Par Pierre Haski | Rue89 | 08/03/2009 | 18H32
C'était il y a cinquante ans. Mais la page d'histoire n'a jamais été tournée, et continue de peser sur l'un des points de crise de la planète: le Tibet. Un demi-siècle après la fuite de Lhassa du dalaï lama, le "toît du monde" sous contrôle chinois reste sous haute tension, comme en témoigne la forte mobilisation sécuritaire à l'approche de cet anniversaire à haut risque.
L'approche de l'anniversaire du 10 mars 1959 est chaque année un moment difficile pour les autorités chinoises. L'an dernier, on se souvient que la répression des premières manifestations de moines avait dégénéré en émeutes antichinoises dans les rues de la capitale tibétaine, Lhassa, le 14 mars, faisant une vingtaine de morts et d'importants dégâts matériels, et replaçant la question tibétaine au coeur de l'agenda mondial.
Les autorités chinoises redoutent ce désormais double anniversaire, celui du soulèvement de 1959 et celui des émeutes du 14 mars 2008 et de la répression qui s'ensuivit. Ces derniers jours, un début d'agitation a été signalé parmi les moines des zones tibétaines du Sichuan, où un moine nommé Tabe s'est immolé par le feu vendredi 27 février devant le monastère de Kirti, dans la ville d'Aba. Le moine serait sorti de son monastère avec un drapeau tibétain à l'effigie du dalaï lama dessiné à la main, puis se serait aspergé d'essence avant d'allumer le feu.
Le poids de l'histoire
Il y a un demi-siècle, l'histoire a basculé dans cette partie du monde. Les troupes chinoises avaient pris le contrôle du Tibet peu après la victoire des troupes communistes de Mao Zedong à Pékin en 1949, mais avaient respecté jusque-là une autonomie relative à cette région placée sous l'autorité d'un chef religieux, le dalaï lama, quatorzième "réincarnation" du Bouddha de la Compassion. De vieilles photos montrent même le jeune dalaï lama, Tenzin Gyatso, qui n'a alors que 16 ans, en compagnie du chef de la révolution chinoise, un choc culturel profond.
Mao extorque au leader tibétain un "Accord en dix-sept points" signé le 23 mars 1951, qui intègre le Tibet dans la toute jeune République populaire de Chine, tout en lui garantissant la liberté religieuse et une relative autonomie. L'accord ne remet pas en cause les structures féodales héritées du passé, et qui font du Tibet d'alors une terre placée en coupe réglée par les monastères et réduisant une partie de ses habitants au servage.
Mais cette autonomie se révèle de plus en plus factice, et le parti communiste chinois (PCC) veut imposer aux Tibétains le système qu'il met en oeuvre dans le reste du pays: une modernisation à marche forcée doublée d'un égalitarisme absolu, et un abandon des "superstitions" religieuses. Le contexte de la guerre froide naissante accentue le climat de crise, d'autant que deux frères du dalaï lama critiquant sa soumission à la volonté de Pékin s'enfuient aux Etats-Unis où ils sont enrôlés dans un programme de déstabilisation de la CIA...
La crise arrive à son paroxysme en mars 1959. Les Tibétains sont convaincus que les Chinois, qui ont amassé des troupes, veulent tuer le dalaï lama. Le 10 mars, la foule assiège la résidence de son chef spirituel pour l'empêcher de se rendre à ce qui ressemble comme un traquenard chinois. La tension monte, et l'armée chinoise tire même quelques obus près de la maison.
Le 16 mars, finalement, conseillé par son "oracle", le dalaï lama s'enfuit en pleine nuit de Lhassa avec quelques fidèles, et gagne à travers les sommets enneigés l'Inde voisine, où Nehru l'accueille et lui accorde l'asile. En apprenant la fuite du chef spirituel des Tibétains, Mao aurait déclaré: "Dans ce cas, nous avons perdu la bataille"...
Le dalaï lama vit depuis un demi siècle à Dharamsala, en Inde, où il a été rejoint par quelque 250 000 réfugiés formant une véritable nation tibétaine en exil, avec son gouvernement, son parlement, ses rituels...
A Lhassa, la fuite du dalaï lama provoque une répression sanglante de ce soulèvement populaire, faisant des milliers de victimes -jusqu'à 80 000 selon les exilés, chiffre invérifiable- et plongeant le Tibet dans une situation de soumission totale à l'autorité chinoise. Le Tibet subira, comme le reste de la Chine, les outrances du maoïsme, à commencer par la Révolution culturelle dont un des aspects a porté sur la tentative d'éradication de la religion.
Le 10 mars 1959 marque la dernière tentative des Tibétains de résister massivement à la mainmise chinoise; c'est aussi le début d'un exil sans fin pour celui qui incarne historiquement ce peuple des montagnes, fort d'à peine quelques millions d'âmes et qui tente de maintenir sa culture et son identité dans un pays d'1,3 milliard d'habitants.
Cinquante ans après, le problème tibétain est entier
Les événements de l'an dernier ont montré que cinquante ans de pouvoir chinois absolu sur la "Région autonome tibétaine" n'ont rien changé au problème: les Tibétains vivent leur situation comme coloniale, un mot qui agace les Chinois qui, documents historiques à l'appui, disent que le Tibet est chinois.
Mais le problème est moins l'appartenance du Tibet à la Chine -même le dalaï lama affirme qu'il ne veut pas l'en détacher- que ce qui s'y passe. Une fois passées les outrances de la Révolution culturelle, le pouvoir chinois a changé de stratégie au Tibet et a joué la carte du développement économique et de l'intégration de plus en plus forte du Tibet dans l'ensemble chinois.
L'identité tibétaine est-elle soluble dans le matérialisme? C'est finalement sur cette question que repose le pari chinois, qui semble d'ores et déjà perdu. En déversant des milliards dans une des zones les plus pauvres de l'ensemble chinois, le gouvernement pensait calmer les critiques tibétaines contre l'afflux de Chinois Han dans la zone autonome, et affaiblir le poids de l'influence du dalaï lama et des moines.
La violence de l'an dernier contre les commerçants Han et contre tous les passants chinois a choqué le reste de la Chine, avec une sorte d'incompréhension face à ce qui est perçu comme une absence de reconnaissance face aux bienfaits de la modernisation chinoise. Fort d'un consensus intérieur solide, le gouvernement chinois n'a pas changé de stratégie, surtout à un moment où la crise économique commençait à frapper durement la Chine.
Si les Chinois s'étaient contentés de casser la vieille société féodale et d'apporter au Tibet la "modernité", ils seraient sans doute moins critiqués aujourd'hui. Mais l'autonomie du Tibet a été réduite à une dimension purement symbolique, et le très athée parti communiste chinois se mêle même de décider qui est la bonne réincarnation des dignitaires bouddhistes.
Un an après, le rendez-vous de mars est donc revenu hanter les drigeants chinois, confrontés à une équation sans autre solution, pour le moment, que celle de la force et de la patience: attendre la mort du dalaï lama en espérant profiter de la confusion qui en découlera pour asseoir définitivement le pouvoir chinois.
Le temps presse pour le dalaï lama
Le dalaï lama, pour sa part, sait que le temps presse. A 73 ans, il sait que les autorités chinoises jouent la montre en attendant sa disparition. Lorsque le successeur du panchen lama, le deuxième personnage du clergé bouddhiste tibétain, a été sélectionné selon les rituels de la "réincarnation", Pékin a littéralement kidnappé le choix du dalaï lama et lui a imposé son propre choix. On n'a plus jamais revu l'enfant qui avait été initialement choisi, et c'est le "panchen lama de Pékin" qui parade aujourd'hui dans les cérémonies officielles.
La même chose risque de se reproduire pour le choix du 15e dalaï lama, et le risque est d'en avoir deux, l'un choisi en exil, l'autre par Pékin, avec les dangers de la confusion. Le parti communiste a même émis un décret interdisant les réincarnations sans l'accord du PCC, un comble pour un parti théoriquement marxiste!
En attendant, Pékin amuse la galerie avec un dialogue largement destiné à montrer sa bonne foi au reste du monde qui se mobilise à intervalles réguliers autour de la question tibétaine, pour meiux l'oublier dès que les opinions publiques sont apaisées... Ainsi, pour sauver ses Jeux olympiques, le gouvernement chinois a accepté de tenir plusieurs réunions l'an dernier, avec les émissaires du dalaï lama, sans résultat et sans lendemain.
Le calcul chinois pourrait être à courte vue, car le dalaï lama est aujourd'hui en mesure de contrôler les éléments les plus radicaux de la jeunesse tibétaine, en empêchant le recours à la violence, même si Pékin l'accuse sans preuve d'avoir été l'instigateur des émeutes de mars 2008.
On sait que la Ligue de la jeunesse tibétaine en exil rue dans les brancards, et n'accepte que par fidélité de soutenir la "voie moyenne" du dalaï lama, c'est-à-dire la négociation d'une véritable autonomie pour le Tibet au sein de la RPC.
Pour l'heure, la bataille de propagande fait rage. Pékin vient ainsi de publier un "livre blanc", à la veille de cette période anniversaire, pour accuser les Occidentaux d'entretenir les troubles et de freiner le développement économique de la région tibétaine. Ce texte, rédigé par le Bureau de l'Information du Conseil d'Etat et publié par l'agence de presse officielle Xinhua, souligne notamment:
"Il est clair que la soi-disante question tibétaine n'est en aucune façon un problème ethnique, religieux ou social. Il s'agit plutôt d'une manoeuvre des forces occidentales anti-chinoises pour affaiblir, diviser et diaboliser la Chine."
Pas vraiment la main tendue aux Tibétains, mais plutôt le signe d'une nervosité du pouvoir chinois actuel, confronté à une grogne sociale de plus en plus forte, pris au dépourvu par l'impact colossal de la crise économique mondiale sur une Chine qui se croyait au-dessus de ça, et même au réveil d'une dissidence qu'il croyait matée, comme le montre la publication de la Charte 08 en décembre dernier.
Au moment où s'engage un rapprochement à pas comptés avec Taiwan, Pékin ne veut pas donner le moindre signe de faiblesse sur la question de l'"unité nationale". Ce sont les Tibétains qui en font les frais, mais qui pourraient bien ne pas l'accepter sans se faire entendre.
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