.
Après l’effondrement de la dynastie au milieu du IXe siècle, le Tibet traversa une période obscure de morcellement politique, et ce n’est qu’au XIe siècle que les écoles bouddhiques institutionnalisées émergèrent avec la fondation de monastères et de grandes lignées spirituelles. Les plus fortes d’entre elles, au gré des alliances avec les clans nobles locaux et les Mongols, ont alors régné, et pendant quelques siècles des hiérarques des écoles Sakyapa et Kagyüpa se succédèrent au pouvoir. Fondée au début du XVe siècle par Tsongkhapa, l’école Gelugpa finit par triompher de ses rivales grâce à l’intervention des armées mongoles de Güshi Khan, et son représentant spirituel le plus respecté, Ngawang Lobsang Gyatso (1617-1682), est intronisé en 1642, devenant le Grand 5e dalaï-lama – le premier à régner politiquement sur le Tibet (1).
Des incarnations inégales
Reconnus comme des manifestations successives d’Avalokiteshvara, les dalaï-lamas se plaçaient ainsi dans un lien de continuité avec Songtsen Gampo, l’empereur-symbole des débuts du bouddhisme au Tibet, ce qui légitimait leur statut à la tête de l’État tout en leur conférant une grande aura spirituelle. Le Grand 5e se révéla un grand mystique visionnaire et un homme politique avisé, mais ses incarnations suivantes eurent moins de chance. Le 6e dalaï lama, plus mystique et poète que politique, fut déposé par les Mongols et disparu dans des circonstances troubles ; le 7e fut surtout religieux et les incarnations suivantes furent remplacées par des régents.
En revanche, Thubten Gyatso, le 13e dalaï-lama, fut un grand homme, tant par sa spiritualité que par son sens aigu des réalités. Or les conditions du Tibet, alors convoité par les Anglais, les Russes et les Chinois, étaient déjà devenues précaires : il fallait tout à la fois ouvrir le pays, lui offrir une visibilité diplomatique en affirmant son indépendance, réformer et moderniser les infrastructures et l’armée. Épaulé par Tsarong, ministre réformiste, Thubten Gyatso tenta de faire bouger les choses. Mais c’était compter sans l’opposition des moines à toute ouverture et sans la duplicité anglaise qui refusa de reconnaître l’indépendance du Tibet par rapport à la Chine, empêchant le Tibet s’entrer à la SDN. La Chine nationaliste, bien que ses représentants officiels (ambans) aient été expulsés, poursuivit ses manœuvres en tentant de dresser le panchen-lama, l’autre grand maître spirituel du Tibet, contre le dalaï-lama. À sa mort (1933), le 13e dalaï-lama laissa un testament lucide et prémonitoire quant aux périls qui guettaient le Tibet.
Tenzin Gyatso, le moine Nobel
Tenzin Gyatso, né en 1935, hérite donc de cette situation : modernisation et réformes en échec, pas de reconnaissance internationale et armée vétuste. Enfant, il constate impuissant les intrigues politiques des moines et des ministres et l’arriération du pays. Tout en poursuivant ses études monastiques, sa curiosité insatiable l’incite, dans ses rares loisirs, à s’intéresser de près à l’Occident, à ses techniques, et à décrypter le monde moderne qui cerne le pays.
Face à la menace chinoise, il va devoir réaliser au plus tôt les réformes voulues par son prédécesseur. Mais il est déjà trop tard et il n’a pas les pleins pouvoirs. À peine intronisé (1954), il tente de négocier avec Mao Zedong, mais la révolte éclate au Kham oriental occupé par les troupes chinoises. Contraint à l’exil en Inde en 1959 à la tête de plus de 100 000 réfugiés, dépossédé de son trône, Tenzin Gyatso se révèle alors un homme aux capacités exceptionnelles et à la grande force morale. Ayant pris la mesure du bouleversement historique qui opère, il va rebondir pour sauver ce qui pouvait l’être. Sans se décourager, il s’attèle à la tâche : organiser les camps de réfugiés et l’éducation des enfants, mais aussi sauvegarder le patrimoine spirituel et culturel du Tibet. Comment ? En profitant de l’aura conférée par son titre pour prendre son bâton de pèlerin et parcourir le monde là où on l’invite.
Direct et chaleureux, homme de cœur sincère mais aussi brillant érudit bouddhiste et pratiquant spirituel accompli, ce « simple moine » n’a guère de mal à susciter la sympathie et le respect de ses interlocuteurs. Ce capital humain, il le met au service de deux grandes causes : la liberté de son peuple et l’enseignement bouddhique. Les défis qu’il affronte dépassent de loin la fonction traditionnelle des dalaï-lamas, mais sa réputation de maître spirituel et sa lucidité politique lui sont d’un grand secours. Aujourd’hui, le dalaï-lama a renoncé officiellement à son pouvoir, le gouvernement en exil s’étant doté d’un parlement démocratiquement élu. L’éthique de la compassion, la responsabilité universelle, l’environnement, le dialogue interreligieux et avec les sciences comptent parmi les sujets qu’il affectionne. Mais la médaille a aussi son revers : une faction religieuse tibétaine conteste son autorité spirituelle et des détracteurs tentent d’écorner sa réputation d’homme intègre. Quant à la Chine, elle ne perd aucune occasion de rappeler à l’ordre les gouvernants disposés à le recevoir officiellement.
Tenzin Gyatso n’est cependant pas homme à se laisser abattre. Retiré de la politique, il n’en poursuit pas moins son combat non violent. Mais après son départ, qui donc prendra la relève pour rappeler au monde oublieux l’existence d’une culture en péril et l’urgence d’un monde plus éthique ?
(1 ) Rappelons que les deux premiers dalaï-lamas ne portèrent pas le titre de leur vivant, et que le 3e, Sönam Gyatso le reçut des Mongols. Le 4e naquit lui-même en Mongolie et renforça les liens entre le Tibet et son pays d’origine.
Philippe Cornu est chargé de cours en bouddhisme à l’INALCO et à l’UCL (Louvain-la-Neuve), et auteur de l’essai Le bouddhisme, une philosophie du bonheur ? (Seuil, 2013).
Philippe Cornu
La liberté du peuple tibétain et l’enseignement bouddhique : les défis de l’actuel dalaï-lama dépassent les fonctions traditionnelles des incarnations successives d’Avalokiteshvara.
Qui donc s’étonne encore de voir la figure énergique et lumineuse du dalaï-lama apparaître régulièrement dans les médias ? Il est une personnalité internationale si familière que peu d’entre nous s’interrogent sur le destin inédit du dirigeant spirituel et temporel d’un pays asiatique lointain, étrange et mythique, comme le Tibet peut l’être encore dans notre imaginaire. Car si le tourisme, l’actualité et les reportages ont rendu le Pays des Neiges plus « réel » à nos yeux, il n’en reste pas moins l’objet d’images fantasmées. Ainsi, la figure du dalaï-lama revêt chez nous ce double visage : celui conféré par un imaginaire daté qui l’enveloppe de mystère et de puissance occulte – faisant de lui un souverain théocratique – et celui du prix Nobel de la paix, sympathique star spirituelle moderne engagée dans les débats de société contemporains et animée d’un esprit altruiste et altermondialiste.
Comment concilier ces deux images ?
Cette dualité de représentation reflète l’écart évident entre l’institution traditionnelle des dalaï-lamas et le rôle international de Tenzin Gyatso, 14e du titre. Jusqu’à peu, le dalaï-lama n’était, aux yeux du monde, que l’obscur et inaccessible souverain religieux d’un pays fermé. Aux yeux des Tibétains au contraire, il était à la fois le lumineux chef spirituel du bouddhisme tibétain et le souverain du pays. On ne peut comprendre ce statut singulier qu’en remontant dans l’histoire du Tibet, marquée dès ses débuts par l’importance du religieux. Entre le VIIe et le VIIIe siècle, alors que le Tibet était une grande puissance asiatique impériale, le bouddhisme devint la religion officielle et l’on prit l’habitude de considérer les souverains comme des incarnations de grands êtres spirituels compatissants, les bodhisattva. L’empereur Songtsen Gampo (569-650), l’introducteur du bouddhisme, fut ainsi reconnu comme l’incarnation d’Avalokiteshvara, le bodhisattva de la compassion.
Après l’effondrement de la dynastie au milieu du IXe siècle, le Tibet traversa une période obscure de morcellement politique, et ce n’est qu’au XIe siècle que les écoles bouddhiques institutionnalisées émergèrent avec la fondation de monastères et de grandes lignées spirituelles. Les plus fortes d’entre elles, au gré des alliances avec les clans nobles locaux et les Mongols, ont alors régné, et pendant quelques siècles des hiérarques des écoles Sakyapa et Kagyüpa se succédèrent au pouvoir. Fondée au début du XVe siècle par Tsongkhapa, l’école Gelugpa finit par triompher de ses rivales grâce à l’intervention des armées mongoles de Güshi Khan, et son représentant spirituel le plus respecté, Ngawang Lobsang Gyatso (1617-1682), est intronisé en 1642, devenant le Grand 5e dalaï-lama – le premier à régner politiquement sur le Tibet (1).
Des incarnations inégales
Reconnus comme des manifestations successives d’Avalokiteshvara, les dalaï-lamas se plaçaient ainsi dans un lien de continuité avec Songtsen Gampo, l’empereur-symbole des débuts du bouddhisme au Tibet, ce qui légitimait leur statut à la tête de l’État tout en leur conférant une grande aura spirituelle. Le Grand 5e se révéla un grand mystique visionnaire et un homme politique avisé, mais ses incarnations suivantes eurent moins de chance. Le 6e dalaï lama, plus mystique et poète que politique, fut déposé par les Mongols et disparu dans des circonstances troubles ; le 7e fut surtout religieux et les incarnations suivantes furent remplacées par des régents.
En revanche, Thubten Gyatso, le 13e dalaï-lama, fut un grand homme, tant par sa spiritualité que par son sens aigu des réalités. Or les conditions du Tibet, alors convoité par les Anglais, les Russes et les Chinois, étaient déjà devenues précaires : il fallait tout à la fois ouvrir le pays, lui offrir une visibilité diplomatique en affirmant son indépendance, réformer et moderniser les infrastructures et l’armée. Épaulé par Tsarong, ministre réformiste, Thubten Gyatso tenta de faire bouger les choses. Mais c’était compter sans l’opposition des moines à toute ouverture et sans la duplicité anglaise qui refusa de reconnaître l’indépendance du Tibet par rapport à la Chine, empêchant le Tibet s’entrer à la SDN. La Chine nationaliste, bien que ses représentants officiels (ambans) aient été expulsés, poursuivit ses manœuvres en tentant de dresser le panchen-lama, l’autre grand maître spirituel du Tibet, contre le dalaï-lama. À sa mort (1933), le 13e dalaï-lama laissa un testament lucide et prémonitoire quant aux périls qui guettaient le Tibet.
Tenzin Gyatso, le moine Nobel
Tenzin Gyatso, né en 1935, hérite donc de cette situation : modernisation et réformes en échec, pas de reconnaissance internationale et armée vétuste. Enfant, il constate impuissant les intrigues politiques des moines et des ministres et l’arriération du pays. Tout en poursuivant ses études monastiques, sa curiosité insatiable l’incite, dans ses rares loisirs, à s’intéresser de près à l’Occident, à ses techniques, et à décrypter le monde moderne qui cerne le pays.
Face à la menace chinoise, il va devoir réaliser au plus tôt les réformes voulues par son prédécesseur. Mais il est déjà trop tard et il n’a pas les pleins pouvoirs. À peine intronisé (1954), il tente de négocier avec Mao Zedong, mais la révolte éclate au Kham oriental occupé par les troupes chinoises. Contraint à l’exil en Inde en 1959 à la tête de plus de 100 000 réfugiés, dépossédé de son trône, Tenzin Gyatso se révèle alors un homme aux capacités exceptionnelles et à la grande force morale. Ayant pris la mesure du bouleversement historique qui opère, il va rebondir pour sauver ce qui pouvait l’être. Sans se décourager, il s’attèle à la tâche : organiser les camps de réfugiés et l’éducation des enfants, mais aussi sauvegarder le patrimoine spirituel et culturel du Tibet. Comment ? En profitant de l’aura conférée par son titre pour prendre son bâton de pèlerin et parcourir le monde là où on l’invite.
Direct et chaleureux, homme de cœur sincère mais aussi brillant érudit bouddhiste et pratiquant spirituel accompli, ce « simple moine » n’a guère de mal à susciter la sympathie et le respect de ses interlocuteurs. Ce capital humain, il le met au service de deux grandes causes : la liberté de son peuple et l’enseignement bouddhique. Les défis qu’il affronte dépassent de loin la fonction traditionnelle des dalaï-lamas, mais sa réputation de maître spirituel et sa lucidité politique lui sont d’un grand secours. Aujourd’hui, le dalaï-lama a renoncé officiellement à son pouvoir, le gouvernement en exil s’étant doté d’un parlement démocratiquement élu. L’éthique de la compassion, la responsabilité universelle, l’environnement, le dialogue interreligieux et avec les sciences comptent parmi les sujets qu’il affectionne. Mais la médaille a aussi son revers : une faction religieuse tibétaine conteste son autorité spirituelle et des détracteurs tentent d’écorner sa réputation d’homme intègre. Quant à la Chine, elle ne perd aucune occasion de rappeler à l’ordre les gouvernants disposés à le recevoir officiellement.
Tenzin Gyatso n’est cependant pas homme à se laisser abattre. Retiré de la politique, il n’en poursuit pas moins son combat non violent. Mais après son départ, qui donc prendra la relève pour rappeler au monde oublieux l’existence d’une culture en péril et l’urgence d’un monde plus éthique ?
(1 ) Rappelons que les deux premiers dalaï-lamas ne portèrent pas le titre de leur vivant, et que le 3e, Sönam Gyatso le reçut des Mongols. Le 4e naquit lui-même en Mongolie et renforça les liens entre le Tibet et son pays d’origine.
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