représentation du BIEN ou du MAL
Père François Varillon, Joie de croire joie de vivre,
Ed. Le Centurion
J'aborde ce qu'on appelle le problème du mal
et de la souffrance avec timidité [...]. Il n'y a rien de plus insultant
pour quelqu'un qui souffre ou qui est victime du mal que de lui fournir,
d'un ton tranchant ou assuré, des solutions qui n'en sont pas. Pourtant,
on ne peut pas éliminer la question, car hélas ! elle se
pose et elle se pose depuis qu'il y a des hommes sur terre. [...]
Plutôt que de parler de problème,
je dirai le scandale car c'est d'abord un scandale et nous allons essayer
de voir comment nous pouvons transformer le scandale en mystère.
Le scandale du mal...
Sous ses deux formes, la souffrance et la faute,
le mal est ce qui heurte notre volonté la plus profonde, notre conscience.
Il est ce que nous ne pouvons ni comprendre (il n'y a donc pas de solution)
ni aimer (il est donc un scandale). Le problème se pose avec une
acuité toute particulière pour le chrétien. [...]
Nous affirmons que Dieu est le créateur de tout ce qui existe, pourtant
nous ne pouvons pas dire qu'il est le créateur du mal car cela ne
ferait que décupler le scandale. Que serait un tel dieu ?
D'autre part, nous affirmons que Dieu n'est qu'Amour,
en lui il ne peut pas y avoir autre chose que de l'amour. Que de fois je
me suis hasardé à dire à des incroyants : l'essentiel
de la foi chrétienne est d'affirmer que Dieu est amour. Savez-vous
la réponse que je me suis attirée : « Ça ne
se voit guère ! » C'est pourquoi il faut être très
délicat et ne pas affirmer que Dieu est amour, comme on affirmerait
que deux et deux font quatre [...]. « Si Dieu existait et si Dieu
était amour, de telles choses n'arriveraient pas : la guerre, la
torture, la maladie, l'épidémie, la trahison sentimentale,
le deuil, etc. »
On comprend que, de tout temps, l'existence du
mal a été invoquée comme argument contre l'existence
de Dieu. Si le mal et la souffrance existent, il n'est pas possible que
Dieu soit. On comprend que, de tout temps aussi, les penseurs se soient
employés à justifier Dieu, à l'innocenter, à
essayer de montrer que Dieu ne pouvait pas faire autrement, comme s'il
fallait plaider en faveur de Dieu pour le déclarer innocent de tout
le mal et de toute la souffrance qu'il y a dans le monde.
TROIS PLAIDOIRIES POUR INNOCENTER DIEU
A mon avis, toutes ces tentatives pour innocenter
Dieu n'aboutissent pas et c'est pourquoi mon dessein est de vous recommander,
dans l'usage de ces arguments, une extrême prudence.
1° Le mal serait l'ombre du bien
Il faut intégrer le mal dans un plan ou
une réalisation plus vaste où il joue le rôle de moyen
ou de condition nécessaire pour un plus grand bien. De même
que, dans un tableau de Rembrandt, les ombres sont nécessaires à
l'harmonie de l'ensemble, la lumière ne serait pas si belle s'il
n'y avait pas d'ombre, de même, par rapport à la beauté
du monde, le mal et la souffrance sont nécessaires pour faire ressortir
le bien. Allez dire cela à quelqu'un qui souffre ! [...]
Le chrétien doit refuser une telle argumentation,
car il se place au point de vue du sujet, de celui qui souffre et qui subit
l'injustice. Et il pense qu'une telle justification du mal est non seulement
superficielle mais injuste et donc, si elle est injuste, elle est aussi
un mal. Ce n'est pas faire disparaître le mal, c'est ajouter le mal
au mal. [...] C'est la personne qui est au coeur du christianisme. Nous
insistons beaucoup, à l'heure actuelle, sur la communauté
et nous avons raison. Mais communauté signifie communauté
de personnes et les communautés finalement existent pour le bien
des personnes. Chaque être humain est l'objet d'un amour infini de
Dieu. Il ne peut pas être une condition pour autre chose, un moyen
pour la beauté du monde. [...]
On dit qu'au plan physique la douleur est un avertissement
utile et qu'au plan spirituel surtout l'épreuve est purifiante.
Peut-être n'est-ce pas complètement faux ! La souffrance peut
engendrer un sursaut de courage, la faute elle-même peut engendrer
un redressement. [...] Mais qu'est-ce que cela prouve ? Si la douleur est
un avertissement, on peut toujours demander avec Max Scheler : faut-il
que ces signaux soient douloureux ? Pourquoi est-il nécessaire qu'ils
fassent mal ? Il pourrait très bien y avoir des sonnettes d'alarme
qui ne fassent pas mal, il pourrait bien y avoir d'autre maître que
la souffrance pour que l'homme devienne véritablement adulte.
On dit encore : Dieu ne veut certainement pas le
mal mais il le permet. Que pensez-vous de cette distinction ? Je multiplie
les points d'interrogation, vous n'êtes pas obligés de penser
comme moi, vous pouvez estimer que ces plaidoiries sont efficaces, mais
je vous laisse aux prises avec ceux qui souffrent ou avec les esprits qui
sont exigeants. [...]
Dans toutes ces tentatives pour innocenter Dieu
ou pour résoudre le problème du mal, il s'agit de rendre
acceptable pour Dieu ce qui scandalise ou révolte notre conscience.
C'est tout de même un peu fort ! [...]
2° La souffrance serait un châtiment
C'est un thème très ancien qu'on
trouve dans certains passages de l'Ancien Testament. Nous connaissons tous
les formules populaires : après tout, tu l'as bien mérité
! tu es puni par où tu as péché ! L'homme souffrirait
parce qu'il pèche.
Les objections sont aussi très anciennes.
Il apparaît bien vite que le mal et la souffrance ne sont nullement
répartis à nos yeux conformément aux mérites
de chacun. Malebranche, prêtre du XVIIe siècle, écrit
: « Le soleil se lève indifféremment sur les bons et
les méchants, il brûle souvent les terres des gens de bien,
alors qu'il rend fécondes celles des impies. Les hommes ne sont
pas misérables à proportion qu'ils sont criminels. »
Par conséquent, si l'on parle de justice, il ne peut s'agir que
d'une justice divine toute différente de la nôtre. On risque
fort de lui prêter ce que l'on veut et de lui ôter toute signification.
En outre, on rend incompréhensible ou illusoire la révolte
de la conscience. Il est bon, il est sain que notre conscience soit révoltée
par le mal et par la souffrance.
En face d'une telle conception, on a toujours élevé
une protestation au nom de la souffrance de l'enfant innocent et de l'homme
juste. Il est tout de même choquant d'affirmer que les souffrances
de l'enfant sont méritées. [...]
En vérité, il n'y a rien de plus
déplaisant que cette prétention à lire, dans les malheurs
individuels ou collectifs, le jugement de Dieu. Cela suppose une fausse
conception de la Providence. Lorsque j'étais enfant, on me disait
d'un homme qui revenait de tromper sa femme et qui était victime
d'un accident de chemin de fer : ah ! c'est la justice immanente de Dieu,
c'est le châtiment, il l'a bien mérité ! Je n'avais
pas la répartie très vive, mais, plus tard, je me suis dit
: les accidents de la route ou de chemin de fer au retour d'un pèlerinage
à Lourdes, est-ce la justice divine ? Allons donc, la Providence
n'est pas dans les freins de la voiture ou de la locomotive qui n'ont pas
fonctionné. Il est facile de dire n'importe quoi et de faire intervenir
Dieu dans l'histoire n'importe comment. [...] Je crois très fort
à la Providence : elle ne se situe pas au niveau des événements
mais à celui des consciences (sauf miracle, ce qui est extrêmement
rare !). [...]
Ces plaidoiries, dans leur effort pour justifier
Dieu du mal, aboutissent toujours à justifier le mal lui-même,
ce qui revient à dire que le mal est finalement un bien. Le mal
justifié n'est plus le mal, puisque le mal est précisément
l' « injustifiable » [...]. On ne parvient pas à justifier
le mal sans heurter la conscience.
3° Le mal se rattacherait à la liberté de l'homme
Voici plus sérieux : ce n'est pas Dieu,
dit-on, mais la liberté de l'homme qui est responsable du mal. Affirmer
que le mal naît de notre liberté semble à la fois innocenter
Dieu et échapper aux contradictions qu'il y a à vouloir justifier
le mal. Cette affirmation est valable mais insuffisante.
La liberté de la créature entraîne
la possibilité d'un mauvais usage de cette liberté, donc
la possibilité du mal moral et, parmi la multitude des conséquences
qui en découlent, se trouve en particulier la souffrance. Il est
très vrai qu'en bien des cas, l'homme est l'artisan de ses propres
maux. Supprimez l'égoïsme humain : incontestablement, une grande
part de la souffrance qui est dans le monde n'existera plus. Il faut même
pousser le plus loin possible cette recherche destinée à
rattacher chaque forme du mal (guerre, injustice sociale, etc.) à
des responsabilités humaines. [...]
C'est assez difficile à dire mais je suis
persuadé que nous sommes tous responsables parce que nous sommes
tous solidaires. Il y a un sens profond dans l'idée d'une responsabilité
qui dépasse nos actes individuels et qui rattache notre volonté
mauvaise à une carence dans l'ordre de l'amour. Notre égoïsme
est responsable de bien des choses. Max Scheler écrit : «
Le méchant aurait-il été méchant si je l'avais
suffisamment aimé ? » [L'homme du ressentiment]. On ne peut
nier que la plupart des gangsters sont des mal-aimés. Je pense toujours
à cette jeune femme de vingt-deux ans qui me disait que sa maman
ne l'avait jamais embrassée !
Pourtant, il est difficile de rattacher toutes
les formes du mal à la liberté de l'homme. Est-ce parce que
je fais un mauvais usage de ma liberté qu'il y a des raz de marée,
des éruptions volcaniques, des cyclones, des épidémies
? Il est tout de même difficile d'affirmer que c'est à cause
du péché que tous ces cataclysmes existent. [...]
Même si tout mal et toute souffrance ont
pour origine une ancienne démarche libre de l'homme, cela ne supprimerait
pas le scandale de la souffrance pour une conscience qui souffre sans avoir
elle-même causé sa souffrance. [...] Le problème rebondit
: reste à savoir pourquoi l'homme use si mal de sa liberté
et quelle puissance mauvaise ou quel penchant incline si fréquemment
la volonté à vouloir le mal. Il ne semble pas que la seule
finitude de la créature, son imperfection, suffise à rendre
compte de la fréquence et de l'intensité de toutes ces défaillances
de la volonté qui s'appellent péché ou crime.
Toute tentative de justification ou d'explication
du mal échoue. La conscience continue de protester. En toutes ces
argumentations, la conscience dénonce quelque chose qui est radicalement
insuffisant, pour ne pas dire dérisoire.
... peut devenir un mystère de purification
Notre protestation scandalisée contient
peut-être un enseignement : ne peut-elle pas nous amener à
prendre, en face du problème du mal, une autre attitude ? Au lieu
de chercher à tout prix en Dieu la justification du mal, ne faut-il
pas découvrir Dieu au sein même de notre protestation et de
nos efforts pour supprimer le mal ou, au moins, le surmonter ? «
Dieu se manifeste dans la larme versée par l'enfant qui souffre
et non dans l'ordre du monde qui justifierait cette larme » (Berdiaeff
[Esclavage et liberté de l'homme]).
Le chrétien, je dirai même le philosophe,
est invité à se détourner d'une explication du mal
qui ne peut être que stérile et insuffisante pour se tourner
vers l'attitude concrète que l'homme doit prendre en face du mal.
Il faut renoncer définitivement à trouver au mal et à
la souffrance une explication, une fonction, une finalité. Même
à l'intérieur de la foi, il n'y a pas d'explication au mal.
[...] Dieu n'explique pas le problème du mal, il n'est pas un professeur
qui nous donnerait des réponses de professeur à des questions
que nous lui poserions. Il ne répond pas à notre curiosité
intellectuelle. Le mal n'est pas fait pour être compris mais pour
être combattu.
Le mal est un non-sens, la souffrance est absurde.
Impossible de leur trouver un sens, mais peuvent-ils prendre un sens ?
Puis-je, moi, avec ma liberté, leur donner un sens ? [...] Pour
cela, je vous propose quelques réflexions très simples.
1° Maintenir les exigences de la conscience
Il faut d'abord lucidement reconnaître le
mal et refuser les fausses solutions. [...]
Ce sont les progrès de la conscience qui
font apparaître que, dans bon nombre d'institutions sociales et politiques,
il y a des choses qui ne vont pas et qu'il faut réformer. [...]
Ne nous résignons pas au mal, restons capables de le dénoncer,
et toujours avec davantage de lucidité.
2° La vocation à la joie est plus forte que le mal
La révolte de la conscience devant le mal
serait une absurdité si elle ne s'enracinait pas dans une certitude.
A moins de se résigner à l'absurdité de nos aspirations
les plus fondamentales vers la justice, le bien, l'amour, la fraternité,
à moins d'accepter de dire que tout cela n'est qu'illusion, il faut
bien admettre, derrière le refus ou le scandale du mal, une aspiration
qui, d'une certaine manière, nous assure déjà que
le mal est surmonté. N'est-ce pas parce que nous sommes faits pour
la joie, parce que notre vocation est le bonheur, que nous protestons contre
le mal et la souffrance ? J'affirme que si notre vocation, qui est gravée
au coeur de notre conscience, n'était pas une vocation à
la joie, notre indignation contre le mal et la souffrance ne serait pas
ce qu'elle est.
Par le salut proposé en Jésus Christ,
c'est, en définitive, la joie qui sera victorieuse. Le Christ nous
dit bien : « Je veux que là où je suis, vous soyez
avec moi » (Jn 14, 3). [...] Notre joie sera la Joie même de
Dieu.
3° Passer de l'avoir à l'être
C'est dans la foi qu'il nous est possible de donner
un sens à ce non-sens qu'est la souffrance. Je ne dis plus maintenant
: le mal, je dis : la souffrance. Le mal : il n'y a qu'une chose à
faire, c'est retrousser ses manches et travailler autant qu'il est possible
à le diminuer, sinon à le supprimer. [...] Pour que la souffrance
ne nous soit pas un scandale, il faut qu'elle soit pour nous un mystère
[...] de purification. [...]
Puisque le Dieu vivant n'est qu'Amour, puisque
ma vocation d'homme est d'entrer en Lui pour vivre à jamais de sa
Vie et être rendu capable d'aimer comme Il aime, il me faut bien
admettre que pas un atome d'égoïsme ne peut subsister là
où il n'y a que de l'amour. C'est pourquoi la plus haute joie, ce
qui fait que nous sommes chrétiens - ne faire qu'un éternellement
avec l'amour infini - s'accompagne nécessairement de la plus haute
exigence : être moi-même tout entier amour, être purement,
c'est-à-dire uniquement, amour, sans aucune attention à moi,
regard sur moi, repliement sur moi.
Or, il est bien certain qu'il y a en nous autre
chose que de l'amour. [...] Lorsque je dis à quelqu'un : je t'aime,
je ne suis jamais absolument sincère ; trop souvent et toujours
un peu, celui ou celle à qui je dis que je l'aime, est un moyen
pour l'amour que je me porte à moi-même. [...] Pour être
à Dieu, il ne faut pas être à soi. Pour ne plus être
à soi, il faut être arraché à soi. Mais l'arrachement
à soi est précisément ce que nous appelons la souffrance.
Toute souffrance peut être comprise, c'est
le sens que je peux lui donner, comme une mort partielle, une ébauche
de mort. La souffrance est le pion avancé de la mort tout au long
de la vie. La mort est le passage de l'avoir à l'être ou de
l'égoïsme à l'amour. Ces termes ici sont interchangeables
: l'avoir, c'est l'égoïsme, l'être, c'est l'amour. «
Bienheureux les pauvres » veut dire : bienheureux ceux qui sont et
qui aiment. Comme Dieu. Pour être vraiment, il faut que je sois dépouillé
de mon avoir. Ce dépouillement, c'est la souffrance. Et la mort
finale n'est pas autre chose que la fin de ce mouvement d'expropriation
qui me jette hors de moi pour que, n'ayant plus rien à moi, je sois
tout à Dieu et au Christ, pure relation à l'Autre et aux
autres, ce qui est la définition même de l'amour. Moyennant
quoi, je pourrai enfin entrer dans l'amour. [...]
Père François Varillon, Joie de croire joie de vivre,
Ed. Le Centurion
Père François Varillon, Joie de croire joie de vivre,
Ed. Le Centurion
J'aborde ce qu'on appelle le problème du mal
et de la souffrance avec timidité [...]. Il n'y a rien de plus insultant
pour quelqu'un qui souffre ou qui est victime du mal que de lui fournir,
d'un ton tranchant ou assuré, des solutions qui n'en sont pas. Pourtant,
on ne peut pas éliminer la question, car hélas ! elle se
pose et elle se pose depuis qu'il y a des hommes sur terre. [...]
Plutôt que de parler de problème,
je dirai le scandale car c'est d'abord un scandale et nous allons essayer
de voir comment nous pouvons transformer le scandale en mystère.
Le scandale du mal...
Sous ses deux formes, la souffrance et la faute,
le mal est ce qui heurte notre volonté la plus profonde, notre conscience.
Il est ce que nous ne pouvons ni comprendre (il n'y a donc pas de solution)
ni aimer (il est donc un scandale). Le problème se pose avec une
acuité toute particulière pour le chrétien. [...]
Nous affirmons que Dieu est le créateur de tout ce qui existe, pourtant
nous ne pouvons pas dire qu'il est le créateur du mal car cela ne
ferait que décupler le scandale. Que serait un tel dieu ?
D'autre part, nous affirmons que Dieu n'est qu'Amour,
en lui il ne peut pas y avoir autre chose que de l'amour. Que de fois je
me suis hasardé à dire à des incroyants : l'essentiel
de la foi chrétienne est d'affirmer que Dieu est amour. Savez-vous
la réponse que je me suis attirée : « Ça ne
se voit guère ! » C'est pourquoi il faut être très
délicat et ne pas affirmer que Dieu est amour, comme on affirmerait
que deux et deux font quatre [...]. « Si Dieu existait et si Dieu
était amour, de telles choses n'arriveraient pas : la guerre, la
torture, la maladie, l'épidémie, la trahison sentimentale,
le deuil, etc. »
On comprend que, de tout temps, l'existence du
mal a été invoquée comme argument contre l'existence
de Dieu. Si le mal et la souffrance existent, il n'est pas possible que
Dieu soit. On comprend que, de tout temps aussi, les penseurs se soient
employés à justifier Dieu, à l'innocenter, à
essayer de montrer que Dieu ne pouvait pas faire autrement, comme s'il
fallait plaider en faveur de Dieu pour le déclarer innocent de tout
le mal et de toute la souffrance qu'il y a dans le monde.
TROIS PLAIDOIRIES POUR INNOCENTER DIEU
A mon avis, toutes ces tentatives pour innocenter
Dieu n'aboutissent pas et c'est pourquoi mon dessein est de vous recommander,
dans l'usage de ces arguments, une extrême prudence.
1° Le mal serait l'ombre du bien
Il faut intégrer le mal dans un plan ou
une réalisation plus vaste où il joue le rôle de moyen
ou de condition nécessaire pour un plus grand bien. De même
que, dans un tableau de Rembrandt, les ombres sont nécessaires à
l'harmonie de l'ensemble, la lumière ne serait pas si belle s'il
n'y avait pas d'ombre, de même, par rapport à la beauté
du monde, le mal et la souffrance sont nécessaires pour faire ressortir
le bien. Allez dire cela à quelqu'un qui souffre ! [...]
Le chrétien doit refuser une telle argumentation,
car il se place au point de vue du sujet, de celui qui souffre et qui subit
l'injustice. Et il pense qu'une telle justification du mal est non seulement
superficielle mais injuste et donc, si elle est injuste, elle est aussi
un mal. Ce n'est pas faire disparaître le mal, c'est ajouter le mal
au mal. [...] C'est la personne qui est au coeur du christianisme. Nous
insistons beaucoup, à l'heure actuelle, sur la communauté
et nous avons raison. Mais communauté signifie communauté
de personnes et les communautés finalement existent pour le bien
des personnes. Chaque être humain est l'objet d'un amour infini de
Dieu. Il ne peut pas être une condition pour autre chose, un moyen
pour la beauté du monde. [...]
On dit qu'au plan physique la douleur est un avertissement
utile et qu'au plan spirituel surtout l'épreuve est purifiante.
Peut-être n'est-ce pas complètement faux ! La souffrance peut
engendrer un sursaut de courage, la faute elle-même peut engendrer
un redressement. [...] Mais qu'est-ce que cela prouve ? Si la douleur est
un avertissement, on peut toujours demander avec Max Scheler : faut-il
que ces signaux soient douloureux ? Pourquoi est-il nécessaire qu'ils
fassent mal ? Il pourrait très bien y avoir des sonnettes d'alarme
qui ne fassent pas mal, il pourrait bien y avoir d'autre maître que
la souffrance pour que l'homme devienne véritablement adulte.
On dit encore : Dieu ne veut certainement pas le
mal mais il le permet. Que pensez-vous de cette distinction ? Je multiplie
les points d'interrogation, vous n'êtes pas obligés de penser
comme moi, vous pouvez estimer que ces plaidoiries sont efficaces, mais
je vous laisse aux prises avec ceux qui souffrent ou avec les esprits qui
sont exigeants. [...]
Dans toutes ces tentatives pour innocenter Dieu
ou pour résoudre le problème du mal, il s'agit de rendre
acceptable pour Dieu ce qui scandalise ou révolte notre conscience.
C'est tout de même un peu fort ! [...]
2° La souffrance serait un châtiment
C'est un thème très ancien qu'on
trouve dans certains passages de l'Ancien Testament. Nous connaissons tous
les formules populaires : après tout, tu l'as bien mérité
! tu es puni par où tu as péché ! L'homme souffrirait
parce qu'il pèche.
Les objections sont aussi très anciennes.
Il apparaît bien vite que le mal et la souffrance ne sont nullement
répartis à nos yeux conformément aux mérites
de chacun. Malebranche, prêtre du XVIIe siècle, écrit
: « Le soleil se lève indifféremment sur les bons et
les méchants, il brûle souvent les terres des gens de bien,
alors qu'il rend fécondes celles des impies. Les hommes ne sont
pas misérables à proportion qu'ils sont criminels. »
Par conséquent, si l'on parle de justice, il ne peut s'agir que
d'une justice divine toute différente de la nôtre. On risque
fort de lui prêter ce que l'on veut et de lui ôter toute signification.
En outre, on rend incompréhensible ou illusoire la révolte
de la conscience. Il est bon, il est sain que notre conscience soit révoltée
par le mal et par la souffrance.
En face d'une telle conception, on a toujours élevé
une protestation au nom de la souffrance de l'enfant innocent et de l'homme
juste. Il est tout de même choquant d'affirmer que les souffrances
de l'enfant sont méritées. [...]
En vérité, il n'y a rien de plus
déplaisant que cette prétention à lire, dans les malheurs
individuels ou collectifs, le jugement de Dieu. Cela suppose une fausse
conception de la Providence. Lorsque j'étais enfant, on me disait
d'un homme qui revenait de tromper sa femme et qui était victime
d'un accident de chemin de fer : ah ! c'est la justice immanente de Dieu,
c'est le châtiment, il l'a bien mérité ! Je n'avais
pas la répartie très vive, mais, plus tard, je me suis dit
: les accidents de la route ou de chemin de fer au retour d'un pèlerinage
à Lourdes, est-ce la justice divine ? Allons donc, la Providence
n'est pas dans les freins de la voiture ou de la locomotive qui n'ont pas
fonctionné. Il est facile de dire n'importe quoi et de faire intervenir
Dieu dans l'histoire n'importe comment. [...] Je crois très fort
à la Providence : elle ne se situe pas au niveau des événements
mais à celui des consciences (sauf miracle, ce qui est extrêmement
rare !). [...]
Ces plaidoiries, dans leur effort pour justifier
Dieu du mal, aboutissent toujours à justifier le mal lui-même,
ce qui revient à dire que le mal est finalement un bien. Le mal
justifié n'est plus le mal, puisque le mal est précisément
l' « injustifiable » [...]. On ne parvient pas à justifier
le mal sans heurter la conscience.
3° Le mal se rattacherait à la liberté de l'homme
Voici plus sérieux : ce n'est pas Dieu,
dit-on, mais la liberté de l'homme qui est responsable du mal. Affirmer
que le mal naît de notre liberté semble à la fois innocenter
Dieu et échapper aux contradictions qu'il y a à vouloir justifier
le mal. Cette affirmation est valable mais insuffisante.
La liberté de la créature entraîne
la possibilité d'un mauvais usage de cette liberté, donc
la possibilité du mal moral et, parmi la multitude des conséquences
qui en découlent, se trouve en particulier la souffrance. Il est
très vrai qu'en bien des cas, l'homme est l'artisan de ses propres
maux. Supprimez l'égoïsme humain : incontestablement, une grande
part de la souffrance qui est dans le monde n'existera plus. Il faut même
pousser le plus loin possible cette recherche destinée à
rattacher chaque forme du mal (guerre, injustice sociale, etc.) à
des responsabilités humaines. [...]
C'est assez difficile à dire mais je suis
persuadé que nous sommes tous responsables parce que nous sommes
tous solidaires. Il y a un sens profond dans l'idée d'une responsabilité
qui dépasse nos actes individuels et qui rattache notre volonté
mauvaise à une carence dans l'ordre de l'amour. Notre égoïsme
est responsable de bien des choses. Max Scheler écrit : «
Le méchant aurait-il été méchant si je l'avais
suffisamment aimé ? » [L'homme du ressentiment]. On ne peut
nier que la plupart des gangsters sont des mal-aimés. Je pense toujours
à cette jeune femme de vingt-deux ans qui me disait que sa maman
ne l'avait jamais embrassée !
Pourtant, il est difficile de rattacher toutes
les formes du mal à la liberté de l'homme. Est-ce parce que
je fais un mauvais usage de ma liberté qu'il y a des raz de marée,
des éruptions volcaniques, des cyclones, des épidémies
? Il est tout de même difficile d'affirmer que c'est à cause
du péché que tous ces cataclysmes existent. [...]
Même si tout mal et toute souffrance ont
pour origine une ancienne démarche libre de l'homme, cela ne supprimerait
pas le scandale de la souffrance pour une conscience qui souffre sans avoir
elle-même causé sa souffrance. [...] Le problème rebondit
: reste à savoir pourquoi l'homme use si mal de sa liberté
et quelle puissance mauvaise ou quel penchant incline si fréquemment
la volonté à vouloir le mal. Il ne semble pas que la seule
finitude de la créature, son imperfection, suffise à rendre
compte de la fréquence et de l'intensité de toutes ces défaillances
de la volonté qui s'appellent péché ou crime.
Toute tentative de justification ou d'explication
du mal échoue. La conscience continue de protester. En toutes ces
argumentations, la conscience dénonce quelque chose qui est radicalement
insuffisant, pour ne pas dire dérisoire.
... peut devenir un mystère de purification
Notre protestation scandalisée contient
peut-être un enseignement : ne peut-elle pas nous amener à
prendre, en face du problème du mal, une autre attitude ? Au lieu
de chercher à tout prix en Dieu la justification du mal, ne faut-il
pas découvrir Dieu au sein même de notre protestation et de
nos efforts pour supprimer le mal ou, au moins, le surmonter ? «
Dieu se manifeste dans la larme versée par l'enfant qui souffre
et non dans l'ordre du monde qui justifierait cette larme » (Berdiaeff
[Esclavage et liberté de l'homme]).
Le chrétien, je dirai même le philosophe,
est invité à se détourner d'une explication du mal
qui ne peut être que stérile et insuffisante pour se tourner
vers l'attitude concrète que l'homme doit prendre en face du mal.
Il faut renoncer définitivement à trouver au mal et à
la souffrance une explication, une fonction, une finalité. Même
à l'intérieur de la foi, il n'y a pas d'explication au mal.
[...] Dieu n'explique pas le problème du mal, il n'est pas un professeur
qui nous donnerait des réponses de professeur à des questions
que nous lui poserions. Il ne répond pas à notre curiosité
intellectuelle. Le mal n'est pas fait pour être compris mais pour
être combattu.
Le mal est un non-sens, la souffrance est absurde.
Impossible de leur trouver un sens, mais peuvent-ils prendre un sens ?
Puis-je, moi, avec ma liberté, leur donner un sens ? [...] Pour
cela, je vous propose quelques réflexions très simples.
1° Maintenir les exigences de la conscience
Il faut d'abord lucidement reconnaître le
mal et refuser les fausses solutions. [...]
Ce sont les progrès de la conscience qui
font apparaître que, dans bon nombre d'institutions sociales et politiques,
il y a des choses qui ne vont pas et qu'il faut réformer. [...]
Ne nous résignons pas au mal, restons capables de le dénoncer,
et toujours avec davantage de lucidité.
2° La vocation à la joie est plus forte que le mal
La révolte de la conscience devant le mal
serait une absurdité si elle ne s'enracinait pas dans une certitude.
A moins de se résigner à l'absurdité de nos aspirations
les plus fondamentales vers la justice, le bien, l'amour, la fraternité,
à moins d'accepter de dire que tout cela n'est qu'illusion, il faut
bien admettre, derrière le refus ou le scandale du mal, une aspiration
qui, d'une certaine manière, nous assure déjà que
le mal est surmonté. N'est-ce pas parce que nous sommes faits pour
la joie, parce que notre vocation est le bonheur, que nous protestons contre
le mal et la souffrance ? J'affirme que si notre vocation, qui est gravée
au coeur de notre conscience, n'était pas une vocation à
la joie, notre indignation contre le mal et la souffrance ne serait pas
ce qu'elle est.
Par le salut proposé en Jésus Christ,
c'est, en définitive, la joie qui sera victorieuse. Le Christ nous
dit bien : « Je veux que là où je suis, vous soyez
avec moi » (Jn 14, 3). [...] Notre joie sera la Joie même de
Dieu.
3° Passer de l'avoir à l'être
C'est dans la foi qu'il nous est possible de donner
un sens à ce non-sens qu'est la souffrance. Je ne dis plus maintenant
: le mal, je dis : la souffrance. Le mal : il n'y a qu'une chose à
faire, c'est retrousser ses manches et travailler autant qu'il est possible
à le diminuer, sinon à le supprimer. [...] Pour que la souffrance
ne nous soit pas un scandale, il faut qu'elle soit pour nous un mystère
[...] de purification. [...]
Puisque le Dieu vivant n'est qu'Amour, puisque
ma vocation d'homme est d'entrer en Lui pour vivre à jamais de sa
Vie et être rendu capable d'aimer comme Il aime, il me faut bien
admettre que pas un atome d'égoïsme ne peut subsister là
où il n'y a que de l'amour. C'est pourquoi la plus haute joie, ce
qui fait que nous sommes chrétiens - ne faire qu'un éternellement
avec l'amour infini - s'accompagne nécessairement de la plus haute
exigence : être moi-même tout entier amour, être purement,
c'est-à-dire uniquement, amour, sans aucune attention à moi,
regard sur moi, repliement sur moi.
Or, il est bien certain qu'il y a en nous autre
chose que de l'amour. [...] Lorsque je dis à quelqu'un : je t'aime,
je ne suis jamais absolument sincère ; trop souvent et toujours
un peu, celui ou celle à qui je dis que je l'aime, est un moyen
pour l'amour que je me porte à moi-même. [...] Pour être
à Dieu, il ne faut pas être à soi. Pour ne plus être
à soi, il faut être arraché à soi. Mais l'arrachement
à soi est précisément ce que nous appelons la souffrance.
Toute souffrance peut être comprise, c'est
le sens que je peux lui donner, comme une mort partielle, une ébauche
de mort. La souffrance est le pion avancé de la mort tout au long
de la vie. La mort est le passage de l'avoir à l'être ou de
l'égoïsme à l'amour. Ces termes ici sont interchangeables
: l'avoir, c'est l'égoïsme, l'être, c'est l'amour. «
Bienheureux les pauvres » veut dire : bienheureux ceux qui sont et
qui aiment. Comme Dieu. Pour être vraiment, il faut que je sois dépouillé
de mon avoir. Ce dépouillement, c'est la souffrance. Et la mort
finale n'est pas autre chose que la fin de ce mouvement d'expropriation
qui me jette hors de moi pour que, n'ayant plus rien à moi, je sois
tout à Dieu et au Christ, pure relation à l'Autre et aux
autres, ce qui est la définition même de l'amour. Moyennant
quoi, je pourrai enfin entrer dans l'amour. [...]
Père François Varillon, Joie de croire joie de vivre,
Ed. Le Centurion
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