Chade-Meng Tan est l’ingénieur qui a introduit la méditation chez Google il y a 7 ans, à travers un protocole nommé « Search Inside Yourself ». Cette formation a donné naissance à un livre, aujourd’hui traduit en français, Connectez-vous à vous-même*, présenté lors d’une conférence le 29 avril à Paris. L’occasion d’un entretien croisé entre l’auteur et le moine bouddhiste Matthieu Ricard.
Fabrice Midal, directeur de collection chez Belfond et éditeur du livre en France introduisait ainsi cette conférence : « Aujourd’hui, la méditation s’est beaucoup démocratisée. Et si elle fait son entrée dans l’entreprise, c’est que chacun sent qu’elle pourrait nous aider, que la souffrance au travail est devenue réelle ; dépression et burn-out témoignent d’une réalité préoccupante. Il dépend de chacun de nous que la méditation soit bénéfique, qu’elle nous aide à regagner notre humanité ou, qu’au contraire, elle soit instrumentalisée, défigurée comme un gadget qui, loin de desserrer la violence sociale, ne ferait que la renforcer. »
Par amitié pour le jeune ingénieur, Matthieu Ricard a accepté de jouer les interprètes. L’occasion pour Le Monde des Religions d’un entretien entre ces deux figures a priori si éloignées. « Ce n’est pas difficile d’être ami avec Meng, déclare d’emblée Matthieu Ricard. C’est tellement drôle d’être avec lui ! Meng a réussi à trouver un discours qui ne rebute pas le monde des affaires et, sous son ton plaisantin, se révèlent des vérités extrêmement profondes. »
Matthieu Ricard, comment avez-vous rencontré Meng ?
Matthieu Ricard : Meng m’a invité à venir chez Google pour donner une conférence (un Google Ted Talk). Quand j’ai passé la porte, il y avait deux grands panneaux : Meng avec les présidents et Meng avec les non-présidents. J’ai tout de suite été interpellé par ce drôle de personnage qui se surnomme lui-même « le joyeux luron » !
Chad-Meng Tan : Il y a 40 ans, Google n’existait pas, c’est pourquoi Matthieu est devenu bouddhiste dans l’Himalaya !
M. R. : J’ai ensuite découvert que Meng travaillait pour 1 dollar par an chez Google ; ayant eu la chance d’être parmi les premiers employés Google, il pouvait à présent se dédier à des activités qui lui tenait à cœur. De mon côté, je suis investi dans quelque 130 projets humanitaires au sein de l’association Karuna, dont les cliniques mobiles en Inde. Sachant cela, Meng a organisé une soirée pour les employés de Google et a levé 100 000 euros.
Meng, vous dites que la méditation a changé votre vie. Vous êtes passé de l’esprit d’ingénieur introverti et timide à l’esprit d’ouverture. Depuis quand pratiquez-vous la méditation ?
C.-M. T. : En 1991, j’étais à l’université de Singapour quand j’ai assisté à l’enseignement d’une nonne américaine, la vénérable Sangye Khadro. Pendant sa causerie, elle a parlé de l’esprit. La seule manière d’aborder les souffrances est de travailler avec l’esprit. « Tout est dans l’entraînement de l’esprit », a-t-elle déclaré. Soudain, tout a pris sens pour moi ! J’ai entièrement compris. Je me souviens qu’à ce moment précis, j’ai décidé de devenir bouddhiste. Depuis lors, je pratique la méditation.
M. R. : Personnellement, cela fait longtemps que j’essaie de méditer et quand Meng dit qu’il médite 10 secondes par heure, je trouve qu’il exagère ; et pourtant, en réalité, cela a du sens ! Dix secondes toutes les heures vous connectent à la pratique et crée un flot continu.
Meng, pensez-vous qu’il faille beaucoup pratiquer avant de comprendre la méditation ?
C.-M. T. : Oui, c’est très important. Par exemple, il faut attendre environ 100 minutes de pratique avant de pouvoir observer les effets bénéfiques de la méditation, mais il faut 1 000 heures de pratique avant de développer un talent pour cela et 10 000 heures avant de devenir un maître ! Je demande aux instructeurs de méditation de mon programme d’avoir pratiqué au moins 2 000 heures avant de commencer à enseigner car ainsi, je sais qu’ils ont une vraie compréhension de la méditation.
En quoi consiste la méditation ?
C.-M. T. : La première chose que nous entraînons est l’attention ; moment après moment, une attention sans jugement. Il s’agit d’être capable, à la demande, de rendre notre esprit plus posé, plus calme. Vous portez votre attention sur votre souffle pendant 10 secondes, et quand votre esprit part, vous le ramenez sur le souffle. Comment cela peut-il être bénéfique ? C’est comme la bicyclette, à chaque fois que vous en faites, vous musclez vos cuisses et vos jambes. À chaque fois que vous travaillez votre attention, que vous la ramenez quand vous êtes distrait, vous améliorez progressivement la qualité de votre attention et développez votre cortex. Cet exercice a une implication directe sur notre santé, notre succès, notre beauté. Parce qu’il augmente notre capacité intellectuelle, diminue notre stress, notre dépression.
Et l’intelligence émotionnelle, qu’est-ce ?
C.-M. T. : Il existe deux façons de réagir : il y a le rationnel, et il y a l’instinct, qui est important car il nous donne un accès direct aux signaux qui nous sont envoyés par la situation, l’environnement. L’attention au corps développe directement le cortex cérébral. En s’entraînant, comme on se muscle, une partie de cette pleine conscience va nous permettre d’être connecté à ces réactions viscérales qu’on masque la plupart du temps. À force d’affiner cette attention, on découvre que toutes nous émotions sont incorporées et donnent des signaux ; si vous êtes aveugles à ces signaux, vous passez à côté, au lieu d’affiner votre intelligence émotionnelle.
Comment la notion de bienveillance fait-elle partie intégrante de votre programme ?
C.-M. T. : Quand nous avons imaginé et conçu le programme Search Inside Yourself, nous l’avons basé sur les talents naturels de tout un chacun. Le premier talent naturel est la bienveillance. Sur le plan cognitif : penser au bien d’autrui, le souhaiter. Au niveau émotionnel : sentir physiquement la chaleur quand on veut le bien d’autrui. Nous avons pris en compte le développement des capacités (l’attention, l’intelligence émotionnelle, la relation humaine). La bienveillance enrichit la qualité du lien social. Il y a une résonance affective, une contagion émotionnelle, consciente ou inconsciente, qui crée un lien facile pour être ensemble et accomplir des choses ensemble. De plus, la bienveillance est bonne pour votre âme. Si on cultive en soi la pleine conscience, le calme, nous développons une forme de joie qui n’est pas liée aux sensations et conditions extérieures ou dépendantes d’elles. Quand votre esprit est calme, vous avez un accès direct à la source de joie, et vous distinguez les plaisirs naturels de ceux qui sont égotiques. Vous vous ouvrez davantage à autrui. Si vous pratiquez la bienveillance et l’attention, vous m’aimerez davantage. Si vous m’aimez davantage, je vais me sentir aimé et vais avoir envie d’aimer en retour. On crée un cercle vertueux.
Vous qui enseignez la méditation en entreprise, comment définiriez-vous un bon manager, un bon patron ?
C.-M. T. : Les très grands leaders sont rares. Nelson Mandala ou Abraham Lincoln sont des exemples éloquents d’humilité personnelle et d’ambition illimitée pour tous. Si nous regardons bien à qui nous avons eu affaire, il y a des gens avec qui nous travaillons que nous admirons. Ils ne pensent pas qu’à eux, ils essaient de travailler dur pour l’ensemble de l’entreprise. Ils sont plus nombreux qu’on ne le pense. Les meilleurs managers marquent les mémoires.
Cela a-t-il été simple d’imposer la méditation chez Google ? Comment travaillez-vous avec les ingénieurs ?
C.-M. T. : Je suis surpris du peu de résistance que j’ai rencontré chez Google. Les gens sont ouverts aux nouvelles idées. Les plus réticents sont les ingénieurs. Ils n’y croient pas. C’est pourquoi pendant le premier cours, qui dure 2 heures, la première chose que je fais est d’aligner les preuves scientifiques. Le deuxième cours consiste en une journée entière dédiée à la pleine conscience et 100% d’entre eux reviennent !
La deuxième chose importante est d’adapter le langage aux ingénieurs. Vous ne pouvez pas leur dire : « Plongeons en profondeur dans nos émotions » ou « Descendez lentement et en douceur au cœur de vos émotions ». De leur point de vue, c’est un truc de hippies ! Je leur dis plutôt : « Nous allons procéder à un examen en haute résolution de nos images émotionnelles. » Voilà qui est précis pour un ingénieur ! Nous devons aussi expliquer en détail ce que nous faisons, et les résultats que nous obtenons. Cela n’avait aucun sens a priori qu’un ingénieur élabore un programme sur l’intelligence émotionnelle, mais justement, le fait que la méthodologie soit issue d’un esprit d’ingénieur nous permet d’être réellement connectés à notre entreprise.
Avec les tensions économiques actuelles et le spectre du chômage, il semblerait que les méthodes en entreprise soient parfois devenues très brutales, voire que certaines attitudes perverses soient plus courantes qu’avant. Comment faire avec cela ?
M. R. : Oui, c’est ce qu’on appelle « les psychopathes en cravate », qui présentent tous les symptômes des psychopathes enfermés en maison de santé. C’est un réel problème dans l’entreprise, car la seule différence est qu’ils ne vont pas jusqu’au crime, bien que symboliquement ils ne soient pas en reste !
C.-M. T. : Deux solutions : la petite solution et la grande solution. Comportez-vous avec les psychopathes comme avec les autres, avec bienveillance. Pourquoi y-a-t-il tant de psychopathes chez les managers ? Je pense qu’il faudra une, voire deux générations pour endiguer ce phénomène, et pour que la bienveillance essaime de manière visible. Une fois de plus, le parallèle avec le sport peut être fait : il a fallu plusieurs générations pour intégrer que l’exercice physique est normal. Il en sera de même pour la pleine conscience. C’est une question de changement de culture ; quand on aura compris pourquoi certains vont mieux, ont des choix plus posés, plus sages, ont plus d’espace intérieur, de meilleures relations humaines, cela fera tâche d’huile. Mais attention : pratiquer l’attention ou la bienveillance ne veut pas dire que vous acceptez tout et n’importe quoi. Il ne s’agit pas de passivité. Si vous stoppez quelqu’un qui est prêt à mal agir, vous sauvez deux personnes : la victime potentielle et le bourreau. Enrayer ce processus, voilà la vraie compassion.
M. R. : Les études ont montré qu’il faut être deux pour se confronter. Nous voulions voir la physiologie de la confrontation entre deux personnes (sudation, expressions faciales – dégoût, colère… – au 30e de seconde, rythme cardiaque…). Pour cela, les chercheurs ont choisi la personne plus difficile de Berkeley pour la confronter à moi. Ça s’est très bien passé ! Le personnage difficile, ne trouvant aucune résistance, a déclaré : « Je n’arrive pas à me disputer avec ce type-là ! » Souvent, l’agressivité répond à l’agressivité et pourtant, la meilleure chose à faire est de ne plus cultiver cette agression, c’est désarmant. Si l’un des deux cesse de faire la guerre, l’agressivité finit par se calmer. Cela peut prendre un peu de temps, mais au moins vous êtes en paix avec vous-même !
Quel est votre rapport à la religion ?
C.-M. T. : Je ne prie pas. Mais je pense que prier est parler à Dieu et méditer, c’est laisser Dieu vous parler. Autrement dit : méditer, c’est écouter. Si l’on définit la spiritualité correctement, c’est aller au-delà du moi, de l’égocentrisme, ce qui a une grande valeur d’un point de vue séculier.
M. R. : Dans le bouddhisme, la prière est une aspiration et non une demande au Bouddha. Une profonde aspiration à réaliser ne serait-ce qu’un centième de l’esprit de sagesse des grands maîtres comme Dilgo Khyentse ou le dalaï-lama. La méditation, l’entraînement de l’esprit, c’est se familiariser avec l’aspect le plus fondamental de notre conscience. Cette présence éveillée au fond de toutes nos pensées, cela est de l’ordre de la contemplation. Le dalaï-lama dit toujours qu’il y a la science bouddhiste, la philosophie bouddhiste et la pratique bouddhiste (la religion). Ce qui est prouvé par la science bouddhiste est vrai pour tous. Nous avons tous le même esprit. Il n’y a aucune raison de rester attaché à cela.
Meng, vous dites que vous êtes bouddhiste. Avez-vous un maître spirituel ?
C.-M. T. : Oui, mon maître est le Bouddha. Je n’ai pas d’autres maîtres, tous ceux que j’ai pu rencontrer ou auprès de qui j’ai appris étaient une évocation du Bouddha.
Fabrice Midal, directeur de collection chez Belfond et éditeur du livre en France introduisait ainsi cette conférence : « Aujourd’hui, la méditation s’est beaucoup démocratisée. Et si elle fait son entrée dans l’entreprise, c’est que chacun sent qu’elle pourrait nous aider, que la souffrance au travail est devenue réelle ; dépression et burn-out témoignent d’une réalité préoccupante. Il dépend de chacun de nous que la méditation soit bénéfique, qu’elle nous aide à regagner notre humanité ou, qu’au contraire, elle soit instrumentalisée, défigurée comme un gadget qui, loin de desserrer la violence sociale, ne ferait que la renforcer. »
Par amitié pour le jeune ingénieur, Matthieu Ricard a accepté de jouer les interprètes. L’occasion pour Le Monde des Religions d’un entretien entre ces deux figures a priori si éloignées. « Ce n’est pas difficile d’être ami avec Meng, déclare d’emblée Matthieu Ricard. C’est tellement drôle d’être avec lui ! Meng a réussi à trouver un discours qui ne rebute pas le monde des affaires et, sous son ton plaisantin, se révèlent des vérités extrêmement profondes. »
Matthieu Ricard, comment avez-vous rencontré Meng ?
Matthieu Ricard : Meng m’a invité à venir chez Google pour donner une conférence (un Google Ted Talk). Quand j’ai passé la porte, il y avait deux grands panneaux : Meng avec les présidents et Meng avec les non-présidents. J’ai tout de suite été interpellé par ce drôle de personnage qui se surnomme lui-même « le joyeux luron » !
Chad-Meng Tan : Il y a 40 ans, Google n’existait pas, c’est pourquoi Matthieu est devenu bouddhiste dans l’Himalaya !
M. R. : J’ai ensuite découvert que Meng travaillait pour 1 dollar par an chez Google ; ayant eu la chance d’être parmi les premiers employés Google, il pouvait à présent se dédier à des activités qui lui tenait à cœur. De mon côté, je suis investi dans quelque 130 projets humanitaires au sein de l’association Karuna, dont les cliniques mobiles en Inde. Sachant cela, Meng a organisé une soirée pour les employés de Google et a levé 100 000 euros.
Meng, vous dites que la méditation a changé votre vie. Vous êtes passé de l’esprit d’ingénieur introverti et timide à l’esprit d’ouverture. Depuis quand pratiquez-vous la méditation ?
C.-M. T. : En 1991, j’étais à l’université de Singapour quand j’ai assisté à l’enseignement d’une nonne américaine, la vénérable Sangye Khadro. Pendant sa causerie, elle a parlé de l’esprit. La seule manière d’aborder les souffrances est de travailler avec l’esprit. « Tout est dans l’entraînement de l’esprit », a-t-elle déclaré. Soudain, tout a pris sens pour moi ! J’ai entièrement compris. Je me souviens qu’à ce moment précis, j’ai décidé de devenir bouddhiste. Depuis lors, je pratique la méditation.
M. R. : Personnellement, cela fait longtemps que j’essaie de méditer et quand Meng dit qu’il médite 10 secondes par heure, je trouve qu’il exagère ; et pourtant, en réalité, cela a du sens ! Dix secondes toutes les heures vous connectent à la pratique et crée un flot continu.
Meng, pensez-vous qu’il faille beaucoup pratiquer avant de comprendre la méditation ?
C.-M. T. : Oui, c’est très important. Par exemple, il faut attendre environ 100 minutes de pratique avant de pouvoir observer les effets bénéfiques de la méditation, mais il faut 1 000 heures de pratique avant de développer un talent pour cela et 10 000 heures avant de devenir un maître ! Je demande aux instructeurs de méditation de mon programme d’avoir pratiqué au moins 2 000 heures avant de commencer à enseigner car ainsi, je sais qu’ils ont une vraie compréhension de la méditation.
En quoi consiste la méditation ?
C.-M. T. : La première chose que nous entraînons est l’attention ; moment après moment, une attention sans jugement. Il s’agit d’être capable, à la demande, de rendre notre esprit plus posé, plus calme. Vous portez votre attention sur votre souffle pendant 10 secondes, et quand votre esprit part, vous le ramenez sur le souffle. Comment cela peut-il être bénéfique ? C’est comme la bicyclette, à chaque fois que vous en faites, vous musclez vos cuisses et vos jambes. À chaque fois que vous travaillez votre attention, que vous la ramenez quand vous êtes distrait, vous améliorez progressivement la qualité de votre attention et développez votre cortex. Cet exercice a une implication directe sur notre santé, notre succès, notre beauté. Parce qu’il augmente notre capacité intellectuelle, diminue notre stress, notre dépression.
Et l’intelligence émotionnelle, qu’est-ce ?
C.-M. T. : Il existe deux façons de réagir : il y a le rationnel, et il y a l’instinct, qui est important car il nous donne un accès direct aux signaux qui nous sont envoyés par la situation, l’environnement. L’attention au corps développe directement le cortex cérébral. En s’entraînant, comme on se muscle, une partie de cette pleine conscience va nous permettre d’être connecté à ces réactions viscérales qu’on masque la plupart du temps. À force d’affiner cette attention, on découvre que toutes nous émotions sont incorporées et donnent des signaux ; si vous êtes aveugles à ces signaux, vous passez à côté, au lieu d’affiner votre intelligence émotionnelle.
Comment la notion de bienveillance fait-elle partie intégrante de votre programme ?
C.-M. T. : Quand nous avons imaginé et conçu le programme Search Inside Yourself, nous l’avons basé sur les talents naturels de tout un chacun. Le premier talent naturel est la bienveillance. Sur le plan cognitif : penser au bien d’autrui, le souhaiter. Au niveau émotionnel : sentir physiquement la chaleur quand on veut le bien d’autrui. Nous avons pris en compte le développement des capacités (l’attention, l’intelligence émotionnelle, la relation humaine). La bienveillance enrichit la qualité du lien social. Il y a une résonance affective, une contagion émotionnelle, consciente ou inconsciente, qui crée un lien facile pour être ensemble et accomplir des choses ensemble. De plus, la bienveillance est bonne pour votre âme. Si on cultive en soi la pleine conscience, le calme, nous développons une forme de joie qui n’est pas liée aux sensations et conditions extérieures ou dépendantes d’elles. Quand votre esprit est calme, vous avez un accès direct à la source de joie, et vous distinguez les plaisirs naturels de ceux qui sont égotiques. Vous vous ouvrez davantage à autrui. Si vous pratiquez la bienveillance et l’attention, vous m’aimerez davantage. Si vous m’aimez davantage, je vais me sentir aimé et vais avoir envie d’aimer en retour. On crée un cercle vertueux.
Vous qui enseignez la méditation en entreprise, comment définiriez-vous un bon manager, un bon patron ?
C.-M. T. : Les très grands leaders sont rares. Nelson Mandala ou Abraham Lincoln sont des exemples éloquents d’humilité personnelle et d’ambition illimitée pour tous. Si nous regardons bien à qui nous avons eu affaire, il y a des gens avec qui nous travaillons que nous admirons. Ils ne pensent pas qu’à eux, ils essaient de travailler dur pour l’ensemble de l’entreprise. Ils sont plus nombreux qu’on ne le pense. Les meilleurs managers marquent les mémoires.
Cela a-t-il été simple d’imposer la méditation chez Google ? Comment travaillez-vous avec les ingénieurs ?
C.-M. T. : Je suis surpris du peu de résistance que j’ai rencontré chez Google. Les gens sont ouverts aux nouvelles idées. Les plus réticents sont les ingénieurs. Ils n’y croient pas. C’est pourquoi pendant le premier cours, qui dure 2 heures, la première chose que je fais est d’aligner les preuves scientifiques. Le deuxième cours consiste en une journée entière dédiée à la pleine conscience et 100% d’entre eux reviennent !
La deuxième chose importante est d’adapter le langage aux ingénieurs. Vous ne pouvez pas leur dire : « Plongeons en profondeur dans nos émotions » ou « Descendez lentement et en douceur au cœur de vos émotions ». De leur point de vue, c’est un truc de hippies ! Je leur dis plutôt : « Nous allons procéder à un examen en haute résolution de nos images émotionnelles. » Voilà qui est précis pour un ingénieur ! Nous devons aussi expliquer en détail ce que nous faisons, et les résultats que nous obtenons. Cela n’avait aucun sens a priori qu’un ingénieur élabore un programme sur l’intelligence émotionnelle, mais justement, le fait que la méthodologie soit issue d’un esprit d’ingénieur nous permet d’être réellement connectés à notre entreprise.
Avec les tensions économiques actuelles et le spectre du chômage, il semblerait que les méthodes en entreprise soient parfois devenues très brutales, voire que certaines attitudes perverses soient plus courantes qu’avant. Comment faire avec cela ?
M. R. : Oui, c’est ce qu’on appelle « les psychopathes en cravate », qui présentent tous les symptômes des psychopathes enfermés en maison de santé. C’est un réel problème dans l’entreprise, car la seule différence est qu’ils ne vont pas jusqu’au crime, bien que symboliquement ils ne soient pas en reste !
C.-M. T. : Deux solutions : la petite solution et la grande solution. Comportez-vous avec les psychopathes comme avec les autres, avec bienveillance. Pourquoi y-a-t-il tant de psychopathes chez les managers ? Je pense qu’il faudra une, voire deux générations pour endiguer ce phénomène, et pour que la bienveillance essaime de manière visible. Une fois de plus, le parallèle avec le sport peut être fait : il a fallu plusieurs générations pour intégrer que l’exercice physique est normal. Il en sera de même pour la pleine conscience. C’est une question de changement de culture ; quand on aura compris pourquoi certains vont mieux, ont des choix plus posés, plus sages, ont plus d’espace intérieur, de meilleures relations humaines, cela fera tâche d’huile. Mais attention : pratiquer l’attention ou la bienveillance ne veut pas dire que vous acceptez tout et n’importe quoi. Il ne s’agit pas de passivité. Si vous stoppez quelqu’un qui est prêt à mal agir, vous sauvez deux personnes : la victime potentielle et le bourreau. Enrayer ce processus, voilà la vraie compassion.
M. R. : Les études ont montré qu’il faut être deux pour se confronter. Nous voulions voir la physiologie de la confrontation entre deux personnes (sudation, expressions faciales – dégoût, colère… – au 30e de seconde, rythme cardiaque…). Pour cela, les chercheurs ont choisi la personne plus difficile de Berkeley pour la confronter à moi. Ça s’est très bien passé ! Le personnage difficile, ne trouvant aucune résistance, a déclaré : « Je n’arrive pas à me disputer avec ce type-là ! » Souvent, l’agressivité répond à l’agressivité et pourtant, la meilleure chose à faire est de ne plus cultiver cette agression, c’est désarmant. Si l’un des deux cesse de faire la guerre, l’agressivité finit par se calmer. Cela peut prendre un peu de temps, mais au moins vous êtes en paix avec vous-même !
Quel est votre rapport à la religion ?
C.-M. T. : Je ne prie pas. Mais je pense que prier est parler à Dieu et méditer, c’est laisser Dieu vous parler. Autrement dit : méditer, c’est écouter. Si l’on définit la spiritualité correctement, c’est aller au-delà du moi, de l’égocentrisme, ce qui a une grande valeur d’un point de vue séculier.
M. R. : Dans le bouddhisme, la prière est une aspiration et non une demande au Bouddha. Une profonde aspiration à réaliser ne serait-ce qu’un centième de l’esprit de sagesse des grands maîtres comme Dilgo Khyentse ou le dalaï-lama. La méditation, l’entraînement de l’esprit, c’est se familiariser avec l’aspect le plus fondamental de notre conscience. Cette présence éveillée au fond de toutes nos pensées, cela est de l’ordre de la contemplation. Le dalaï-lama dit toujours qu’il y a la science bouddhiste, la philosophie bouddhiste et la pratique bouddhiste (la religion). Ce qui est prouvé par la science bouddhiste est vrai pour tous. Nous avons tous le même esprit. Il n’y a aucune raison de rester attaché à cela.
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