Thich Nhat Hanh
l'Eveillé du village des Pruniers
LE MONDE - 30.07.01
Moine engagé pendant la guerre du Vietnam, le "thây" est l'un des initiateurs du bouddhisme zen en Occident. Venus d'Europe et des Etats-Unis, ses adeptes suivent dans le Bordelais ses enseignements.
On dirait un village d'automates. Ou une projection de cinéma muet quand le film casse. A la première sonnerie d'un carillon, au premier coup d'un gong, interrompus dans leur élan, les disciples s'immobilisent net. Comme suspendus en vol, ils arrêtent tout mouvement, toute parole, se concentrent sur leur seule respiration, avant de se remettre en route au son de cloche suivant. "J'inspire, je vois au fond de moi l'enfant petit, fragile... J'expire, je me calme, je me relâche, j'envoie de l'amour", scande, d'une voix suave, sœur Chân Không ("Vraie Vacuité") qui, dans sa tunique brune - couleur de terre, couleur d'humilité -, le cheveu ras, le visage plissé, dirige, dès l'aube, la première marche de méditation.
Toute la journée, le village des Pruniers est rythmé par ce va-et-vient de l'"inspire-expire" qui, cent fois renouvelé, permet d'accéder à l'état de Pleine Conscience. Pleine Conscience de respirer, de marcher, de parler, de regarder, de manger, de sentir, de toucher. Pleine Conscience d'être vivant parmi les autres vivants, hommes, femmes, animaux, végétaux. "Respire, tu es en vie", notent au mur des messages calligraphiés. En salle de méditation, devant une statue fleurie et illuminée du Bouddha, le pratiquant se tient le dos bien droit pour garder sa concentration, observer sa respiration, s'ouvrir aux énergies environnantes : "Le but n'est pas la performance physique, explique Daniel Millès. Il est de parvenir à la pleine conscience de ce que je suis, de ce que je fais et de ce qui m'entoure, mon voisin qui tousse, l'oiseau qui chante, le gravier qui crisse, l'arbre qui frémit."
Nom exotique que celui de village des Pruniers en plein Bordelais - à cheval sur les trois départements de Dordogne, de Lot-et-Garonne, de Gironde -, quand des champs de vignes à l'infini sont en fusion sous un soleil de plomb ! En arrivant dans cette région proche de Duras, en 1982, le moine Thich Nhat Hanh a fait arracher les vignes de son nouveau domaine - le Vietnamien ne boit pas de vin - et fait planter 1 250 pruniers. Dans la légende bouddhiste, 1 250 est un chiffre sacré et le prunier est un arbre qui a les promesses de l'éternité. Dans l'écrin d'un lac qui appartient aussi au domaine poussent des massifs de lotus, symboles de pureté et d'éveil. Des nonnes, en jaune safran, esquissent des pas de danse. D'autres sont en méditation assise. Des moines se prosternent, touchent la terre de leur front, pratique rituelle pour rechercher l'inspiration de leurs ancêtres. Des novices ajustent leur chapeau conique - le non là - en feuilles de palmier. On dirait un ballet de miniatures orientales dessinées et peintes sur des pans de bois laqué.
Le lieu-dit Thénac - où le thây (le "maître") acheta sa première ferme - est devenu Nuage du dharma, le "hameau du bas", le Nectar. Les moniales vietnamiennes accueillent les retraitants, répartis en "familles" : Fleur de pêcher, Prodige, Salade de fruits, Maison sur la colline, etc. "Les larmes que je verse aujourd'hui sont devenues pluies", observe une autre affiche calligraphiée dans ces lieux enchantés. La douceur des paysages, la politesse des sourires, la lenteur des gestes, maîtrisés ou suspendus comme sur une scène de théâtre grec, transportent le visiteur dans une sorte de bulle inconnue, où toute notion de temps semble avoir disparu, où tout mot de trop ou de travers, toute expression de mal-être ou de colère semble banni, comme autant d'"énergies d'habitude" qu'on est prié d'abandonner au vestiaire. "A celui qui nourrit un sentiment de frustration ou de jalousie, il est recommandé de sortir, puis de marcher et de respirer", enseigne le maître.
Que cherchent-ils ces centaines d'Américains, Allemands, Néerlandais, Suisses, Français qui, l'hiver comme l'été, bouddhistes, chrétiens ou non-croyants, remplissent les retraites du grand maître zen Thich Nhat Hanh ? Ils viennent souffler, respirer, méditer, "lâcher prise" dans ce microcosme - ou contre-société - de non-agression, de fraternité, d'écoute et de respect. "Ecoute bien pour mieux aimer. Regarde bien pour mieux comprendre...", soulignent des affiches au mur tandis que, sur l'une des cloches, quatre mots sont gravés en anglais : listening (écouter), looking (regarder), understanding (comprendre), loving (aimer). En réunion de sangha (communauté), quand un "frère" veut parler, il joint les mains et, assis en position du lotus, s'incline. Quand il a fini, pas d'applaudissements ou de murmure approbateur ou désapprobateur : le public joint à son tour les mains et incline la tête en direction de l'intervenant. S'incliner, c'est reconnaître ce qui est beau en l'autre et sa capacité d'éveil.
Dans son ermitage de bois, Thich Nhat Hanh se balance sur un rocking-chair. Jumelles sur le nez, il contemple, à perte de temps, l'horizon de vignobles et les forêts de hêtres qui entraînent son regard jusqu'à Monbazillac ou Sigoulès. Les nuits de pleine lune, des cerfs croisent sa marche de méditation. Il rêve aux paysages de son Vietnam natal - où ses livres sont imprimés clandestinement, mais où il reste interdit de séjour - "sans douleur ni nostalgie", confie-t-il à l'hôte de passage. Le bouddhisme n'est-il pas la philosophie de l'impermanence et du "non-attachement" ?
Il a adopté cet Occident où les gens "cherchent et souffrent". En dehors de ses enseignements, donnés à ses moines et moniales - une communauté de cent vingt, originaires du Vietnam, des Etats-Unis, d'Allemagne, de France - et aux retraitants, il rédige des ouvrages et des poèmes, dort peu, mange peu, fait du jardinage, plante des herbes, basilic vietnamien, menthes, mélisses, dévore les livres sur la génétique ou la mécanique quantique.
Sa vie ne fut pas un long fleuve tranquille. Il a connu la guerre, la solitude, l'exil. Ce grand maître contemporain du bouddhisme reste une figure historique dans son pays. Jeune, iI fut l'un des premiers à rompre avec le ritualisme importé de Chine, traduisant en langue populaire les textes sacrés et le corpus de la tradition, fondant un monastère au doux nom de Phuong Boi (Feuilles odorantes de palmier), des villages expérimentaux, des écoles d'entraînements à la Pleine Conscience. Puis l'université Van Hanh et l'ordre de l'"Inter-être", qui transmet encore aujourd'hui son message de solidarité entre tous les vivants et leur environnement.
Travail social, aide aux nécessiteux : Thich Nhat Hanh est aussi l'un des pères, au Vietnam, du mouvement du "bouddhisme engagé", dont les moines, pendant la guerre, claquaient la porte de leur monastère pour porter secours aux populations dans les villages bombardés, allant pour certains - images tragiques qui ont fait le tour du monde - jusqu'à s'arroser d'essence et s'immoler. Thich Nhat Hanh milite alors pour la "troisième voie", s'attirant des ennemis tant à Saïgon, défendue par les Américains, que dans le Nord communiste. En 1965, il fonde l'Ecole de la jeunesse et du service social (EJSS), qui va compter jusqu'à 10 000 membres, mais sera fermée à la libération de Saïgon. "Nous avons vaincu les Américains, nous n'avons pas besoin de vous", s'entend-il dire par les nouveaux maîtres du pays. Dès 1967, il commence des tournées aux Etats-Unis et en Europe, ce qui lui valut d'être proposé au jury du prix Nobel de la paix par Martin Luther King, le prophète noir assassiné.
Il débarque en France au début des années 1970 avec un statut de réfugié. Avec l'inséparable sœur Chân Không, il anime encore aujourd'hui des réseaux de soutien à des écoles, des dispensaires, des plantations de son pays. Et continue d'aller porter la bonne parole dans les pays d'Europe, à New York et jusqu'en Californie. Peace in every step (traduit en France en 1992) a été diffusé à un million d'exemplaires aux Etats-Unis ; en France, son Bouddha vivant, Jésus vivant (Lattès, 1996) a été un succès. En Allemagne, ses enseignements ont fait l'objet de quarante-deux ouvrages, vendus comme des petits pains.
Quand le thây entre dans la grande salle des enseignements, au village des Pruniers, le silence s'installe. D'un seul mouvement, au coup de gong, les 800 participants se prosternent, retiennent leur souffle, puis inspirent et expirent. Bonnet sur la tête, les moines et moniales dans leur tunique grise, fermée sur le devant pour les novices, sur le côté pour les bikkus (moines ordonnés), entonnent les chants rituels : "Vivre en compagnie des sages, s'entraîner à la Pleine Conscience et à la compassion est le plus grand des bonheurs (...). Prendre soin des parents, s'abstenir de faire souffrir, dire non à la drogue et à l'alcool est le plus grand des bonheurs (...). S'imprégner du dharma, apprendre les Nobles Vérités, atteindre le nirvana, avoir l'âme en paix : l'homme qui vit ainsi aura le plus grand des bonheurs !"
Simple entrée en matière pour le thây qui monte sur l'estrade, s'assoit en position du lotus, fixe l'assistance et boit le thé en joignant rituellement les mains autour du bol. "A chaque inspiration consciente, vous sentez le bouddha qui est en vous, commence-t-il d'une voix douce. Le bouddha est l'Etre éveillé qui est dans chaque cellule de votre corps, qui vous rend capable de comprendre et d'aimer. Le psycho (l'esprit) et le soma (le corps) sont deux aspects de la même manifestation. Formes et sensations "inter-sont"." Le public boit ses paroles. Un public de soignants, de psychothérapeutes, qui viennent réfléchir à leurs propres pratiques, de professionnels de la relation dans l'entreprise, de musiciens, de peintres, d'artistes. Beaucoup d'hommes et, surtout, de femmes d'âge mûr à la recherche de disciplines nouvelles pour mieux se connaître, s'accepter, améliorer leur bien-être.
Tour à tour, le maître évoque la présence des "ancêtres spirituels" dans le patrimoine génétique de chacun, les semences de l'Eveil - compassion, amour, joie - qu'il faut arroser comme des "graines de tournesol", les abus de consommation de la société moderne, les crises de la famille, les atteintes à l'environnement, les dérives de la science. "Si vous parvenez à identifier les causes de votre souffrance, alors vous êtes déjà sur la Voie", assure-t-il. Outre son passé tragique au Vietnam, la clé du succès du thây est d'avoir su adapter son enseignement à l'Occident, de lui avoir donné une forme communautaire, de proposer des exercices simples, concrets, une vision du monde non dogmatique ou péremptoire. "Je ne vous propose que des outils, dit-il à ses disciples. Quand vous ouvrez une porte, vous avez besoin d'une poignée. Une fois la porte ouverte, vous pouvez la lâcher."
A son contact, les retraitants s'initient aux Trois Joyaux du bouddha, du dharma et du sangha. Puis aux Cinq Entraînements : respect de la nature et de toute vie, responsabilité sexuelle, consommation consciente, etc. Ils explorent les voies de l'"inter-être" : "Que serait un légume sans le soleil qui le fait naître, sans l'eau qui le fait pousser, sans le jardinier qui le cultive? Même chose pour l'homme : en lui-même, il n'est rien. Il n'a pas d'existence propre. Il ne peut vivre en dehors des autres." Au village des Pruniers, on mange végétarien, on respecte la plante qui manque de pluie, l'insecte qui se promène sous la chaussure. On n'est "rien" en dehors du "tout". "Nous sommes tous responsables de ce qui vit et meurt", dit un militant écologiste pour qui le bouddhisme est un art de vivre autant qu'une philosophie : "Je ne transforme pas le monde si je ne me transforme pas moi-même."
Les Verts sont aussi à l'aise que des chrétiens, pour qui "prendre refuge"dans le bouddhisme ne signifie pas renier leur propre foi. Ils y voient, au contraire, une autre prise en compte de leur "individu", une rupture avec la discipline de leur Eglise, une autre manière de canaliser leurs émotions et leurs énergies, une autre forme d'universalisme. "Prendre refuge dans le dharma ne veut pas dire renoncer à ma religion d'origine, dit un ancien militant catholique. C'est prendre conscience qu'au lieu de vivre dans l'attente d'un paradis hypothétique on peut vivre heureux dans le moment présent. Je n'ai renoncé à rien. Je me délivre seulement de mes peurs, de mes angoisses, de ma culpabilité. Je redécouvre dans le bouddhisme le sens de l'Autre auquel Jésus, le premier, m'avait convié." Thich Nhat Hanh refuse tout syncrétisme mais, pour qualifier les ressources spirituelles qui seraient disponibles en chaque homme, il parle aussi bien du "Royaume de Dieu" que de Bouddha !
Des nombreux ouvrages du moine vietnamien, citons en particulier, chez Albin Michel (collection "Spiritualités vivantes"), Changer l'avenir : pour une vie plus harmonieuse (1993) et La Vision profonde (1995), sorti en poche.
Henri Tincq
ARTICLE DE THICH NHAT HANH (source)
l'Eveillé du village des Pruniers
LE MONDE - 30.07.01
Moine engagé pendant la guerre du Vietnam, le "thây" est l'un des initiateurs du bouddhisme zen en Occident. Venus d'Europe et des Etats-Unis, ses adeptes suivent dans le Bordelais ses enseignements.
On dirait un village d'automates. Ou une projection de cinéma muet quand le film casse. A la première sonnerie d'un carillon, au premier coup d'un gong, interrompus dans leur élan, les disciples s'immobilisent net. Comme suspendus en vol, ils arrêtent tout mouvement, toute parole, se concentrent sur leur seule respiration, avant de se remettre en route au son de cloche suivant. "J'inspire, je vois au fond de moi l'enfant petit, fragile... J'expire, je me calme, je me relâche, j'envoie de l'amour", scande, d'une voix suave, sœur Chân Không ("Vraie Vacuité") qui, dans sa tunique brune - couleur de terre, couleur d'humilité -, le cheveu ras, le visage plissé, dirige, dès l'aube, la première marche de méditation.
Toute la journée, le village des Pruniers est rythmé par ce va-et-vient de l'"inspire-expire" qui, cent fois renouvelé, permet d'accéder à l'état de Pleine Conscience. Pleine Conscience de respirer, de marcher, de parler, de regarder, de manger, de sentir, de toucher. Pleine Conscience d'être vivant parmi les autres vivants, hommes, femmes, animaux, végétaux. "Respire, tu es en vie", notent au mur des messages calligraphiés. En salle de méditation, devant une statue fleurie et illuminée du Bouddha, le pratiquant se tient le dos bien droit pour garder sa concentration, observer sa respiration, s'ouvrir aux énergies environnantes : "Le but n'est pas la performance physique, explique Daniel Millès. Il est de parvenir à la pleine conscience de ce que je suis, de ce que je fais et de ce qui m'entoure, mon voisin qui tousse, l'oiseau qui chante, le gravier qui crisse, l'arbre qui frémit."
Nom exotique que celui de village des Pruniers en plein Bordelais - à cheval sur les trois départements de Dordogne, de Lot-et-Garonne, de Gironde -, quand des champs de vignes à l'infini sont en fusion sous un soleil de plomb ! En arrivant dans cette région proche de Duras, en 1982, le moine Thich Nhat Hanh a fait arracher les vignes de son nouveau domaine - le Vietnamien ne boit pas de vin - et fait planter 1 250 pruniers. Dans la légende bouddhiste, 1 250 est un chiffre sacré et le prunier est un arbre qui a les promesses de l'éternité. Dans l'écrin d'un lac qui appartient aussi au domaine poussent des massifs de lotus, symboles de pureté et d'éveil. Des nonnes, en jaune safran, esquissent des pas de danse. D'autres sont en méditation assise. Des moines se prosternent, touchent la terre de leur front, pratique rituelle pour rechercher l'inspiration de leurs ancêtres. Des novices ajustent leur chapeau conique - le non là - en feuilles de palmier. On dirait un ballet de miniatures orientales dessinées et peintes sur des pans de bois laqué.
Le lieu-dit Thénac - où le thây (le "maître") acheta sa première ferme - est devenu Nuage du dharma, le "hameau du bas", le Nectar. Les moniales vietnamiennes accueillent les retraitants, répartis en "familles" : Fleur de pêcher, Prodige, Salade de fruits, Maison sur la colline, etc. "Les larmes que je verse aujourd'hui sont devenues pluies", observe une autre affiche calligraphiée dans ces lieux enchantés. La douceur des paysages, la politesse des sourires, la lenteur des gestes, maîtrisés ou suspendus comme sur une scène de théâtre grec, transportent le visiteur dans une sorte de bulle inconnue, où toute notion de temps semble avoir disparu, où tout mot de trop ou de travers, toute expression de mal-être ou de colère semble banni, comme autant d'"énergies d'habitude" qu'on est prié d'abandonner au vestiaire. "A celui qui nourrit un sentiment de frustration ou de jalousie, il est recommandé de sortir, puis de marcher et de respirer", enseigne le maître.
Que cherchent-ils ces centaines d'Américains, Allemands, Néerlandais, Suisses, Français qui, l'hiver comme l'été, bouddhistes, chrétiens ou non-croyants, remplissent les retraites du grand maître zen Thich Nhat Hanh ? Ils viennent souffler, respirer, méditer, "lâcher prise" dans ce microcosme - ou contre-société - de non-agression, de fraternité, d'écoute et de respect. "Ecoute bien pour mieux aimer. Regarde bien pour mieux comprendre...", soulignent des affiches au mur tandis que, sur l'une des cloches, quatre mots sont gravés en anglais : listening (écouter), looking (regarder), understanding (comprendre), loving (aimer). En réunion de sangha (communauté), quand un "frère" veut parler, il joint les mains et, assis en position du lotus, s'incline. Quand il a fini, pas d'applaudissements ou de murmure approbateur ou désapprobateur : le public joint à son tour les mains et incline la tête en direction de l'intervenant. S'incliner, c'est reconnaître ce qui est beau en l'autre et sa capacité d'éveil.
Dans son ermitage de bois, Thich Nhat Hanh se balance sur un rocking-chair. Jumelles sur le nez, il contemple, à perte de temps, l'horizon de vignobles et les forêts de hêtres qui entraînent son regard jusqu'à Monbazillac ou Sigoulès. Les nuits de pleine lune, des cerfs croisent sa marche de méditation. Il rêve aux paysages de son Vietnam natal - où ses livres sont imprimés clandestinement, mais où il reste interdit de séjour - "sans douleur ni nostalgie", confie-t-il à l'hôte de passage. Le bouddhisme n'est-il pas la philosophie de l'impermanence et du "non-attachement" ?
Il a adopté cet Occident où les gens "cherchent et souffrent". En dehors de ses enseignements, donnés à ses moines et moniales - une communauté de cent vingt, originaires du Vietnam, des Etats-Unis, d'Allemagne, de France - et aux retraitants, il rédige des ouvrages et des poèmes, dort peu, mange peu, fait du jardinage, plante des herbes, basilic vietnamien, menthes, mélisses, dévore les livres sur la génétique ou la mécanique quantique.
Sa vie ne fut pas un long fleuve tranquille. Il a connu la guerre, la solitude, l'exil. Ce grand maître contemporain du bouddhisme reste une figure historique dans son pays. Jeune, iI fut l'un des premiers à rompre avec le ritualisme importé de Chine, traduisant en langue populaire les textes sacrés et le corpus de la tradition, fondant un monastère au doux nom de Phuong Boi (Feuilles odorantes de palmier), des villages expérimentaux, des écoles d'entraînements à la Pleine Conscience. Puis l'université Van Hanh et l'ordre de l'"Inter-être", qui transmet encore aujourd'hui son message de solidarité entre tous les vivants et leur environnement.
Travail social, aide aux nécessiteux : Thich Nhat Hanh est aussi l'un des pères, au Vietnam, du mouvement du "bouddhisme engagé", dont les moines, pendant la guerre, claquaient la porte de leur monastère pour porter secours aux populations dans les villages bombardés, allant pour certains - images tragiques qui ont fait le tour du monde - jusqu'à s'arroser d'essence et s'immoler. Thich Nhat Hanh milite alors pour la "troisième voie", s'attirant des ennemis tant à Saïgon, défendue par les Américains, que dans le Nord communiste. En 1965, il fonde l'Ecole de la jeunesse et du service social (EJSS), qui va compter jusqu'à 10 000 membres, mais sera fermée à la libération de Saïgon. "Nous avons vaincu les Américains, nous n'avons pas besoin de vous", s'entend-il dire par les nouveaux maîtres du pays. Dès 1967, il commence des tournées aux Etats-Unis et en Europe, ce qui lui valut d'être proposé au jury du prix Nobel de la paix par Martin Luther King, le prophète noir assassiné.
Il débarque en France au début des années 1970 avec un statut de réfugié. Avec l'inséparable sœur Chân Không, il anime encore aujourd'hui des réseaux de soutien à des écoles, des dispensaires, des plantations de son pays. Et continue d'aller porter la bonne parole dans les pays d'Europe, à New York et jusqu'en Californie. Peace in every step (traduit en France en 1992) a été diffusé à un million d'exemplaires aux Etats-Unis ; en France, son Bouddha vivant, Jésus vivant (Lattès, 1996) a été un succès. En Allemagne, ses enseignements ont fait l'objet de quarante-deux ouvrages, vendus comme des petits pains.
Quand le thây entre dans la grande salle des enseignements, au village des Pruniers, le silence s'installe. D'un seul mouvement, au coup de gong, les 800 participants se prosternent, retiennent leur souffle, puis inspirent et expirent. Bonnet sur la tête, les moines et moniales dans leur tunique grise, fermée sur le devant pour les novices, sur le côté pour les bikkus (moines ordonnés), entonnent les chants rituels : "Vivre en compagnie des sages, s'entraîner à la Pleine Conscience et à la compassion est le plus grand des bonheurs (...). Prendre soin des parents, s'abstenir de faire souffrir, dire non à la drogue et à l'alcool est le plus grand des bonheurs (...). S'imprégner du dharma, apprendre les Nobles Vérités, atteindre le nirvana, avoir l'âme en paix : l'homme qui vit ainsi aura le plus grand des bonheurs !"
Simple entrée en matière pour le thây qui monte sur l'estrade, s'assoit en position du lotus, fixe l'assistance et boit le thé en joignant rituellement les mains autour du bol. "A chaque inspiration consciente, vous sentez le bouddha qui est en vous, commence-t-il d'une voix douce. Le bouddha est l'Etre éveillé qui est dans chaque cellule de votre corps, qui vous rend capable de comprendre et d'aimer. Le psycho (l'esprit) et le soma (le corps) sont deux aspects de la même manifestation. Formes et sensations "inter-sont"." Le public boit ses paroles. Un public de soignants, de psychothérapeutes, qui viennent réfléchir à leurs propres pratiques, de professionnels de la relation dans l'entreprise, de musiciens, de peintres, d'artistes. Beaucoup d'hommes et, surtout, de femmes d'âge mûr à la recherche de disciplines nouvelles pour mieux se connaître, s'accepter, améliorer leur bien-être.
Tour à tour, le maître évoque la présence des "ancêtres spirituels" dans le patrimoine génétique de chacun, les semences de l'Eveil - compassion, amour, joie - qu'il faut arroser comme des "graines de tournesol", les abus de consommation de la société moderne, les crises de la famille, les atteintes à l'environnement, les dérives de la science. "Si vous parvenez à identifier les causes de votre souffrance, alors vous êtes déjà sur la Voie", assure-t-il. Outre son passé tragique au Vietnam, la clé du succès du thây est d'avoir su adapter son enseignement à l'Occident, de lui avoir donné une forme communautaire, de proposer des exercices simples, concrets, une vision du monde non dogmatique ou péremptoire. "Je ne vous propose que des outils, dit-il à ses disciples. Quand vous ouvrez une porte, vous avez besoin d'une poignée. Une fois la porte ouverte, vous pouvez la lâcher."
A son contact, les retraitants s'initient aux Trois Joyaux du bouddha, du dharma et du sangha. Puis aux Cinq Entraînements : respect de la nature et de toute vie, responsabilité sexuelle, consommation consciente, etc. Ils explorent les voies de l'"inter-être" : "Que serait un légume sans le soleil qui le fait naître, sans l'eau qui le fait pousser, sans le jardinier qui le cultive? Même chose pour l'homme : en lui-même, il n'est rien. Il n'a pas d'existence propre. Il ne peut vivre en dehors des autres." Au village des Pruniers, on mange végétarien, on respecte la plante qui manque de pluie, l'insecte qui se promène sous la chaussure. On n'est "rien" en dehors du "tout". "Nous sommes tous responsables de ce qui vit et meurt", dit un militant écologiste pour qui le bouddhisme est un art de vivre autant qu'une philosophie : "Je ne transforme pas le monde si je ne me transforme pas moi-même."
Les Verts sont aussi à l'aise que des chrétiens, pour qui "prendre refuge"dans le bouddhisme ne signifie pas renier leur propre foi. Ils y voient, au contraire, une autre prise en compte de leur "individu", une rupture avec la discipline de leur Eglise, une autre manière de canaliser leurs émotions et leurs énergies, une autre forme d'universalisme. "Prendre refuge dans le dharma ne veut pas dire renoncer à ma religion d'origine, dit un ancien militant catholique. C'est prendre conscience qu'au lieu de vivre dans l'attente d'un paradis hypothétique on peut vivre heureux dans le moment présent. Je n'ai renoncé à rien. Je me délivre seulement de mes peurs, de mes angoisses, de ma culpabilité. Je redécouvre dans le bouddhisme le sens de l'Autre auquel Jésus, le premier, m'avait convié." Thich Nhat Hanh refuse tout syncrétisme mais, pour qualifier les ressources spirituelles qui seraient disponibles en chaque homme, il parle aussi bien du "Royaume de Dieu" que de Bouddha !
Des nombreux ouvrages du moine vietnamien, citons en particulier, chez Albin Michel (collection "Spiritualités vivantes"), Changer l'avenir : pour une vie plus harmonieuse (1993) et La Vision profonde (1995), sorti en poche.
Henri Tincq
ARTICLE DE THICH NHAT HANH (source)
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