LA VACUITÉ
STEPHEN BATCHELOR
Ce texte est la transcription d’un enseignement donné par Stephen Batchelor dans le cadre des retraites de méditation organisées par Dharma Network Paris / Terre d’Eveil. Cet enseignement fut dispensé au Forum 104, à Paris, le dimanche 16 septempbre 2003. L’enseignement est livré tel quel. Merci à Evelyne Boutron, à qui nous sommes redevables pour le travail de transcription.
Je voudrais aborder cet après-midi le sujet de la vacuité. Je commencerai avec quelques citations des textes classiques du bouddhisme et continuerai en essayant de lier ces idées classiques avec ce que nous faisons ici, ce que nous apprend la méditation Vipassana.
Voici donc quelques passages qui viennent du canon Pali, c’est à dire la collection des textes bouddhistes les plus anciens.
Quelqu’un demande :
- "Qu’est-ce que la libération de l’esprit par la vacuité ?"
Le Bouddha répond :
- "Le moine s’installa au pied d’un arbre dans la forêt ou dans une hutte vide ; il réfléchit ainsi : Ceci est vide de soi ou de ce qui appartient à soi.
Voilà la libération de l’esprit par la vacuité".
Beaucoup d’idées dans ce texte sont assez simples.
D’abord il y a un lien très fort entre l’idée de la vacuité et l’idée de la libération. Il est souvent dit que le Dharma a le goût de la libération, le goût de tout ce que le Bouddha a enseigné. Il dit une fois que, de même que l’océan est imprégné du goût du sel, de même le Dharma est imprégné du goût de la libération.
Il y a une tentation à considérer la libération comme une sorte de salut, quelque chose d’ultime, de très spécial, un peu comme l’éveil. Mais, dans le bouddhisme, il faut savoir que chaque terme est toujours compris dans un contexte.
Quand on dit que quelqu’un est libre, il faut spécifier : libre de quoi ? La libération en soi n’a aucun sens.
Quand on parle de devenir libre dans le bouddhisme, il faut préciser très clairement, très précisément ce qu’on essaye de quitter, de laisser tomber. C’est une certaine relation avec soi-même.
La saisie
La libération est la libération d’une certaine façon d’être, fondée sur une crispation, sur une saisie. Cette saisie n’a rien à faire avec les idées que nous avons philosophiquement, intellectuellement, de ce que nous sommes. La saisie est imprégnée dans la structure corporelle de notre être. C’est une crispation émotionnelle.
Cette crispation, nous pouvons la noter par exemple quand nous nous sentons honteux, embarrassé, quand quelqu’un par exemple nous regarde et que nous avons le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal. On ressent alors une conscience de soi presque physique comme une crispation physique fortement reliée avec le sentiment de soi. C’est à ce niveau-là que le bouddhisme s’intéresse au problème du soi.
Il n’y a pas de problème d’avoir un soi, un ego ; c’est simplement la façon dont les êtres humains construisent leur vie, se reconnaissent, reconnaissent les autres, suivent leurs aspirations. Le soi, c’est ce que nous sommes, et ça, ce n’est pas problématique. Mais ce soi devient problématique quand il est séparé du corps, des émotions, des pensées, de toutes les relations que nous avons avec le monde. Quand on se sent dans cette conscience extrême de soi, on est coupé, détaché de tous les liens, aliéné. On se sent alors vraiment seul, coincé dans ses propres sentiments d’être soi. Et pour les bouddhistes, ces sentiments ne sont pas nécessaires, c’est une sorte de maladie existentielle, quelque chose qui est de trop, pas nécessaire.
La méditation et la vacuité sont alors les moyens pratiques pour découvrir une voie, un chemin, pour relâcher cette prise, trouver une certaine ouverture. Evidemment, ce n’est pas aussi simple que ça. On ne peut pas dire aux autres : "relâchez cette saisie". Ce n’est pas du domaine de la volonté. Il faut donc trouver les moyens qui vont au-delà de la volonté.
Les pratiques que nous faisons ici sont des moyens d’apprendre une autre façon d’être dans le corps, dans le monde. Et cette attention à la respiration, au corps, marcher lentement, s’asseoir pendant des heures, il est bien possible que vous les trouviez un peu ennuyeuses. Mais il faut, dans ces moments d’ennui, réfléchir pourquoi nous faisons ces choses-là. Dans la pratique de la méditation,
Il s’agit de regarder le monde et soi-même comme processus au lieu d’une chose fixe.
D’apercevoir le changement. Le changement n’a aucune valeur en soi. La seule valeur de cette attention au changement est de remplacer cette idée fixe, innée, de la permanence du moi, de la permanence des choses que nous aimons et que nous détestons, par une compréhension issue de l’expérience de la nature changeante de toutes les choses. Après avoir fait la méditation, surtout après une retraite, on aperçoit peut-être une certaine transformation dans la façon dont on perçoit les choses. Et c’est très intéressant de remarquer ça. Parce que, quand nous commençons à voir que les choses changent, ça nous rend plus vivaces. Peut-être avez-vous remarqué cela dans le jardin. Nous arrivons ici après une semaine de boulot, de stress etc., et ce stress, ces angoisses n’ont pas seulement un effet sur notre propre expérience intérieure dans le sens de déprime mais ils colorent aussi la façon dont nous regardons le monde, dont nous faisons l’expérience des choses autour de nous. Ces choses deviennent un peu opaques, ternes, pas très vivantes, et même pas du tout intéressantes. Nous ne sommes pas fascinés par les choses. Nous avons l’impression parfois que les choses sont contre nous-mêmes. Le monde devient presque menaçant.
Mais si on laisse tomber ces sentiments, cette angoisse, cet attachement, cela a deux effets. Un effet en nous-mêmes : nous nous sentons un peu plus détendus, ouverts, à l’aise, décrispés et
En même temps le monde se transforme aussi en quelque chose qui est presque étincelant, éblouissant.
Les couleurs et les sons deviennent plus vivants. Même une feuille sur un arbre devient quelque chose que nous pouvons regarder avec un certain émerveillement au lieu d’y être complètement indifférent. Cette transformation de la perception est quelque chose que nous pouvons vérifier par nous-mêmes, qui se trouve au cœur de ce que nous faisons ici, et qui est en même temps un chemin qui nous mène vers cette expérience de la vacuité.
La vacuité est cette façon de parler d’un monde et d’une expérience de soi-même qui s’ouvrent au lieu de se refermer. Pour moi, ceci est la dynamique principale, la dynamique entre enfermement et ouverture. Le Bouddha est un symbole d’ouverture, de lâcher toutes ces saisies qui nous piègent dans une solitude névrotique où nous nous sentons coupés des liens et des relations avec le monde.
Mais on trouve aussi autre chose dans cette citation : le Bouddha conseille aux moines d’aller dans la forêt, de s’asseoir dans une hutte vide et de réfléchir : ceci est vide. Ca veut dire que la nature même éclaire cette possibilité d’être vide. Parce que la nature, c’est toutes les choses naturelles qui n’ont pas de propriété humaine et sont libres de tous les désirs, les craintes, les ambitions humaines. Et il est possible aussi d’avoir une telle expérience de soi-même comme un organisme naturel qui émerge, qui dissout, qui va, qui vient sans obstacle, sans aucun empêchement de ses propres pensées, de ses désirs. L’expérience du corps, par exemple quand nous respirons, est l’expérience de quelque chose qui n’est pas sous notre contrôle. On a souvent l’impression que c’est moi qui dirige cet organisme. Dans un sens conventionnel, c’est sûrement vrai puisque ce n’est sûrement pas Martine qui me dirige, quoique des fois, pas toujours… Ce ne sont pas les autres qui nous dirigent. Si je prends une décision, c’est moi qui la prends, mais dans un sens plus profond, cet organisme est hors de mon contrôle. La vieillesse, la mort sont nos destins, ce n’est pas possible de les éviter, bien que nous tentions bien sûr de le faire. Mais finalement, si on ne meurt pas avant que la vieillesse commence, on va vieillir, on va mourir. Et ça, c’est le destin de tous les êtres. Dès qu’on est né, on commence à mourir. La mort n’est pas le contraire de la vie, elle est implicite dans la vie.
Il n’est pas possible en effet de concevoir une vie sans la mort. Comme dit le philosophe Heiddeger, l’être humain est destiné à la mort. C’est sa nature. Quand on dit qu’on vit, on pourrait aussi dire qu’on meurt. La vie, c’est un écoulement, qui se déverse dans la mort. Mais évidemment, on essaie de résister, de fuir ce destin en se refermant et c’est là quelque chose de tout à fait instinctif. On se renferme dans cette prise. Le soi, c’est cette façon de saisir, cette crispation. Nous sommes tellement habitués à cette crispation que nous avons l’impression qu’il y a là quelque chose à quoi nous tenons très fortement, que nous saisissons mais ce n’est qu’une saisie. C’est comme un poing fermé. Si on garde le poing fermé, on a l’impression qu’il y a quelque chose dans le poing mais c’est simplement cette force de refermer qui donne l’impression qu’il y a quelque chose. Alors que ce n’est que la crispation elle-même.
Cette libération de l’esprit par la vacuité montre que la vacuité est quelque chose d’assez central, essentiel. Mais en même temps, le Bouddha dit, dans un autre texte, que la vacuité, c’est "la demeure du grand être". Ce qui veut dire que quelqu’un qui a lâché prise, deviendra un grand être, une grande personne. Dans un sens, nous ne devenons pas ce que nous pouvons devenir parce que nous sommes bloqués par cet attachement à être moi, cette personne qui recule toujours. La vacuité, ce n’est pas l’abnégation de soi mais le lâcher prise de cette façon de saisir l’ego. Quand on commence à lâcher cette prise, on retrouve la possibilité de devenir "un grand être" comme dit le Bouddha, c’est à dire quelqu’un qui est toujours un individu. Mais on devient alors un individu encore plus différencié que la plupart des gens qui restent très engagés dans ce sentiment d’être ce petit moi qui se renferme tout le temps.
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