Qu'est-ce que le "petit véhicule" ?... L’opposition entre un « Petit » et un « Grand » « Véhicules » est extrêmement courante dans le bouddhisme, aujourd’hui, tant en Asie qu’en Occident. Très souvent, on utilise aussi l’expression de « Petit Véhicule » pour désigner l’école Theravâda, la plus ancienne des écoles bouddhistes actuelles, présente dans toute l’Asie du sud-est, alors que les écoles qui se sont implantées et développées dans le reste de l’Asie (Extrême-orient, Himalaya ou Asie centrale) se réclament, elles, du « Grand Véhicule ».
L’emploi de l’expression « Grand Véhicule » ne pose a priori aucun problème, mais il n’en va pas de même pour celui de « Petit Véhicule », qui se révèle nettement péjoratif. De plus, malgré certaines permanences, la définition qui en a été donnée a varié au cours des siècles et s’est différenciée dans ses emplois, notamment entre l’Extrême-Orient et l’aire tibétaine. Elle masque aussi, en partie, des réalités historiques dont on a souvent sous-estimé l’importance et la valeur - et les chercheurs occidentaux, dans ce domaine, ne sont pas exempts d’une certaine responsabilité…
Les emplois actuels de l’expression de « Petit Véhicule » relèvent en fait d’une grande confusion, qui mêle des définitions et des usages d’époques et de lieux différents, et procède à des assimilations souvent tout à fait surprenantes. Une approche historique et systématique devrait permettre de lever certaines des ambiguïtés les plus flagrantes et de débrouiller l’écheveau des significations comme des emplois les plus abusifs. C’est ce que cet article se propose de tenter...
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Pour en finir avec le "petit véhicule"...
par Dominique Trotignon, Directeur de l'UBE
Le terme " yâna " dans le canon ancienLe terme yâna apparaît peu dans le canon ancien et il est généralement employé dans son sens matériel de « char », « chariot », « voiture » : quand le jeune prince Siddharta sort de son palais et effectue les « Quatre rencontres » qui vont décider de sa carrière spirituelle, c’est en yâna – en char – qu’il se déplace, en compagnie de son cocher.
Yâna apparaît cependant, quoique rarement, dans le sens de « enseignement du Bouddha », selon une image traditionnelle en Inde qui compare les maîtres spirituels à des « passeurs de gué », des « conducteurs », faisant passer les êtres, grâce à un radeau ou un autre quelconque « véhicule », au-delà du « fleuve » du samsâra (le cycle des naissances et des morts) jusqu’à « l’autre rive » bienheureuse du nirvâna.
Il se présente alors sous la forme de « eka-yâna » (unique, eka, véhicule, yâna) afin de signifier qu’il est le seul enseignement capable de mener réellement au-delà du samsâra, par opposition à l’enseignement des autres maîtres spirituels qui, eux, ne sont pas efficaces en cette matière.
Dans cette littérature ancienne, il n’est jamais question d’opposer un « petit » et un « grand » véhicule. Pourtant, les écoles anciennes vont distinguer trois voies d’accès menant à l’Eveil, à la bodhi : celle des « Auditeurs » ou sâvaka (sk. srâvaka), celle des « buddha-par-eux-mêmes » ou pacceka-buddha (sk. pratyeka-buddha) et celle des « Etres d’Eveil » ou bodhisatta (sk. bodhisattva), cette dernière étant la seule qui mène à l’Eveil des « Eveillés parfaitement accomplis » (sammasam-buddha ; sk. samyaksam- buddha). Cependant, les trois termes ici associés à bodhi n’ont pas leur correspondant avec le terme yâna. On ne parle pas encore d’un « Véhicule des bodhisattva » ou d’un « Véhicule des buddha-par-eux-mêmes »…
En effet, par définition, la voie qui mène à la pacceka-bodhi ne saurait s’enseigner car elle constitue l’aboutissement d’un cheminement solitaire, dans une période où aucun enseignement du Dharma n’est accessible. Aucune école bouddhiste ne peut donc enseigner ou transmettre une telle voie, un tel yâna. De la même manière, un bodhisatta, futur sammasam-buddha, chemine lui aussi dans la solitude, renonçant même à mettre en pratique l’enseignement des buddha qu’il peut rencontrer au cours de ses nombreuses vies successives, car il se doit de retrouver le chemin qui mène au plein Eveil par ses propres efforts, sans aide et sans guide, par sa propre pratique solitaire des pârami (sk. pâramitâ).
Un seul yâna est donc enseignable : l’eka-yâna qu’entendent les Auditeurs (sâvaka). Un seul buddha est capable de l’enseigner : le sammasam-buddha. Le paccekka-buddha, quant à lui, reste silencieux et ne reçoit aucun enseignement. Et les sâvaka-buddha ne font que transmettre et « répéter » l’enseignement parfait d’un sammasam-buddha.
Apparition du terme " hîna-yâna "A peine un siècle après la disparition du Bouddha, ses disciples s’interrogèrent sur la manière exacte dont celui-ci était parvenu à l’Eveil : quel avait été son cheminement de bodhisattva (« être promis à l’Eveil »), au cours de ses nombreuses vies antérieures ? Surtout : avait-il cheminé seul, sans recevoir d’enseignement et en découvrant par lui-même ce qu’il avait ensuite transmis à ses disciples ou, au contraire, avait-il été auditeur de l’enseignement de Bouddhas plus anciens, rencontrés au cours de sa « carrière de bodhisattva » ?
Sur ce point, les textes n’étaient pas très clairs... Les plus nombreux affirmaient qu’il avait cheminé seul - et ce parcours solitaire, extraordinaire, expliquait ses capacités insignes d’enseignant. Mais deux ou trois textes, qui figuraient aussi dans le canon conservé pieusement par la Communauté, affirmaient qu’il avait rencontré des Bouddhas du temps passé qui l’avaient enseigné... Objectivement, rien ne permettait de trancher en faveur de l’une ou de l’autre version, il s’agissait de choisir en fonction de son « intime conviction » ! La communauté se sépara en deux courants distincts...
Pour les uns, il n’existait qu’un seul enseignement possible : celui que le Bouddha, après son parcours solitaire, avait transmis à ses « auditeurs » (sravâka) et qui proposait de suivre une voie monastique, celle des « Anciens » (Sthavira en sanskrit ; le terme « Ancien » désigne un grade monastique correspondant à dix ans d’ordination). Ce courant fut donc appelé la « Voie des Anciens » (Sthavira-vâda). Pour les autres, il existait plusieurs enseignements, non seulement celui délivré aux futurs moines, mais aussi celui que le Bouddha avait reçu de ses prédécesseurs, réservé à ceux qui s’engageaient, comme lui, sur la « Voie des bodhisattva ». Ceux-là, qui se trouvèrent en majorité, s’appelèrent la « Grande Assemblée » (Mahâ-samghîka). Les uns et les autres considéraient ainsi qu’il n’existait qu’un seul enseignement, un seul Véhicule (eka-yâna) : celui qu’ils transmettaient eux-mêmes...
Sans qu’on sache exactement comment cette idée s’est répandue, on constate qu’elle connut un succès certain car on la retrouve à l’origine même des sûtra dits du « Grand Véhicule » (mahâ-yâna).
En effet, les plus anciens textes qui se présentent sous cette appellation - le « Sûtra de la pousse de riz » ou les sûtra de la « Perfection de Sagesse » (prajñâpâramitâ-sûtra) - mettent en scène des bodhisattva recevant un enseignement du Bouddha Sâkyamuni ou en délivrant un eux-mêmes à l’intention de ses disciples, situation qui ne se rencontre jamais dans les textes du canon ancien. Du coup, la voie du bodhisattva est présentée comme une voie, un enseignement, un yâna qui peuvent, eux aussi, s’enseigner et se transmettre.
Les disciples du Bouddha auraient dès lors deux possibilités : soit continuer de s’engager dans la Voie des Auditeurs, soit choisir de suivre la voie du bodhisattva, beaucoup plus difficile mais aussi beaucoup plus « intéressante » pour le salut de tous les êtres.
Cette controverse met en évidence un changement de paradigme important.
A époque ancienne, c’est le Bouddha après son Eveil qui constitue l’unique modèle à suivre ; il est l’exemple même du bhikshu, le renonçant « sans foyer » qui pratique la discipline (vinaya) et développe l’attention à chaque instant, bien qu’il ait déjà atteint l’Eveil ; il exprime sa compassion en délivrant son propre enseignement et par l’exemplarité de son mode de vie de bhikshu.
Or, au fil des siècles, on valorisera de plus en plus le bodhisattva, dans son cheminement avant l’Eveil. Celui-ci est souvent présenté comme un « maître de maison », engagé dans la vie sociale, œuvrant au bien d’autrui en même temps qu’il travaille à sa propre libération. Dans ce cas, sa compassion s’exprime par l’aide active qu’il apporte à tous, en usant des « moyens habiles » qui amènent les gens ordinaires à s’engager sur la même voie que lui, et par l’enseignement qu’il a reçu et qu’il transmet à son tour, même s’il n’a pas encore atteint le plein Eveil.
Précisons cependant que, dans le cadre du canon ancien, il n’est ni « utile » ni « raisonnable » que de nombreuses personnes s’engagent dans cette voie difficile du bodhisattva puisqu’il « suffit » d’un seul Bouddha par ère cosmique (kalpa) pour satisfaire aux besoins d’enseignement de l’ensemble de l’humanité de cette période… De plus, si tout le monde s’engageait sur cette voie du bodhisattva, plus personne n’aurait besoin d’enseignement puisque chacun cheminerait en solitaire, et la samyaksam-bodhi – qui se caractérise par les qualités exceptionnelles d’enseignant qu’elle accorde au Bouddha – n’aurait plus aucune fonction ni utilité !
Une autre évolution importante - qui privilégiera cette fois nettement le bodhisattva-yâna au détriment du srâvaka-yâna - a été développée notamment dans le sûtra du « Lotus de la Bonne Loi », dans lequel il est dit que le srâvaka-yâna et le pratyeka-yâna ont été enseignés pour ceux qui n’ont que de faibles capacités, alors que le bodhisattva-yâna s’adresse à des êtres d’exception.
Le texte violemment polémique du « sûtra du Lotus » radicalise une hiérarchie entre les hommes, selon leurs capacités, qui existait déjà dans les textes plus anciens. Mais, alors que le Bouddha reconnaissait que tous ne pouvaient comprendre son enseignement de la même manière (selon la célèbre parabole des lotus) et proclamait en conséquence un Dharma « aux 84.000 portes d’entrée », il était censé grâce à cela avoir enseigné pour tous, sans exception. Aussi l’enseignement contenu dans les sûtra était-il considéré comme complet, « sans rien de caché dans le poing fermé du maître », « bon en son début, en son milieu et en sa fin, de sens clair dans la lettre et dans l’esprit ».
Le « sûtra du Lotus », de même que le « sûtra de l’enseignement de Vimalakîrti » (Vimalakîrti-nirdesa-sûtra), tout aussi polémique... développent l’idée d’une hiérarchisation des yâna, nouvelle, qui suppose l’existence d’un enseignement « réservé », qui n’avait pas été divulgué auparavant. Elle permet d’affirmer d’autant plus l’opposition entre un « Grand Véhicule » ou mahâ-yâna (qui désignera alors le seul bodhisattva-yâna) face à un « Petit Véhicule » ou hîna-yâna (mettant sur le même niveau, de ce point de vue, les deux autres yâna, celui des Auditeurs et celui des Buddha-par-eux-mêmes) : puisque le bodhisattva-yâna peut être enseigné et qu’il est bien évidemment supérieur aux deux autres, il paraît alors totalement ridicule de se contenter d’une forme de yâna « inférieure » (hîna), tout juste bonne pour les moins capables !
Car le terme hîna est alors employé dans son sens littéral de « inférieur », « moindre », « méprisable ». En effet, la traduction de ce terme par « petit » est relativement récente et relève d’un euphémisme… Si mâha exprime l’idée de « grand » en tant que quantité, il s’oppose alors au terme cula, « petit » – alors que hîna est « petit » comme quand on dit de quelqu’un qu’il a l’esprit « petit », c’est-à-dire « mesquin » par opposition à la « grandeur d’âme ».
La réalité quotidienne au sein des écoles indiennesAu cours de leur développement, les écoles du Mahâyâna insisteront de plus en plus sur la sagesse et l’omniscience développée lors du plein Eveil, plutôt que sur la Libération du samsâra, que vivent aussi les arhat, lors de l’« extinction définitive » (pari-nirvâna). Le nirvâna n’est plus alors conçu comme une réalité « autre », mais bien plutôt comme la vision juste du samsâra, ce qui permet aux buddha d’y poursuivre leur œuvre sans en être prisonniers. Cette vision juste est liée à l’enseignement de la « vacuité universelle » de tous les phénomènes.
L'emploi de l'expression de « petit véhicule » ne met alors plus seulement en exergue un mode de cheminement jusqu’à la Libération, mais aussi un type de Sagesse moins développée, non omnisciente, qui incite l’arhat à sortir du samsâra plutôt qu’à y œuvrer au salut de tous les êtres. Elle stigmatisera aussi de cette manière une école du bouddhisme ancien, le Sarvâstivâda – principal contradicteur des écoles du Mahâyâna – qui soutenait la thèse de l’existence ultime des phénomènes (dharma).
Car la vacuité universelle des phénomènes est ce qui permet, au sein de l'école philosophique du Mahâyâna, de poser l'équivalence ultime du samsâra et du nirvâna et, donc, la possibilité pour le Buddha d'y oeuvrer en « bipède » - un pied dans le samsâra, un pied dans le nirvâna... Le terme hinayâna vise désormais, aussi, un certain système philosophique qui sous-tend la motivation et la pratique des disciples du Bouddha !
Pour accepter une telle perspective, il convient cependant de toujours agréer l’idée que le bodhisattva peut recevoir un enseignement, ce que refuseront nombre d’écoles, qui s’en tiendront donc au seul srâvaka-yâna... Pour d’autres, l’étude et la mise en pratique des deux voies pourra être possible, chaque bhikshu étant alors libre de choisir l’une ou l’autre en fonction de son engagement personnel. D’autre part, certaines écoles nouvelles se créeront, privilégiant seulement le bodhisattva-yâna ; elles revendiqueront alors le nom d’écoles du Mahâ-yâna.
Cette situation perdurera pendant de nombreux siècles en Inde, comme en témoigneront notamment les pèlerins chinois.
Hiuan Tsang, au VIIe siècle après J.-C., dénombre près de 700 monastères enseignant les deux voies en même temps, pour 1.000 transmettant seulement l’enseignement du mahâ-yâna et plus de 1.300 l’enseignement du seul srâvaka-yâna.
Du reste, pour un autre pèlerin chinois comme I-Tsing, toujours au VIIe siècle, la séparation entre hînayâna et mahâyâna n’a que peu de valeur. La seule distinction qu’il voit se résume pour lui au fait que les tenants du mahâyâna « lisent les mahâyâna-sûtra et font des cultes aux bodhisattva » avant d’ajouter que, de toute façon, « l’un et l’autre mènent au nirvâna », ce qui pour lui est l’essentiel ! De son côté, Hiuan-Tsang décrira ainsi les deux groupes : « Les partisans du Grand et du Petit véhicule forment deux classes à part. Les uns [hînayâna] méditent en silence et, soit en marchant, soit en repos, tiennent leur esprit immobile et font abstraction du monde ; les autres [mahâyâna] diffèrent tout à fait de ceux-ci par leurs disputes orageuses. »
Une telle distinction aura tendance, finalement, à prévaloir : le terme hînayâna désignera ceux qui accordent une plus grande attention à la discipline monastique alors que les tenants du mahâyâna seront animateurs de débats philosophiques et considérés comme plus ouverts à la vie laïque. Les deux termes définiront ainsi davantage une manière de vivre et d’enseigner le Dharma bouddhique, plutôt qu’un type de cheminement jusqu’à l’Eveil.
Dans le quotidien des institutions bouddhistes indiennes, hînayâna et mahâyâna n’ont déjà plus le sens qu’ils avaient dans les sûtra…
Il est cependant important de noter que, jamais, le terme ne désigne une école en particulier, cette notion étant généralement rendue par le terme vâda (« doctrine exposée », parfois aussi traduit par « voie ») que l’on retrouve dans de nombreux noms d’écoles anciennes : Sthavira-vâda, Sarvâsti-vâda, Pudgala-vâda, etc. De plus, des écoles comme celle des Mahâsânghika pouvait, tout en acceptant les mahâyâna-sûtra dans leur canon, continuer de prôner l’enseignement du srâvaka-yâna et l’idéal de l’arhat…
C’est dire que le terme est d’un emploi plutôt complexe et diversement nuancé !
Les " yâna " tels que présentés en Extrême-Orient...
En contexte chinois, surtout influencé par la littérature du Mahâyâna, le terme hinâyâna sera employé à double titre, pratique et philosophique : il fera référence au mode de vie du bhikshu et à l’enseignement des « Quatre Nobles Vérités » et de la « Co-production conditionnée », socle doctrinal des écoles du bouddhisme ancien, qu’étudient ceux qui visent l’état d’arhat. Par opposition, le Grand Véhicule s’adresse aux bodhisattva qui visent le plein Eveil et l’omniscience des Bouddhas parfaitement accomplis, grâce à l’enseignement de la « Vacuité » (sûnyatâ).
Pour les écoles proprement chinoises, qui se développent surtout à partir du ve siècle de notre ère, le choix entre ces deux « Véhicules » finira par être exclusif. Certaines en viendront à ne plus transmettre les préceptes monastiques ni même l’enseignement des Quatre Nobles Vérités, jugés « inférieurs » voire inutiles, au profit des seuls « voeux de bodhisattva » et de l’enseignement de la vacuité. Il n’existera pas, en Extrême-Orient, d’enseignement relevant strictement du hinayâna.
... et au sein des écoles tantriques
L’évolution subie par le terme yâna sera amplifiée dans le cadre du bouddhisme tantrique, à partir du VIIe siècle après J.-C. Aux deux yâna « nouvelle définition » viendra s’ajouter un troisième yâna fondé sur les pratiques exposées dans les tantra, le tantra-yâna (véhicule des tantra) ou vajra-yâna (véhicule de Diamant).
Ces nouveaux textes présentent des pratiques liées à l’enseignement de la vacuité universelle et de la présence, en chaque être, d’une « nature de Bouddha » (tathâgata-garbha), doctrine développée par les écoles tardives du Mahâyâna. Une nouvelle hiérarchisation des yâna s’instaure alors, qui n’a plus aucun rapport avec celle présentée antérieurement à partir des sûtra, qu’ils soient anciens ou du Mahâyâna : les yâna ne sont plus considérés comme des « voies » complètes, mais comme des voies différentes, ni même comme des attitudes vis-à-vis de la pratique, mais comme les étapes successives d’une seule et même voie, doctrinale et pratique, chacune libérant le pratiquant d’un type d’Illusion chaque fois plus subtile. La voie tantrique offre ainsi un cheminement qui débute par le hîna-yâna, se poursuit par le mahâ-yâna et se parachève par le tantra-yâna.
Dans les développements que le tantrisme connaîtra au fil des siècles, surtout au Tibet, la littérature des tantra se développant elle-même, on en vint à envisager de six à neuf yâna successifs, en fonction des textes de référence. Ainsi la motivation, déterminante dans le choix qu’effectue chaque individu d’un véhicule particulier, est-elle envisagée alors comme évoluant au fur et à mesure de la pratique de chaque véhicule : le pratiquant du hina-yâna, parvenu à l’état d’arhat, peut être ainsi « ré-orienté » vers la pratique du bodhisattva, enseigné dans le mahâ-yâna, avant de s’engager finalement dans la pratique du tantra-yâna. Les yâna, ici, ne sont pas considérés comme exclusifs mais comme cumulatifs, le « véhicule » plus élevé intégrant et dépassant le « véhicule » qui lui est immédiatement inférieur.
On se retrouve alors devant deux acceptions différentes du terme hînayâna : soit il désigne, au sein de la voie tantrique, la première phase d’enseignement et de pratique, soit il désigne une école qui n’enseigne que le srâvakayâna.
La disparition progressive du bouddhisme en Inde, à partir du Xe siècle, et la situation géographique du Tibet, au nord du sous-continent indien, feront que cette dernière acception ne sera utilisée en fait qu’à propos de deux écoles enseignant le srâvakayâna, très présentes dans le nord de l’Inde à cette époque : les Sarvâstivâdin et les Sautrantika - qui en constitue un sous-courant réformateur.
Son emploi, bientôt habituel, finira même par désigner l’enseignement philosophique de ces écoles dans leur ensemble, et non plus seulement le privilège accordé à la discipline ou au srâvakayâna.
L’emploi du terme " hîna-yâna " aujourd’huiPendant près de dix siècles (de la disparition du bouddhisme en Inde jusqu’à aujourd’hui), le terme de hînayâna n’était quasiment plus employé que dans le seul Tibet. En Extrême-Orient, où aucune école prônant le seul srâvaka-yâna ne s’était réellement implantée ni développée, il n’apparaissait que dans les mahâyâna-sûtra et ne désignait aucune école en particulier. Quant à l’Asie du Sud, où les écoles mahâyâna avaient fini par être supplantées par l’école Theravâda, ce terme était tout simplement absent du vocabulaire !
C’est incontestablement l’intérêt des Occidentaux pour le bouddhisme et l’étude des textes du mahâyâna qui fit réapparaître le terme hîna-yâna comme un outil de nomenclature historique pour désigner les écoles anciennes, apparues avant l’ère chrétienne. Un auteur aussi éminent qu’André Bareau l’emploie ainsi dans le titre de l’un de ses principaux ouvrages, “Les sectes bouddhiques du Petit Véhicule”, qui présente les écoles indiennes apparues au cours des cinq premiers siècles de l’histoire du bouddhisme. L’emploi paraît cependant assez arbitraire puisque cette présentation englobe l’école des Mahâsânghika, qui disposaient de mahâyânasûtra dans leur canon, comme aussi l’école cinghalaise des Vetullaka, qui se réfère strictement aux nouvelles thèses du mahâyâna, contre la tradition du Theravâda… Cette utilisation « historique » du terme hîna-yâna entre en contradiction avec son emploi traditionnel par les écoles bouddhistes et dans la littérature canonique ou classique !
D’autre part, avec le développement des études tibétaines et, surtout, l’implantation du bouddhisme tibétain en Occident, les emplois techniques spécifiques à ces écoles se sont alors généralisés. Cela pose un problème tout à fait particulier en ce qui concerne la deuxième acception du mot (en tant qu’il désigne un certain enseignement philosophique), car les deux écoles ainsi nommées par les Tibétains (Sarvastivâdin et Sautrantika) ayant complètement disparu, un glissement s’est effectué pour l’appliquer à la seule école encore existante prônant le srâvakayâna : le Theravâda.
Mais, on l’a vu, le sens de hînayâna, en tant qu’école, désigne la philosophie « réaliste » prônée par les Sarvastivâdin. Or, dès le IIIe siècle avant J.-C., le Theravâda s’opposait fermement aux Sarvastivâdin sur leur interprétation des sûtra (ce fut même l’occasion du troisième schisme de l’histoire du bouddhisme). En tant que terme philosophique, le “hînayâna tibétain” ne peut donc absolument pas s’appliquer aux Theravâdins, d’autant moins que ceux-ci partagent avec les Tibétains mahayanistes les mêmes critiques à l’égard de la philosophie des Sarvâstivâdin !
A dire vrai, le « Petit Véhicule » - ou, plus précisément, le « Véhicule inférieur » ! - est une expression qu’on ne peut trouver que dans les seuls textes et qui n’existe réellement qu’au sein même du seul « Grand Véhicule ». Il s'agit d'un procédé doctrinal qui permet de mieux faire ressortir les caractéristiques originales du Mahâ-yâna mais qui se fonde sur une interprétation des textes qui a été refusée par plus de la moitié des bouddhistes indiens...
Il est donc justifié de parler de « Véhicule inférieur » au sein même de la doctrine du « Grand Véhicule » et du « Véhicule de Diamant », mais en sachant que cette expression ne se réfère à aucune école en particulier - sauf, dans la tradition tibétaine et de façon détournée, quand on évoque l'enseignement philosophique du seul Sarvâstivâda. L'expression, en revanche, ne concerne pas le Theravâda, dont on peut parler comme d'une école de la « Voie des Anciens ».
Car les écoles de la « Voie des Anciens » connaissent elles aussi la « voie du bodhisattva » ; bien qu'elles considèrent que cette voie ne puisse pas s’enseigner... Objectivement, ce point de vue n’est pas « inférieur » à celui du Grand Véhicule, il est simplement différent, pour ne pas dire radicalement opposé - mais cela n'est pas sensé devoir entraîner un quelconque jugement de valeur...!
Dominique Trotignon
Source :
http://www.bouddhisme-universite.org/micro-hebdo.htm
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