Livre « Karmapa » de Jean-Paul Ribes
mercredi 1er mars 2000 par Webmestre
Fin décembre dernier, Orgyen Trinley Dordjé, reconnu par les Tibétains comme le dix-septième karmapa, s’enfuyait de son pays, occupé par la Chine, pour rejoindre le Dalaï Lama à Dharamsala. Le livre "Karmapa", de Jean-Paul Ribes (Fayard), raconte cette évasion spectaculaire.
Extraits
Tsurpou, 28 décembre 1999, 22 h 30.
Les nuits d’hiver sont glaciales dans la vallée de Tolung, une gorge sauvage à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Lhassa. Le monastère est silencieux. La plupart des moines ont regagné leur chambre, répétant encore une fois les textes qu’ils doivent mémoriser pour le lendemain. Quelques fonctionnaires chinois tuent leur ennui devant un feuilleton à l’eau de rose sorti des studios de Shanghai. Près du réfectoire, un gros poste de télévision a été installé récemment. Les moines y guettent avec attention les informations soigneusement aseptisées, diffusées par la chaîne officielle de la région autonome. A l’étage le plus élevé se trouvent les appartements privés du karmapa, Orgyen Trinley Dordjé, un garçon de 14 ans qui mesure déjà près de un mètre quatre-vingts et qui ce soir-là se livre à un étrange manège. Il s’approche régulièrement de la fenêtre, comme s’il observait quelque chose. Au pied de l’édifice, un véhicule 4x4 Mitsubishi est garé. Il doit partir à l’aube, emportant à son bord un des membres de la direction du monastère pour une longue tournée au nord-ouest du pays. Officiellement du moins. La réalité est tout autre.
Calmement le karmapa a changé sa robe de moine pour un gros pantalon et une veste de montagne ; il a jeté dans un sac quelques objets personnels, une paire de lunettes noires, une casquette.
Depuis la veille, prétextant une retraite spirituelle de huit jours, il ne reçoit plus personne à l’exception de son secrétaire personnel, un moine d’une soixantaine d’années qui précisément vient de pénétrer dans la pièce. Tous les deux se dirigent vers une porte fenêtre, qu’ils ouvrent sans bruit pour gagner une terrasse ornée d’une effigie de la déité protectrice de la lignée Karma Kagyu, le « Grand Noir » Mahakala Pernachen.
C’est le début d’une aventure longuement préparée, dans un secret total, par trois ou quatre conjurés. Une fuite rocambolesque hors du Tibet occupé par la Chine et qui marquera les tout premiers jours de l’an 2000.
[...]
Pour le moment les deux hommes se sont arrêtés brusquement, alors qu’ils étaient parvenus au bout de la terrasse et qu’ils s’apprêtaient à sauter pour rejoindre le chauffeur qui les attendait auprès du véhicule. Celui-ci s’était tout à coup mis à parler à haute voix, comme si quelqu’un l’avait interpellé et qu’il ait voulu ainsi avertir ses futurs passagers d’une présence inattendue.
Qui ? Ils ne sauront jamais. Mais mieux valait être prudents. Depuis plusieurs mois, les espions à la solde des chinois s’étaient multipliés, relevant chaque détail pour en faire un rapport à leurs maîtres.
Enfin les voix se taisent. Dans l’obscurité totale ils sautent du toit et se précipitent dans la voiture, qui démarre doucement. A bord ils sont quatre : deux chauffeurs, qui vont se relayer sans discontinuer pendant les quelque trente-six heures du voyage, le karmapa et son secrétaire.
Après quelques kilomètres sur la route rocailleuse que des disciples taïwanais ont promis de goudronner au printemps prochain, la voiture s’arrête un instant pour prendre à son bord deux nouveaux passagers : un lama, chargé des provisions pour la route, et son chauffeur, qu’il vient de mettre dans la confidence. [...]
Le véhicule prend la route vers le sud, puis vers l’ouest, pour rejoindre la vallée du Tsangpo et le chemin des pèlerins que leur dévotion conduit au mont Kailash, la montagne sacrée qui servit, dit-on, d’échelle aux dieux pour descendre sur terre. Il va falloir parcourir plus de six cents kilomètres, le plus souvent sur un sol rocailleux mais sec, presque toujours gelé, ce qui évite de s’embourber ou de souffrir de l’excès de poussière.
L’itinéraire a été soigneusement repéré plus de deux mois auparavant par deux conjurés, qui ont été jusqu’à prendre des photos des postes de garde chinois.
[...]
Il s’agit donc de rouler, de nuit le plus souvent, vers la frontière du Mustang, le royaume « interdit » du Népal, qui forme comme une excroissance au sud-ouest du Tibet occupé. Cette route présente l’avantage d’être pour l’essentiel déserte. On évitera tout ce qui ressemble à une agglomération, siège des casernements de l’Armée populaire de Libération chinoise.
Peu avant la frontière du Mustang s’élève un vaste camp militaire, surplombant la route, qui constitue un véritable danger. La voiture laissera donc son précieux passager et ses compagnons marcher quelques heures pour contourner l’obstacle. Seuls deux chauffeurs restent à bord. Par des chemins de traverse, à flanc de montagne, on ne risque pas de se faire repérer. D’autant qu’on a pris la précaution d’effectuer cette fraction de chemin en pleine nuit. C’est la première épreuve physique, car jusque-là les choses se sont plutôt bien passées. [...]
Il est maintenant près de minuit ce 29 décembre. Deux membres de l’équipée seulement sont restés à bord de la Jeep, qui tous feux éteints se glisse devant l’immense camp militaire chinois. Le reste de la troupe, dont le karmapa, s’accroche à la montagne qui surplombe le camp et qu’il faut contourner pour retrouver la route. Ils n’utilisent de même aucune lumière. Toute lueur se repère à des kilomètres dans cette nuit noire. Le sentier est étroit, la terre gelée, les chutes fréquentes. On se rattrape comme on peut en agrippant des buissons d’épineux, qui laissent des traces douloureuses sur les mains.
A l’arrivée, pas de Mitsubishi en vue. Il est 5 heures du matin et les premières lueurs de l’aube éclairent les sommets. Qu’est-il arrivé aux chauffeurs ? Ont-ils été pris ? Les marcheurs, qui sont maintenant hors de vue du camp, décident de poursuivre leur chemin vers la frontière népalaise, qui n’est plus qu’à quelques dizaines de kilomètres. Certes un autre camp militaire doit être évité, ce qui risque de rallonger sérieusement la route, mais que faire ?
Après une heure de marche, les dieux se manifestent. La Mitsubishi apparaît dans le petit jour, roulant en sens inverse. En réalité, elle a dépassé le check-point dans l’obscurité et revient donc sur ses traces, à la rencontre du groupe.
Cette fois-ci, on prend le risque de passer dans le champ de vision du second camp, le plus proche de la frontière. Le froid très vif qui règne sur le haut plateau - on est à plus de 4 500 mètres - incite semble-t-il les militaires chinois à rester au chaud. Rien ne bouge ; la Jeep accélère.
A 4 800 mètres c’est le col du Kore-la ; de l’autre côté, la liberté, ou presque. [...]. Au-delà s’étend le Mustang.
Royaume minéral, royaume interdit. Une rivière sacrée dédiée à Kâli la Noire, la Kâli Gandaki, se fraie un chemin entre deux des plus hautes montagnes du monde, le Dhaulagiri (8 172 m) et l’Annapurna (8 078 m), à travers des gorges vertigineuses, profondes parfois de plus de 5 000 mètres. [...]
Certes, si les paysages y sont d’une force saisissante et les habitants plus libres et accueillants que dans beaucoup d’autres contrées, on ne saurait en dire autant des routes. Elles sont d’ailleurs presque inexistantes dans ce pays qui a longtemps ignoré l’usage de la roue - il est vrai peu adapté à son relief - et qui est passé directement du cheval à l’hélicoptère.
La Mitsubishi donne d’ailleurs des signes d’essoufflement et on risquerait de la remarquer et ainsi de compromettre la suite du voyage. On la confie donc à un petit groupe de fidèles. Avaient-ils été mis dans la confidence ou prévenus grâce à l’un des trois téléphones cellulaires dont s’étaient munis les équipiers du karmapa ?
Toujours est-il qu’ils sont au rendez-vous pour accueillir les pèlerins de la liberté. Ils ont avec eux des chevaux.
La descente du Kore-la jusqu’à Lo Matang (3 750 m), la capitale, une bourgade d’un millier d’habitants, s’effectue sans encombre, en un peu plus de deux heures.
Enfin le karmapa et sa suite vont pouvoir dormir sous un toit. La nuit sera courte, car le chemin choisi pour traverser le Mustang sans se faire remarquer n’est pas des plus faciles. Après quelques heures de marche en direction du sud, au lieu de se laisser tranquillement descendre le long de la Kâli Gandaki jusqu’à Jomosom, l’aéroport d’altitude où les trekkers débarquent en hélicoptère, les échappés du Tibet ont décidé d’obliquer vers l’est pour rejoindre Manang, à l’ombre du massif de l’Annapurna. Les voici donc sur un sentier bordé de pics rocheux, si étroit parfois et si dangereux que les chevaux doivent être menés par la bride. Objectif, le col du Thorung-la, à plus de 5 500 mètres d’altitude, qui ouvre vers la plaine népalaise. La montée est épuisante. La nuit est tombée ; il n’y a pas de lune et l’expédition court le risque de se perdre dans ce désert de pierre.
[...]
Un peu de neige est tombée, amortissant tous les bruits, mais se transformant vite en glace lorsqu’elle atteint le sol. Le col du Thorung-la est décrit par l’ensemble des guides de la région comme un endroit particulièrement inhospitalier. Les avalanches y sont fréquentes, les chemins quasi inexistants et la plupart du temps, en hiver, ils sont bloqués par la neige, de quoi détourner autant les touristes que l’armée népalaise. Car Orgyen Trinley Dordjé est un voyageur sans papiers et le Népal est loin de constituer pour lui une terre d’absolue sécurité étant donné les relations que Katmandou entretient avec Pékin. [...]
La montagne malgré sa rigueur se montre relativement clémente. Après environ vingt-quatre heures de marche, les voici en vue de Manang, à l’heure où la nuit tombe. On leur a préparé un refuge dans un chalet qui accueille d’ordinaire des touristes, absents en cette saison. Ils dorment. Le 2 janvier au matin la montagne résonne du bourdonnement d’un hélicoptère. Ici les petites Alouette, pouvant embarquer jusqu’à cinq passagers, sont un moyen de transport courant pour ceux qui en ont les moyens. Car une rotation Manang-Pokara coûte environ 2 000 dollars US, pour à peu près une demi-heure de vol. Cette fois-ci les passagers de l’hélicoptère ne sont pas des touristes ordinaires. Il est probable que quelques dollars de plus auront convaincu administration et pilote de ne pas se montrer trop curieux et de déposer les passagers sur un terrain discret où un taxi les attend. A partir de ce moment le réseau des fidèles Kagyu peut pleinement jouer son rôle. Une grande prudence reste toujours de mise. [...]
Arrivés à Delhi le 4 janvier au soir, on abandonne le taxi pour prendre immédiatement une nouvelle voiture. Cette fois la route devrait être plus courte. Une dizaine d’heures pour rejoindre Dharamsala. La nuit se passe sans encombre mais au petit matin un épais brouillard montant vers l’Himalaya masque entièrement la route. Le chauffeur et ses passagers sont fatigués. A quelques kilomètres du but, tout bascule brusquement. La voiture quitte la route et se retrouve dans un champ. Mais les dieux veillent. Personne n’est blessé, après deux heures d’attente on peut repartir. Et finalement c’est vers 10 heures le 5 janvier 2000 que l’équipée se termine devant l’hôtel Bhagsu à Mc Leod Ganj. Les joues brûlées par l’altitude, les mains durement griffées, le garçon de 14 ans, qui vient d’accomplir un véritable exploit, malgré l’épuisement a le sourire accroché aux lèvres. « Durant tout le voyage c’est le bonheur qui m’a comblé mieux que la nourriture », nous dira-t-il plus tard. Avant que le bruit de son arrivée ne se répande dans la ville, il faut avertir Sitou Rinpoché, le maître bienveillant, qui se trouve dans son monastère de Sherabling, à trois heures de Dharamsala.
Et, bien sûr, annoncer la nouvelle au Dalaï Lama. [...]
Il fait frais, le jeune homme frissonne.
Le Dalaï Lama envoie chercher sa lourde cape de méditation dans laquelle il s’enveloppe au petit matin, vers 4 heures et demie ou 5 heures, lorsqu’il commence ses exercices spirituels.
Il la glisse sur les épaules de l’adolescent, qui le dépasse d’une tête, comme un père prendrait soin de son fils, devait raconter un témoin.
« Vous devez être fatigué ? », demande-t-il.
« Oui, je le suis », répond le karmapa en souriant de bonheur.
Editions Fayard
Source : Nouvel Observateur - N° 1859
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