Peu de gens sont plus qualifiés que Matthieu Ricard pour parler de la collaboration entre science et bouddhisme. Formé à la biologie moléculaire et moine bouddhiste depuis plus de trente-cinq ans, il a énormément contribué au dialogue de plus en plus fécond entre scientifiques et pratiquants bouddhistes et il est fréquemment le sujet d’expériences scientifiques sur la méditation. Il explique ici certaines des découvertes qu’ont permises ces expériences et leurs implications pour l’avenir.
Par Matthieu Ricard:
En 2000, une rencontre exceptionnelle eut lieu à Dharamsala, en Inde. Quelques-uns des meilleurs spécialistes des émotions, psychologues, chercheurs en neurosciences et philosophes passèrent une semaine entière à discuter avec le Dalaï-Lama dans l’intimité de sa résidence située sur les contreforts de l’Himalaya. C’était aussi la première fois que j’avais l’occasion de prendre part aux rencontres fascinantes organisées par l’Institut Mind and Life qui fut fondé en 1987 par Francisco Varela, un chercheur renommé en neurosciences, et Adam Engle, un homme d’affaires américain. Le dialogue portait sur les émotions destructrices et sur la façon de les gérer.1
Lors de cette rencontre, un matin, le Dalaï-Lama déclara : « Toutes ces discussions sont fort intéressantes, mais que pouvons-nous vraiment apporter à la société ? » À l’heure du déjeuner, les participants se réunirent pour discuter avec animation, débat qui déboucha sur la proposition de lancer un programme de recherche sur les effets à court et à long terme de l’entraînement de l’esprit, ce que l’on appelle généralement « méditation ». L’après-midi, en présence du Dalaï-Lama, ce projet fut adopté avec enthousiasme. Ce fut le début d’un passionnant programme de recherche, celui des « neurosciences contemplatives ».
Plusieurs études, auxquelles j’eus la chance de participer dès le départ, furent lancées dans les laboratoires du regretté Francisco Varela en France, de Richard Davidson et Antoine Lutz à Madison (Wisconsin), de Paul Ekman et Robert Levenson à San Francisco et Berkeley, de Jonathan Cohen et Brent Field à Princeton, de Stephen Kosslyn à Harvard et de Tania Singer à Zurich.
Après la phase d’exploration initiale, une vingtaine de méditants expérimentés furent soumis à des tests : moines et laïcs, hommes et femmes, Orientaux et Occidentaux, tous ayant effectué entre dix mille et cinquante mille heures de méditation consacrées au développement de la compassion, de l’altruisme, de l’attention et de la pleine conscience. Plusieurs articles publiés dans de prestigieuses revues scientifiques ponctuèrent ces travaux,2 conférant par là ses lettres de noblesse à la recherche sur la méditation et la gestion de l’équilibre émotionnel, domaine qui, jusqu’alors, n’avait guère été pris au sérieux. Pour reprendre les termes de Richard Davidson, « ces travaux semblent démontrer que le cerveau peut être entraîné et modifié physiquement d’une manière que peu de gens auraient imaginée. » Par ailleurs, Stephen Kosslyn, directeur du département de psychologie à l’université Harvard et spécialiste mondial de l’imagerie mentale, déclarait lors de la rencontre de l’Institut Mind and Life organisée au MIT de Boston : « Nous devons faire preuve d’humilité devant la masse de données empiriques fournies par les contemplatifs bouddhistes. »
Un bienfait global
Les méditants expérimentés ont la faculté d’engendrer des états mentaux précis, ciblés, puissants et durables. Des expériences ont démontré notamment que la zone du cerveau associée à des émotions comme la compassion, par exemple, présentait une activité considérablement plus grande chez les personnes qui avaient une longue expérience méditative. Ces découvertes indiquent que les qualités humaines peuvent être délibérément cultivées par un entraînement mental.
D’autres expériences scientifiques ont également montré qu’il n’était pas nécessaire d’être un méditant surentraîné pour bénéficier des effets de la méditation et que vingt minutes de pratique quotidienne contribuent significativement à la réduction de l’anxiété et du stress, de la tendance à la colère (dont les effets néfastes sur la santé sont bien établis) et des risques de rechute en cas de dépression grave. Huit semaines de méditation sur la pleine conscience (de type MBSR),3 à raison de trente minutes par jour, s’accompagnent d’un renforcement notable du système immunitaire et des facultés d’attention, ainsi que d’une diminution de la tension artérielle chez les sujets souffrant d’hypertension et d’une accélération de la guérison du psoriasis.4 En pratique, il n’est pas nécessaire de méditer pendant de longues durées mais il est indispensable de le faire régulièrement. Si le cerveau est sollicité régulièrement, une trentaine de jours environ suffisent pour voir apparaître une modification des fonctions neuronales. L’étude scientifique de l’influence des états mentaux sur la santé, autrefois considérée comme fantaisiste, est donc de plus en plus à l’ordre du jour.5
Sans vouloir faire de sensationnalisme, il importe de souligner à quel point la méditation et « l’entraînement de l’esprit » peuvent changer une vie. Nous avons tendance à sous-estimer le pouvoir de transformation de notre esprit et les répercussions que cette « révolution intérieure », douce et profonde, peut avoir sur la qualité de notre vécu.
Il n’y a pas d’âge pour changer
Le Dalaï-Lama décrit souvent le bouddhisme comme étant, avant tout, une science de l’esprit. Cela n’a rien de surprenant, puisque les textes bouddhistes insistent particulièrement sur le fait que toutes les pratiques spirituelles, mentales, physiques ou verbales, ont pour but direct ou indirect de transformer l’esprit. Cependant, comme l’écrit Yongey Mingyour Rinpoché, « l’une des principales difficultés que l’on rencontre en essayant d’examiner son esprit est la conviction profonde et souvent inconsciente que l’on est comme on est, et que l’on n’y peut rien changer.6 » En vérité, l’état que nous considérons généralement comme « normal » n’est qu’un point de départ, et non le but que nous devons nous fixer. Notre existence vaut mieux que cela ! Il est possible de parvenir peu à peu à une manière d’être « optimale ».
À la question, posée au sujet d’Ingrid Betancourt – une femme politique franco-colombienne kidnappée alors qu’elle faisait campagne en Colombie – « Six ans de détention dans des conditions extrêmes peuvent-ils changer la personnalité ? », un psychanalyste renommé répondit : « Non. Après l’âge de vingt-cinq ans, votre personnalité est fixée. » Personnellement, j’ai commencé à changer véritablement à l’âge de vingt-cinq ans ! Ce fut également le cas de la plupart des méditants qui se sont prêtés aux tests, à partir du moment où ils se sont sérieusement engagés dans le processus d’entraînement de l’esprit de la méditation.
Dans quelle mesure peut-on entraîner son esprit à fonctionner de manière constructive, à remplacer l’obsession par le contentement, l’agitation par le calme, la haine par la bienveillance ? Voilà vingt ans, un dogme presque universellement accepté dans le milieu des neurosciences voulait que le cerveau contienne tous ses neurones à la naissance et que leur nombre ne soit pas modifié par les expériences vécues. À présent, on sait au contraire que jusqu’à la mort il y a production de nouveaux neurones et l’on parle plutôt de « neuroplasticité », un terme qui rend compte du fait que le cerveau évolue continuellement en fonction de nos expériences et peut être profondément modifié à la suite d’un entraînement spécifique, l’apprentissage d’un instrument de musique ou d’un sport, par exemple. Or l’attention, l’altruisme et autres qualités humaines fondamentales peuvent, eux aussi, être cultivés et relèvent pour une grande part d’un « savoir-faire » qu’il est possible d’acquérir.
L’un des grands drames de notre époque est de sous-estimer considérablement la capacité de transformation de notre esprit. Nos traits de caractère perdurent tant que nous ne faisons rien pour les améliorer et que nous laissons nos dispositions et nos automatismes se maintenir, voire se renforcer, pensée après pensée, jour après jour, année après année.
Les études affirmant que 40 à 60% de nos traits de caractère sont déterminés par la génétique sont contestées par les neuroscientifiques qui travaillent dans les domaines de la neuroplasticité et par les spécialistes de l’épigénétique, une branche de la recherche en plein développement qui étudie la manière dont l’expression des gènes est activée ou inhibée. Les gènes sont une sorte de plan qui peut ou non être mis à exécution et qui n’a rien d’absolu. Même à l’âge adulte, l’expression des gènes peut être très influencée par le milieu ambiant.
Dévoiler notre véritable potentiel
Nous ne trouvons pas anormal de passer des années à apprendre à marcher, à lire, à écrire, et à apprendre un métier. Nous passons des heures à nous exercer physiquement pour être en forme, en pédalant parfois avec assiduité sur un vélo d’appartement qui ne va nulle part. Pour entreprendre une tâche, quelle qu’elle soit, nous devons éprouver un minimum d’intérêt ou d’enthousiasme et cet intérêt vient du fait que nous sommes conscients des bienfaits que nous en recueillerons.
Par quel mystère l’esprit échapperait-il à cette logique et pourrait-il se transformer sans le moindre effort, simplement parce qu’on le souhaiterait ? Cela n’aurait pas plus de sens que d’espérer jouer un concerto de Mozart en tapotant de temps à autre sur les touches d’un piano.
Nous sommes tous un mélange d’ombre et de lumière, de qualités et de défauts. Notre esprit peut être notre meilleur ami comme notre pire ennemi. Mais cet état de fait n’est à la fois ni optimal ni inéluctable. Chacun d’entre nous dispose du potentiel nécessaire pour s’affranchir des états mentaux qui entretiennent nos souffrances et celles d’autrui, pour trouver la paix intérieure et pour contribuer au bien d’autrui. Certes, il ne suffit pas de le souhaiter. Il faut entraîner son esprit.7
Nous déployons beaucoup d’efforts pour améliorer les conditions extérieures de notre existence, mais en fin de compte c’est toujours notre esprit qui fait l’expérience du monde et le traduit sous forme de bien-être ou de souffrance. Si nous transformons notre façon de percevoir les choses, nous transformons la qualité de notre vie. Et ce changement résulte d’un entraînement de l’esprit que l’on appelle méditation.
Selon le bouddhisme, « méditer » signifie « s’habituer » ou « cultiver ». La méditation consiste à se familiariser avec une nouvelle manière d’être, de gérer ses pensées et de percevoir le monde.
On entend souvent dire que le bouddhisme vise à supprimer les émotions. Tout dépend de ce que l’on entend par « émotion ». S’il s’agit de celles qui perturbent notre esprit, comme la haine, l’anxiété et la jalousie, pourquoi ne pas s’en débarrasser ? S’il s’agit, au contraire, des sentiments d’amour altruiste ou de compassion à l’égard de ceux qui souffrent, pourquoi ne pas les développer ? Tel est, en tout cas, le but de la méditation.
Pour ce faire, l’introspection bouddhiste a recours à deux méthodes : l’une analytique, l’autre contemplative. L’analyse consiste à examiner la nature de la réalité, laquelle est essentiellement interdépendante et impermanente, et à évaluer honnêtement les tenants et les aboutissants de nos souffrances et de celles que nous faisons subir à autrui. L’approche contemplative consiste à tourner notre attention vers l’intérieur et à observer, derrière le voile des pensées et des concepts, la nature de la « conscience pure » qui sous-tend toutes pensées et permet leur apparition. Cette faculté fondamentale de « connaître » existe en l’absence de constructions mentales et d’objets de pensée.
Les applications pratiques de ces recherches
Sécularisées et validées scientifiquement, ces techniques de méditation pourraient, par exemple, être utilement intégrées au programme d’éducation des enfants – une sorte d’équivalent mental du cours d’éducation physique – ainsi que dans la prise en charge thérapeutique des problèmes émotionnels chez l’adulte.
Depuis trois ans, l’Institut Mind and Life a également organisé des rencontres de travail visant à concevoir un programme d’intervention dans l’éducation pour développer de manière laïque l’altruisme, l’équilibre émotionnel, l’attention et à réduire le stress. Une rencontre plénière avec le Dalaï-Lama sur ce sujet est prévue à Washington en octobre 2009. Un programme sera ensuite mis à l’essai dans plusieurs écoles américaines et les résultats seront comparés avec ceux d’un groupe témoin.
Ainsi, ces récentes découvertes scientifiques ont changé notre perception de l’évolution du cerveau au cours de la vie. Les esprits commencent à être prêts à accepter que ce n’est pas de la fantaisie et que l’on touche au cœur des neurosciences et de la neurosplasticité, un domaine lui-même relativement nouveau. Parallèlement, les nouvelles techniques d’IRM et d’électroencéphalogrammes, de plus en plus puissantes et sophistiquées, conjuguées avec la participation de contemplatifs expérimentés, nous ont menés à un âge d’or des « neurosciences contemplatives ». C’est passionnant et il y a encore tant à découvrir.
Source : La revue View, le Journal de Rigpa, août 2009 Matthieu Ricard participera à une journée d’étude interdisciplinaire sur la pleine conscience (mindfulness) fin septembre à Paris
Journée d’étude interdisciplinaire sur la pleine conscience (mindfulness) 26 septembre 2010 Paris Pour plus d’informations : http://www.matthieuricard.org/index.php/events/
Egalement, une conférence internationale traitant des bienfaits de la méditation aura lieu début octobre à Lérab Ling, un centre de retraite bouddhiste près de Montpellier.
La Méditation, une alliée thérapeutique pour le monde moderne 2-3 octobre 2010
Lérab Ling, à 1 heure de Montpellier.
Source http://www.buddhaline.net/spip.php?article1526
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