Quand on dit «moine bouddhiste», on a tendance à penser calme olympien régnant entre les parois d’un crâne rasé, tissus orange flottant dans un air immobile et méditation en position du lotus. Une idée reçue que le cas Matthieu Ricard (Le moine et le philosophe, Plaidoyer pour le bonheur…) amène à réviser. Si l’ermite au rayonnement international apparaît bien glabre et drapé, au milieu de la foule du récent Salon du livre, il garde de ses origines françaises une inégalable volubilité. Bolide de la parole, voletant d’une idée à l’autre avec l’agilité d’un curseur, le scientifique devenu chantre de la spiritualité, auteur, traducteur du tibétain, photographe et militant humanitaire se sent aussi à l’aise dans le rassemblement que dans le recueillement. Même si son cœur, lui, ne balance pas. On l’écoute battre.
Fils du philosophe Jean-François Revel et d’une peintre renommée, vous vous êtes d’abord tourné vers une formation de généticien cellulaire. Comment expliquer ce virage?
Je voulais devenir médecin, comme en avant-goût de mes projets humanitaires actuels. Mais mon père, qui prétendait que «tout philosophe rêve d’avoir un fils scientifique», insistait que «la recherche, c’est l’avenir». Donc, avec un certain regret sur le moment, je me suis lancé dans les sciences. Ce que je ne peux plus regretter aujourd’hui, car je sais que, sans ce parcours, je ne serais pas qui je suis. Je ne serais peut-être pas allé en Inde si j’avais fait médecine. Mon second virage, vers la vie spirituelle cette fois, a catastrophé mon père. Mais il a eu la noblesse de ne pas créer de drame, et m’a laissé partir. Ma décision n’était en aucun cas guidée par la rébellion, mais par une inspiration purement constructive. J’ai d’abord terminé mes études, pris congé de mon professeur François Jacob, sans claquer la moindre porte. Ma mère, elle, me soutenait. Et mon père a admis plus tard qu’à 26 ans j’étais «en âge de choisir ce que j’allais faire dans la vie». Je lui suis très reconnaissant pour ça.
Parmi mes amis, on trouve aussi bien un maître spirituel qu’un charpentier ou un pilote. On est des humains, on essaie de devenir de meilleurs humains, on représente un maître spirituel pour lequel un roi ou un paysan signifient la même chose. Si je suis devenu le traducteur du dalaï-lama, c’est juste que j’ai passé quarante ans sur place à apprendre le tibétain. Mon deuxième maître spirituel, Dilgo Khyentsé Rinpoché, avec qui j’ai écrit L’esprit du Tibet, était l’un des maîtres du dalaï-lama. Je l’accompagnais, on passait des jours ensemble. Par accident, un jour, à Paris, le dalaï-lama avait besoin d’un interprète, je me suis proposé. Il m’a redemandé par la suite, et je suis devenu son traducteur attitré.
Comment avez-vous fixé votre première destination de voyage en Asie?
Ce sont les documentaires d’Arnaud Desjardins qui m’ont décidé. Il était un ami de mes parents, j’ai vu ses films en cours de montage, en 1966. Ça m’a tellement impressionné qu’il a fallu que j’aille voir de mes propres yeux. Je suis donc parti suivre le maître qu’il avait filmé à Darjeeling, Kangyur Rinpoché. Et je suis devenu son disciple pendant sept ans, jusqu’à sa mort.
Vous aviez reçu une éducation religieuse?
Laïque. Totalement. Ma mère était en revanche portée sur l’ésotérisme et le spirituel. Elle s’intéressait aux mystiques, aux hindouistes. A l’adolescence, elle m’a communiqué son goût pour la métaphysique. Mais on ne m’avait transmis aucune pratique, aucune tradition vivante.
Quand même: et dieu dans tout ça? Que trouvez-vous dans le bouddhisme que le christianisme n’offre pas?
Pour le bouddhisme, l’idée d’une cause première ne marche pas. Une cause première qui n’aurait pas de cause elle-même, et qui produirait toutes les causes après elle? Un pur concept, le néant, qui donnerait soudain naissance à la matière? Dieu ne tient pas la route. Le bouddhisme dit simplement que l’univers est sans début – ce qui défie notre imagination – et que les choses n’y sont pas aussi solides qu’elles en ont l’air. On y rejoint en quelque sorte la physique quantique, d’où mon livre L’infini dans la paume de la main, qui interroge l’idée de réalité. Le réaliste pense que les choses existent de manière solide. Le bouddhiste répond qu’il n’y a que des événements, des relations. Les phénomènes se manifestent de manière infinie, tout en étant dénués de solidité intrinsèque. Un peu complexe.
On touche là à la réincarnation?
Il y a un continuum de phénomènes inanimés, sans début et sans fin. En bouddhisme, on dit qu’un million de causes ne pourraient faire venir à l’existence ce qui n’existe pas. A l’inverse, ce qui existe ne peut que se transformer, il ne peut pas devenir néant. Cela vaut autant pour la matière que pour les êtres vivants et la conscience. On assiste à une suite jamais interrompue d’événements conscients. Un flot dynamique de moments de conscience.
Votre défense de l’altruisme passe-t-elle par une vision politique du monde?
Les politiques doivent s’intéresser aux défis du temps présent. C’est-à-dire, en premier lieu, à l’économie et ses inégalités. En Occident, on connaît la crise, mais une crise du superflu: on ne peut pas se payer telle voiture plutôt qu’une autre; ça ne change rien à notre survie. La vraie crise, c’est qu’un Américain émet 200 fois plus de CO2 qu’un Tanzanien, et que le Qatar en émet 2000 fois plus que l’Afghanistan. La vraie crise concerne la consommation excessive des pays riches, qui nuit aux pays pauvres. Ensuite vient la satisfaction de vie. Si un pays riche et puissant produit des gens malheureux, à quoi ça sert? Enfin vient le problème ultime, qui est tout nouveau: le fait que l’humain soit devenu l’acteur principal de l’avenir de la planète. Il nous faut donc un concept unificateur, que les décideurs puissent adopter aussi. Ce concept, c’est d’avoir davantage de considération pour autrui. C’est une économie du tiers, c’est se préoccuper des générations à venir. En un mot, c’est l’altruisme. Elle éclaire la question politique. Qui aura le courage de l’appliquer, quitte à perdre les prochaines élections, c’est ce qui reste à voir.
Comment voyez-vous les cinquante années à venir?
Tout va dépendre de ce genre de décisions. Si un médecin vous dit: «Vous avez une maladie grave, il faut faire une intervention très sérieuse, vous survivrez, mais ça va être pénible», vous le faites au nom de votre survie. Il faut qu’on en vienne à agir de même, aussi bien les politiques que les citoyens, pour préserver l’environnement qu’on laisse aux générations futures.
C’est encore tôt pour y penser, mais que lira-t-on sur votre épitaphe, le jour venu?
Je m’imagine très bien coupé en morceaux pour nourrir les poissons d’une rivière au Népal! Mais s’il fallait reprendre une devise qui résume ma vision des choses, ce serait «se transformer soi-même pour mieux servir les autres».
Vous faites-vous violence en participant à pareilles manifestations urbaines et médiatiques?
Je ne viendrais pas de mon propre chef s’il n’y avait pas à trouver de l’aide pour le Népal ravagé. J’essaie de me rendre utile. Promouvoir mon image, par contre, je m’en fiche complètement. Mais j’ai trop parlé maintenant, j’ai aggravé la pollution.
Hymne à la beauté Matthieu Ricard, Ed. La Martinière, 2015, 200 p. A paraître sous peu, Visages de paix, terres de sérénité. (TDG)
Fils du philosophe Jean-François Revel et d’une peintre renommée, vous vous êtes d’abord tourné vers une formation de généticien cellulaire. Comment expliquer ce virage?
Je voulais devenir médecin, comme en avant-goût de mes projets humanitaires actuels. Mais mon père, qui prétendait que «tout philosophe rêve d’avoir un fils scientifique», insistait que «la recherche, c’est l’avenir». Donc, avec un certain regret sur le moment, je me suis lancé dans les sciences. Ce que je ne peux plus regretter aujourd’hui, car je sais que, sans ce parcours, je ne serais pas qui je suis. Je ne serais peut-être pas allé en Inde si j’avais fait médecine. Mon second virage, vers la vie spirituelle cette fois, a catastrophé mon père. Mais il a eu la noblesse de ne pas créer de drame, et m’a laissé partir. Ma décision n’était en aucun cas guidée par la rébellion, mais par une inspiration purement constructive. J’ai d’abord terminé mes études, pris congé de mon professeur François Jacob, sans claquer la moindre porte. Ma mère, elle, me soutenait. Et mon père a admis plus tard qu’à 26 ans j’étais «en âge de choisir ce que j’allais faire dans la vie». Je lui suis très reconnaissant pour ça.
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Revel, Jacob, le dalaï-lama, comment se fait-il que vous ayez toujours été entouré de célébrités?Parmi mes amis, on trouve aussi bien un maître spirituel qu’un charpentier ou un pilote. On est des humains, on essaie de devenir de meilleurs humains, on représente un maître spirituel pour lequel un roi ou un paysan signifient la même chose. Si je suis devenu le traducteur du dalaï-lama, c’est juste que j’ai passé quarante ans sur place à apprendre le tibétain. Mon deuxième maître spirituel, Dilgo Khyentsé Rinpoché, avec qui j’ai écrit L’esprit du Tibet, était l’un des maîtres du dalaï-lama. Je l’accompagnais, on passait des jours ensemble. Par accident, un jour, à Paris, le dalaï-lama avait besoin d’un interprète, je me suis proposé. Il m’a redemandé par la suite, et je suis devenu son traducteur attitré.
Comment avez-vous fixé votre première destination de voyage en Asie?
Ce sont les documentaires d’Arnaud Desjardins qui m’ont décidé. Il était un ami de mes parents, j’ai vu ses films en cours de montage, en 1966. Ça m’a tellement impressionné qu’il a fallu que j’aille voir de mes propres yeux. Je suis donc parti suivre le maître qu’il avait filmé à Darjeeling, Kangyur Rinpoché. Et je suis devenu son disciple pendant sept ans, jusqu’à sa mort.
Vous aviez reçu une éducation religieuse?
Laïque. Totalement. Ma mère était en revanche portée sur l’ésotérisme et le spirituel. Elle s’intéressait aux mystiques, aux hindouistes. A l’adolescence, elle m’a communiqué son goût pour la métaphysique. Mais on ne m’avait transmis aucune pratique, aucune tradition vivante.
Quand même: et dieu dans tout ça? Que trouvez-vous dans le bouddhisme que le christianisme n’offre pas?
Pour le bouddhisme, l’idée d’une cause première ne marche pas. Une cause première qui n’aurait pas de cause elle-même, et qui produirait toutes les causes après elle? Un pur concept, le néant, qui donnerait soudain naissance à la matière? Dieu ne tient pas la route. Le bouddhisme dit simplement que l’univers est sans début – ce qui défie notre imagination – et que les choses n’y sont pas aussi solides qu’elles en ont l’air. On y rejoint en quelque sorte la physique quantique, d’où mon livre L’infini dans la paume de la main, qui interroge l’idée de réalité. Le réaliste pense que les choses existent de manière solide. Le bouddhiste répond qu’il n’y a que des événements, des relations. Les phénomènes se manifestent de manière infinie, tout en étant dénués de solidité intrinsèque. Un peu complexe.
On touche là à la réincarnation?
Il y a un continuum de phénomènes inanimés, sans début et sans fin. En bouddhisme, on dit qu’un million de causes ne pourraient faire venir à l’existence ce qui n’existe pas. A l’inverse, ce qui existe ne peut que se transformer, il ne peut pas devenir néant. Cela vaut autant pour la matière que pour les êtres vivants et la conscience. On assiste à une suite jamais interrompue d’événements conscients. Un flot dynamique de moments de conscience.
Votre défense de l’altruisme passe-t-elle par une vision politique du monde?
Les politiques doivent s’intéresser aux défis du temps présent. C’est-à-dire, en premier lieu, à l’économie et ses inégalités. En Occident, on connaît la crise, mais une crise du superflu: on ne peut pas se payer telle voiture plutôt qu’une autre; ça ne change rien à notre survie. La vraie crise, c’est qu’un Américain émet 200 fois plus de CO2 qu’un Tanzanien, et que le Qatar en émet 2000 fois plus que l’Afghanistan. La vraie crise concerne la consommation excessive des pays riches, qui nuit aux pays pauvres. Ensuite vient la satisfaction de vie. Si un pays riche et puissant produit des gens malheureux, à quoi ça sert? Enfin vient le problème ultime, qui est tout nouveau: le fait que l’humain soit devenu l’acteur principal de l’avenir de la planète. Il nous faut donc un concept unificateur, que les décideurs puissent adopter aussi. Ce concept, c’est d’avoir davantage de considération pour autrui. C’est une économie du tiers, c’est se préoccuper des générations à venir. En un mot, c’est l’altruisme. Elle éclaire la question politique. Qui aura le courage de l’appliquer, quitte à perdre les prochaines élections, c’est ce qui reste à voir.
Comment voyez-vous les cinquante années à venir?
Tout va dépendre de ce genre de décisions. Si un médecin vous dit: «Vous avez une maladie grave, il faut faire une intervention très sérieuse, vous survivrez, mais ça va être pénible», vous le faites au nom de votre survie. Il faut qu’on en vienne à agir de même, aussi bien les politiques que les citoyens, pour préserver l’environnement qu’on laisse aux générations futures.
C’est encore tôt pour y penser, mais que lira-t-on sur votre épitaphe, le jour venu?
Je m’imagine très bien coupé en morceaux pour nourrir les poissons d’une rivière au Népal! Mais s’il fallait reprendre une devise qui résume ma vision des choses, ce serait «se transformer soi-même pour mieux servir les autres».
Vous faites-vous violence en participant à pareilles manifestations urbaines et médiatiques?
Je ne viendrais pas de mon propre chef s’il n’y avait pas à trouver de l’aide pour le Népal ravagé. J’essaie de me rendre utile. Promouvoir mon image, par contre, je m’en fiche complètement. Mais j’ai trop parlé maintenant, j’ai aggravé la pollution.
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