Sur le seuil de l'Eveil.
Après avoir considéré comment le Bodhisattva fait la synthèse entre dana et sila, ksanti et virya dans sa vie, dans son travail et dans son expérience spirituelle nous arrivons à une paire d'opposé plus raffinés : dhyana ou méditation, et prajna ou sagesse. Quand elles sont menées à la perfection, elles nous amènent sur le seuil de l'Eveil, et au couronnement de l'aspect de l'apparition la bodhicitta.
C'est à ce niveau très subtil d'expérience que le genre de langage que nous utilisons, les termes et les images au travers desquels nous essayons de l'appréhender, devient tout particulièrement perspicace.
Le langage des idées ou celui des concepts.
En général, nous disposons de deux modes principaux de communication : le langage des idées, ou des concepts, ou d'analyse rationnelle, et le langage des images et archétypes, mythes et symboles. Le Bouddha enseigna au moyen des deux et la tradition continua son exemple. Les deux sont d'importance égale. Le langage des concepts éveille le conscient, l'intelligence rationnelle, tandis que le langage des images, étant plus concret, immédiat, vivant, tend à nous émouvoir à des niveaux plus profonds: il fait appel à des profondeurs inconscientes.
Au niveau intellectuel, le bouddhisme, historiquement parlant, est caractérisé par la clarté, l'honnêteté et une pensée rigoureuse. Le problème est que la plupart d'entre nous n'avons pas, en fait, l'habitude d'analyser des situations et des propositions, et d'arriver ainsi rigoureusement à des conclusions à partir d'une évidence clairement établie. Nous avons tendance à recourir aux pressentiments, bribes d'information, petits fragments de connaissances à partir desquels nous arrivons à toutes sortes de conclusions bizarres.
En tant que bouddhistes nous avons besoin de nous encourager mutuellement à penser plus clairement. Nous n'avons pas à être tatillons ni à rechercher la controverse, mais nous devons être sûrs que nous savons de quoi nous parlons. Par exemple, que veulent dire vraiment les mots que nous utilisons? Si ce sont des traductions, du Pali ou Sanskrit par exemple, savons nous jusqu'à quel point elles sont correctes? Et même savons nous vraiment la signification des mots que nous utilisons dans notre propre langage?
Les dictionnaires sont pleins de surprises intéressantes. Nous n'avons pas à être tous des intellectuels, mais quand nous utilisons le langage nous pouvons essayer de le faire avec clarté et précision, sinon il nous donnera des idées vagues et erronées. On n'évite pas les dangers de l'intellectualisme en étant relâché : une pensée relâchée peut même entraver notre développement spirituel. Il est vrai que la vue pénétrante transcendantale est indépendante de la pensée conceptuelle, mais elle n'arrive pas de nulle part. Elle apparaît sur la base de l'expression conceptuelle du Dharma. C'est en pensant au concept de l'impermanence que l'on conçoit la vérité de l'impermanence. La compréhension intellectuelle vient d'abord, c'est une sorte de tremplin.
On en vient à un concept intellectuel, raffiné et précis, tel que sunyata, c'était la communication originelle par le Bouddha de son expérience transcendantale. Comment peut on retrouver l'expérience transcendantale elle même, à partir d'une formulation conceptuelle est une expression, à moins de comprendre parfaitement cette expression conceptuelle?
Pour arriver à la vue pénétrante.
La méthode traditionnelle pour arriver à la vue pénétrante est de réfléchir à une formulation conceptuelle exprimant la vue pénétrante du Bouddha, ou celle d'un de ses disciples. En réfléchissant, avec l'esprit concentré, sur une formulation que l'on a clairement comprise, on a un aperçu de sa teneur transcendantale.
On peut avoir une réalisation de la vérité de l'impermanence rien qu'en regardant une feuille qui tombe. En fait, cela est arrivé. Mais quel serait le processus véritable? Comment passe-t-on de cette expérience à la vérité universelle de l'impermanence? Il n'est probablement pas suffisant de voir une feuille tomber. On doit en voir une autre, et encore une autre, et ainsi en arriver à la réalisation que toutes les feuilles tombent. On ne fait pas seulement que voir une feuille tomber, l'esprit traverse un certain processus conceptuel.
On peut développer la vue pénétrante en visualisant l'image d'un Bouddha ou d'un Bodhisattva, mais il faut reconnaître l'image pour ce qu'elle est. La vue pénétrante naît de ce genre de pratique, non pas parce que l'image visualisée est une image transcendantale, mais parce qu'on la voit comme en même temps réelle et irréelle. Durant la pratique, l'image prend vie de façon intense et vivante et cependant nous gardons à l'esprit le fait qu'elle est apparue en dépendance de causes et de conditions et n'est donc pas complètement réelle. Réfléchissant ainsi, on comprend que ni le concept "réel", ni le concept "irréel" ne sont suffisant pour exprimer la vraie "réalité" de la situation. "Réalité" transcende réel et irréel, existence et non-existence. Ainsi on réalise la vérité à l'aide de certaines formulations conceptuelles qui sont, à leur niveau intellectuel, le reflet de la réalité transcendantale qu'elle expriment. Ceci est le processus traditionnel. On ne passe pas directement de la perception à la vue pénétrante, il y a toujours le stade conceptuel intermédiaire.
La méditation comme clarification de l'esprit.
Cependant, la méditation est en soi un processus de clarification de l'esprit. En fait on ne peut pas séparer méditation et penser clairement. Dans toutes les traditions bouddhiques, des gens ordinaires, sans aucun don intellectuel ou culturel ont atteint la vue pénétrante. Dans la plupart des cas, ils l'ont fait après s'être débarrassé, grâce à la méditation, de tout parti pris par le mental, de toute tendance, préconception, préjugé, et conditionnements psychologiques et même culturels. Leur esprit peut alors fonctionner librement et spontanément.
La méditation inclus non seulement samatha-bhavana, le développement du calme, mais vipassana-bhavana, le développement de la vue pénétrante. Grâce à samatha-bhavana, grâce à l'expérience des dhyanas, on purifie son intelligence, pour qu'elle puisse reconnaître les formulations conceptuelles avancées par la tradition, ou avoir ses propres formulation conceptuelles qui servent alors de tremplin au développement de la vue pénétrante.
La méditation, j'utilise le terme ici comme signifiant une combinaison de samatha et de vipassana, est l'union des émotions purifiées et de l'intelligence clarifiée. En terme bouddhiste c'est cinta-mayi-prajna, "la sagesse venant de la réflexion", en combinaison avec la positivité émotionnelle des dhyanas et des quatre brahma-viharas. Cette combinaison, intensifiée et élevée à son plus haut niveau, est ce qui permet l'apparition de la vue pénétrante. Ainsi la vue pénétrante est une expérience affective autant qu'intellectuelle. On pourrait dire que le bouddhisme est synonyme de ces deux chose: positivité émotionnelle et clarté intellectuelle. A leur plus haut niveau, elles sont compassion et sagesse, et à ce niveau, les deux, bien que distinctes, sont inséparables.
La clarté intellectuelle.
On n'arrive pas à la clarté intellectuelle en s'éduquant d'avantage, en lisant plus de livres ou en devenant un intellectuel. En fait, être absorbé par la théorie est aussi défavorable qu'avoir une pensée nébuleuse. Vouloir en savoir toujours plus sur la théorie et la philosophie du bouddhisme dans le vain effort de consommer le plus de bouddhisme possible, le plus rapidement possible ne fera que nous donner une indigestion intellectuelle. Beaucoup de présentations modernes du bouddhisme utilisent tellement de concepts, de pensée, et de philosophie bouddhiques que l'on peut avoir l'impression de quelque chose de spécifiquement intellectuel, et même intellectuel de manière accablante. Il peut sembler que, pour le comprendre, il faille suivre des cours rigoureux de logique, métaphysique et épistémologie. Mais dans l'Inde ancienne, quand l'enseignement spirituel était entièrement une question de transmission orale, les gens recevaient exactement ce dont ils avaient besoin à un moment précis. Vous ne pouviez pas lire un livre décrivant les stades de la voie sur l'Eveil. Vous n'aviez peut être aucune idée de l'Eveil. Vous alliez voir le maître et il vous disait, après une brève conversation ou après vous avoir regardé de haut en bas: "vas-t'en et pratique ceci". Vous partiez et le pratiquiez, pendant plusieurs années peut être, et quand vous aviez suffisamment maîtrisé la pratique, il vous donnait d'autres enseignements à pratiquer. On ne vous aurait certainement pas donné un aperçu théorique.
De nos jours, on nous donne constamment ces aperçus théoriques. Que faire face à la quantité de théorie bouddhiste qui nous entoure? La solution probablement est " plus et plus de moins et moins": en d'autres termes de se focaliser sur très peu de textes ou d'enseignements, ou d'approches du Dharma, mais d'en approfondir notre expérience à travers la pratique, la réflexion et le questionnement. En fait, cette réflexion et ce questionnement doivent être réels. Nos réflexions et nos questions doivent être bien nôtres, pas juste un jeu de réarrangement de concepts. Une vraie question jaillit de notre propre expérience, de nos propres conflits.
<< Les livres et les mots que vous ne mettez pas en pratique, abandonnez les ! >>
tel est la robuste déclaration du grand maître Padmasambhava.
La culture occidentale étant ce quelle est, notre souhait est probablement de faire au moins un tour d'horizon rapide de tout le domaine. Mais l'ayant fait nous devrions revenir là où nous sommes vraiment et pratiquer et étudier en accord avec cette conception.
Le langage des mythes et des symboles.
Le Bouddha utilisait le langage de l'analyse conceptuelle claire mais parfois il utilisait un tout autre langage pour communiquer le Dharma, comme lorsque, selon la tradition Zen, au milieu d'une assemblée de moines, il leva simplement, sans un mot, une fleur dorée. Parmi tous les disciples, un seul, Mahakasyapa compris ce que le Bouddha communiquait, et répondit par un sourire. Et c'est ainsi, dit-on, que le Zen commença. Ce grand mouvement spirituel qui s'étendit en extrême orient et produisit des centaines de maîtres éveillés, ne jaillit pas d'un système philosophique ou d'un long discours mais d'une action toute simple : l'élévation d'une fleur dorée dans laquelle on pouvait discerner la sagesse de tous les Bouddhas. C'est ce que Mahakasyapa compris et c'est pourquoi il sourit. Il pensa probablement que le Bouddha n'avait jamais rien fait de plus merveilleux dans toute sa vie que d'élever cette fleur dorée qui, maintenant encore, continue à transmettre sa beauté.
Cette dimension de la communication nous est probablement peu familière mais en nous plongeant dans les légendes, mythes ou symboles, nous pouvons apprendre à comprendre et même à parler ce langage.
Ces deux modes de communication sont vitaux pour la compréhension, et l'expérience, des cinquième et sixième perfections, dhyana et prajna.
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