Les ruminations mentales : fonctions, dysfonctionnements, traitements
par Jacques Van Rillaer - abrégé dans SPS n°318, octobre 2016, version intégrale ici
« L’homme ne peut s’empêcher de penser, et souvent pour son propre supplice. Un spectacle horrible il le revoit en souvenir ; il le repasse en détail ; il n’en oublie rien. Ou bien il suppose et imagine le pire, par une sorte de pressentiment qu’il veut croire. Ou bien il se répète quelque mot qui l’a piqué au vif. Enfin il pense noir. Beaucoup auraient besoin d’un art d’oublier et d’une insouciance étudiée. […] Comment bannir une pensée ? C’est toujours l’avoir. Et la faute commune c’est d’engager la lutte contre une pensée dont on veut se délivrer. On argumente contre soi ; on se prouve qu’on ne devrait pas regarder par là ; c’est y regarder. »
Alain (1934)1
Dès que nous sommes éveillés, un flux continu de pensées, comparable à une rivière qui ne s’arrête jamais, défile dans le champ de la conscience. Nous pouvons orienter volontairement ce courant, mais ce n’est pas le comportement le plus fréquent. La majorité de nos pensées défilent automatiquement, sans que nous ayons choisi de les produire. Certaines sont induites par des stimuli externes, d’autres par des sensations corporelles, d’autres encore se suivent sans lien apparent avec celles qui précèdent ou avec la situation du moment. Ainsi nous bénéficions d’idées neuves et parfois fécondes. Ce processus contribue à notre survie et à notre bien-être. Malheureusement, ce processus produit aussi des idées dont nous n’avons pas du tout souhaité l’apparition : des idées inutiles, absurdes, angoissantes, culpabilisantes, détestables.L’inévitable automaticité de la grande majorité de nos idées a été source de réflexion depuis des siècles. Au début du XVIIIe, Leibniz (1646-1716) écrivait dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain : « Il nous vient des pensées involontaires, en partie de dehors par les objets qui frappent nos sens, et en partie au-dedans à cause des impressions (souvent insensibles) qui restent des perceptions précédentes qui continuent leur action et qui se mêlent avec ce qui vient de nouveau […]. La langue allemande les nomme “fliegende Gedanken”, comme qui dirait des pensées volantes, qui ne sont pas en notre pouvoir, et où il y a quelquefois bien des absurdités qui donnent des scrupules aux gens de bien et de l’exercice aux casuistes et directeurs des consciences »2.
Parmi les pensées automatiques qui causent le plus de souffrances, les obsessions occupent la première place. Par le passé, elles ont été considérées comme l’œuvre du démon ou comme des péchés. Les Pères et Docteurs de l’Église ont en effet enseigné qu’on peut pécher par action, par parole et par pensée3. Les obsessions ne sont devenues objet d’étude médicale qu’au XIXe siècle : en France avec Esquirol (qui parlait de « monomanie »), en Allemagne avec Krafft-Ebbing (qui a formé le mot « Zwangsvorstellung », représentation obsédante) et Westphal (qui a créé « Zwangsneurose », névrose de contrainte). En 1894, le médecin anglais Daniel Hack Tuke (qui a lancé en 1872 le terme « psychothérapie ») publiait l’article « Imperative Ideas » dans la revue neurologique Brain. Il soulignait que les personnes qui souffrent d’obsessions ne doivent pas être considérées comme folles (insane), quand bien même ce trouble mental peut être aussi pénible qu’une véritable folie (insanity).
Pensées répétées négatives
D’autres pensées répétées négatives sont les inquiétudes sans cesse répétées, difficiles ou impossibles à contrôler, et qui suscitent un sentiment de détresse. Elles caractérisent ce qu’on appelle le « trouble anxieux généralisé », une appellation qui a remplacé celle de « névrose d’angoisse » utilisée par Freud. Elles concernent environ 6 % de la population et deux fois plus les femmes que les hommes5. Elles s’accompagnent d’une suractivation du système nerveux orthosympathique et de tensions musculaires chroniques. Elles peuvent mener à l’épuisement, devenir très handicapantes et mener à divers troubles mentaux.
L’étude des inquiétudes doit beaucoup aux recherches de Thomas Borkovec (université de l’État de Pennsylvanie). Le point de départ a été, dans les années 1970, le traitement de l’insomnie par des méthodes de relaxation musculaire. Borkovec a alors constaté que le principal facteur de l’insomnie n’est pas la suractivation physiologique, mais l’activité mentale appelée « worry ». L’efficacité démontrée de la relaxation, pratiquée méthodiquement pour faciliter l’endormissement, tient davantage à l’occupation de l’esprit par cette technique qu’à la réduction de l’activation physiologique. Bon nombre d’insomniaques sont des « chronic worriers ». Une de leurs principales inquiétudes est la peur de ne pas pouvoir s’endormir comme ils le veulent6. La plupart des autres inquiétudes concernent l’estime de soi, l’évaluation sociale, la peur d’être désapprouvé ou rejeté.
Les idées noires de la nuit Arthur Schopenhauer écrit, dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie (1851) : « Nous ne devons considérer ce qui intéresse notre bonheur ou notre malheur qu’avec les yeux de la raison et du jugement ; il faut donc réfléchir sèchement et froidement, et n’opérer qu’avec des notions abstraites. L’imagination doit rester hors de jeu, car elle ne sait pas juger ; elle ne peut que présenter aux yeux des images qui émeuvent l’âme gratuitement et souvent très douloureusement. C’est le soir que cette règle devrait être le plus strictement observée. Car, si l’obscurité nous rend peureux et nous fait voir partout des figures effrayantes, l’imprécision des idées, qui lui est analogue, produit le même résultat. [...] Le soir, la fatigue a revêtu l’esprit et le jugement d’une obscurité subjective, l’intellect est affaissé et troublé, et ne peut rien examiner à fond. Ceci arrive le plus souvent la nuit, au lit. […] La nuit prête alors à tout être et à toute chose sa teinte noire. Aussi nos pensées, au moment de nous endormir ou au moment où nous nous réveillons pendant la nuit, nous font-elles voir les objets aussi défigurés et aussi dénaturés qu’en rêve » (Trad., PUF, 1964, p. 114). |
En 1980, le terme « phobie sociale » — déjà utilisé par Janet en 1903 — a été introduit dans le manuel américain des troubles mentaux, le DSM. Il s’en est suivi un nombre considérable de recherches. Ici encore, le rôle de pensées répétées négatives est apparu capital. On appelle « phobiques sociaux » des personnes qui redoutent les situations où elles pourraient être jugées négativement, humiliées ou rejetées, notamment à cause de leurs manifestations de peur. Elles sont hypersensibles à leurs sensations corporelles. Dans les situations sociales, elles ont tendance à focaliser leur attention sur des expressions de l’émotivité (par exemple des tremblements, le rougissement) auxquelles, en réalité, la plupart de leurs interlocuteurs prêtent peu ou pas d’attention. Elles doutent de leurs compétences, elles ressassent des évaluations négatives d’elles-mêmes, avant et après les interactions sociales7.
À la fin des années 1980, Susan Nolen-Hoeksema (université de Yale) a passé en revue les facteurs psychologiques et sociologiques susceptibles d’expliquer pourquoi les femmes dépriment deux fois plus souvent que les hommes8. Elle s’est particulièrement intéressée au rôle pathogène des ruminations. Ses recherches et celles d’autres chercheurs ont confirmé que ce mode de réaction – qui s’oppose à la distraction, à la réflexion méthodique et à l’engagement dans des actions – est nettement plus fréquent chez les femmes que chez les hommes9. Par ailleurs, les femmes « co-ruminent » avec des amies ou des psys plus souvent que les hommes10. Nolen-Hoeksema et d’autres ont démontré que ces pensées répétitives ne sont pas seulement un effet de la dépression, mais qu’elles favorisent son développement, son intensification et sa réapparition11. Ce mode de réaction apparaît dès l’enfance, ce qui s’explique peut-être par le fait que beaucoup de parents s’intéressent davantage aux manifestations d’angoisse et de tristesse chez les filles que chez les garçons.
Les psychologues distinguent aujourd’hui les inquiétudes (worries) et les ruminations. Les inquiétudes visent surtout à anticiper de futurs dangers (même si l’on remâche des événements passés), tandis que les ruminations triturent en boucle un ou quelques thèmes (perte, erreur, échec, jugement autodépréciatif), leurs significations, leurs causes « profondes », ainsi que les affects (pénibles) du moment, dans l’espoir (largement illusoire) de comprendre et de changer. Plus forte est la dépression, plus on s’oriente vers le passé et moins on a confiance dans la capacité à résoudre des problèmes12.
D’autres recherches ont confirmé la fréquence de cette observation d’Alain : « La colère se cuit et recuit par la pensée. L’offense sur laquelle une nuit a passé n’est pas moins cruelle ; au contraire, plus cruelle. On sait pourquoi. C’est que dans la solitude, l’offensé aiguise lui-même l’offense. […] Toutes les passions grandissent jusqu’à la folie dans ce dialogue de soi à soi »13.
D’autres recherches encore ont montré le rôle pathogène des ruminations dans d’autres troubles, notamment l’alcoolisme, la boulimie, l’hypocondrie, les automutilations. Aujourd’hui, les ruminations et, plus généralement, les « pensées répétées négatives » sont considérées comme un trouble transdiagnostique, c’est-à-dire un processus psychologique à l’œuvre dans des troubles d’apparences différentes14.
À la fin des années 1980, Susan Nolen-Hoeksema (université de Yale) a passé en revue les facteurs psychologiques et sociologiques susceptibles d’expliquer pourquoi les femmes dépriment deux fois plus souvent que les hommes8. Elle s’est particulièrement intéressée au rôle pathogène des ruminations. Ses recherches et celles d’autres chercheurs ont confirmé que ce mode de réaction – qui s’oppose à la distraction, à la réflexion méthodique et à l’engagement dans des actions – est nettement plus fréquent chez les femmes que chez les hommes9. Par ailleurs, les femmes « co-ruminent » avec des amies ou des psys plus souvent que les hommes10. Nolen-Hoeksema et d’autres ont démontré que ces pensées répétitives ne sont pas seulement un effet de la dépression, mais qu’elles favorisent son développement, son intensification et sa réapparition11. Ce mode de réaction apparaît dès l’enfance, ce qui s’explique peut-être par le fait que beaucoup de parents s’intéressent davantage aux manifestations d’angoisse et de tristesse chez les filles que chez les garçons.
Les psychologues distinguent aujourd’hui les inquiétudes (worries) et les ruminations. Les inquiétudes visent surtout à anticiper de futurs dangers (même si l’on remâche des événements passés), tandis que les ruminations triturent en boucle un ou quelques thèmes (perte, erreur, échec, jugement autodépréciatif), leurs significations, leurs causes « profondes », ainsi que les affects (pénibles) du moment, dans l’espoir (largement illusoire) de comprendre et de changer. Plus forte est la dépression, plus on s’oriente vers le passé et moins on a confiance dans la capacité à résoudre des problèmes12.
D’autres recherches ont confirmé la fréquence de cette observation d’Alain : « La colère se cuit et recuit par la pensée. L’offense sur laquelle une nuit a passé n’est pas moins cruelle ; au contraire, plus cruelle. On sait pourquoi. C’est que dans la solitude, l’offensé aiguise lui-même l’offense. […] Toutes les passions grandissent jusqu’à la folie dans ce dialogue de soi à soi »13.
D’autres recherches encore ont montré le rôle pathogène des ruminations dans d’autres troubles, notamment l’alcoolisme, la boulimie, l’hypocondrie, les automutilations. Aujourd’hui, les ruminations et, plus généralement, les « pensées répétées négatives » sont considérées comme un trouble transdiagnostique, c’est-à-dire un processus psychologique à l’œuvre dans des troubles d’apparences différentes14.
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