La loi de la non-permanence ou du changement perpétuel
Par Vénérable Thich Huyen-Vi
Vénérable Thich Huyen-Vi
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Tout au long de notre existence, nous ne faisons que répéter les mêmes gestes inutiles : saisir et retenir. Et c’est pourquoi, tout au long de notre existence, souffrances et désespoirs se succèdent, car nos désirs ne peuvent jamais être assouvis.
Par Vénérable Thich Huyen-Vi
Parmi les notions qui doivent rester constamment présentes à l’esprit du bouddhiste, celle du désir est l’une des plus importantes. C’est le désir qui incite les hommes à s’attacher désespérément aux choses de ce monde. En tant que créatures, nous sommes tous, à des degrés divers, possédés par le désir et l’ambition, qui nous poussent à nous accrocher à tout ce que nous avons pu acquérir, amasser, édifier... De tous ces biens fragiles, nous ne consentons à nous séparer qu’au moment de rendre le dernier soupir. Et même à cette ultime minute, s’il restait encore en nous la moindre parcelle d’énergie, nous ne desserrerions pas notre étreinte.
Cependant, quoiqu’il fasse, il n’est pas donné à l’homme de conserver si peu que ce soit le fruit de ses efforts. Ce n’est pas lui qui se dessaisit de ses biens : ce sont eux qui l’abandonnent. Tout au long de notre existence, nous ne faisons que répéter les mêmes gestes inutiles : saisir et retenir. Et c’est pourquoi, tout au long de notre existence, souffrances et désespoirs se succèdent, car nos désirs ne peuvent jamais être assouvis. Tout nous fuit, rien ne demeure. C’est le perpétuel devenir : tout se transforme, tout change d’aspect et de place, tel le chevalier errant des légendes, ou le courant des fleuves gonflés par les crues ; les choses passent sous nos yeux comme les nuages dans le ciel, comme le jeune poulain qui galope dans la plaine. Dans notre religion bouddhique, ces changements, cette instabilité pore un nom : c’est la vérité de la non-permanence (vo thuong).
Qu’est-ce que la non-permanence ?
Ecoutons l’enseignement du Bouddha : « Toutes les choses de ce monde sont sujettes au changement et à la destruction : c’est la loi de la non-permanence. » La non-permanence, c’est la grande vérité de notre monde, où tout est changeant et précaire. Nul être, nul objet ne demeure identique à lui-même. Tout ce que nous voyons est en état de transformation perpétuelle : les apparences se dessinent, puis disparaissent, ou se désintègrent. La doctrine bouddhique distingue dans ce processus quatre phases : d’abord la création (ou la naissance), puis la croissance (ou l’apogée), ensuite le déclin et enfin la destruction. Tout ce qui existe dans l’univers, du grain de sable jusqu’aux étoiles, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, passe par ces quatre phases, tout est sujet à la non-permanence.
Pour avoir une notion précise de cette loi, il nous suffit d’observer notre propre corps, ensuite de concentrer nos réflexions sur notre « moi », c’est-à-dire notre vie intérieure, enfin de voir ce qui se passe autour de nous.
Le corps humain et la non permanence
Je suis jeune et vigoureux, mon existence est un hymne à la joie... C’est souvent ce que pense – et affirme – la majorité des jeunes gens des deux sexes. Et c’est là la grande erreur de la jeunesse : elle vit dans l’insouciance du lendemain, elle se complaît dans une vision superficielle des choses ; elle croit que le bel âge qui est le sien durera indéfiniment ; si elle songe parfois à la vieillesse, c’est pour se dire qu’elle est loin ! Pourtant, n’est-il pas évident qu’à chaque minute, à chaque seconde, la vieillesse et la mort se rapprochent un peu plus de chacun de nous ? Ces deux vers d’un poète chinois ont leurs pareils dans toutes les littératures :
« Ne voyez-vous pas votre père qui, mélancoliquement,
Contemple dans son miroir ses cheveux blancs ?
Ce matin, ils étaient aussi lustrés que de la soie,
Et ce soir, ils sont déjà couverts de neige et de cendre ! »
De son côté, la science moderne a découvert que dans le corps humain, les cellules naissent, croissent et meurent selon un rythme déterminé. C’est ce renouvellement des cellules qui fait que le corps humain se développe ; quand il s’arrête, c’est la mort de l’être tout entier. Nous pouvons donc dire que dans toutes les parties de notre organisme, des naissances et des morts partielles surviennent à chaque instant ; les tissus se modifient, les fonctions s’altèrent. L’homme de cette année n’est pas le même que celui de l’année dernière, le corps de ce soir n’est pas celui de ce matin. Tel est le sens de cet apologue :
« Un voyageur se trouvait sur la route quand vint le crépuscule, il avait encore un long chemin à faire ; avisant au milieu des champs une masure abandonnée, il y pénétra pour passer la nuit. Il venait de s’asseoir, lorsqu’il vit entrer un démon aux cheveux verts, portant sur les épaules un cadavre. L’horrible créature, posant à terre l’homme mort, s’apprêtait à le dévorer, quand un second démon, aux cheveux rouges, fit irruption, et voulut disputer à l’autre sa proie. Un terrible combat allait s’engager, quand les monstres aperçurent notre voyageur, blotti, vert de peur, dans son coin. Ils s’emparèrent de lui, l’amenèrent au centre de la pièce, et lui demandèrent d’arbitrer leur querelle. Terrifié, l’homme crut devoir raconter exactement ce qu’il avait vu, et témoigner en faveur du démon aux cheveux verts : ‘Il est entré le premier avec le cadavre, c’est donc à lui que ce dernier appartient’. Alors l’autre démon s’emporta : se saisissant du naïf voyageur, il lui arracha un bras, qu’il se mit aussitôt à dévorer. Pris de compassion, et pour prouver sa reconnaissance au bon témoin, le démon vert pris un bras à son cadavre, et le mit à la place de celui du voyageur. Mais l’autre démon enleva encore à ce dernier son second bras, et l’autre dut encore le remplacer. Le monstre aux cheveux rouges poursuivant son festin et successivement les diverses parties du cadavre furent greffées sur le voyageur. Alors les démons s’en allèrent, et notre homme, délivré de son horrible cauchemar, se demanda quel corps était le sien ! »
Ce conte ne réflète-t-il pas l’image exacte de notre existence ? Depuis notre venue au monde, jusqu’à notre mort, notre corps, jusque dans ses infimes particules, a changé des milliards de fois. Le cadavre mis dans la bière n’a rien de commun avec le corps du nouveau-né qu’il a été. « Perpétuel est le changement », lit-on dans les Livres Bouddhiques. Et ce changement obéit à une règle inexorable : la cellule qui remplace une autre est plus vieille que celle qui l’a précédée, et ce vieillissement s’aggrave à chaque seconde de la vie.
Alors qu’il était un jeune et beau prince, lit-on dans les textes sacrés, Bouddha, vivant dans un somptueux palais et ayant à ses côtés la belle princesse, songeait déjà à la non-permanence des choses. Aussi dit-il un jour à son épouse : « Bientôt nous vieillirons, nos corps se faneront. Avec les années, vos beaux cheveux se couvriront de cendre et de neige. Vos yeux, en ce moment si purs, deviendront une onde trouble. Vos lèvres rouges se ternirons, comme la rose de vos joues. En nous, de même qu’en tous les êtres, j’entends au fil des heures le froissement des muscles qui s’affaissent, la vibration des nerfs qui se détendent, je perçois l’éclatement des os que bris la hache du temps. Comment pourrons nous conserver ce que nous avons de plus précieux ? Nous n’étreignons jamais que des ombres. C’est sur des senteurs, des effluves que nous fermons nos doigts ! »
Quelle sublime clairvoyance que celle du Maître ! Malgré les richesses qui l’entouraient, malgré les soins dévoués d’une admirable épouse, la vérité de la non-permanence est restée présente à son esprit. Ses paroles non seulement ont éclairé la princesse, elles ont encore dissipé les ténèbres pour tous ceux qui, perdus dans les mirages, sont voués à l’enchaînement des naissances, du vieillissement, de la maladie et de la mort, c’est-à-dire de la non-permanence.
C’est une loi inéluctable, que celle qui condamne tous les êtres pourvus d’un corps à vivre et souffrir avant de mourir. Lao-Tseu l’a dit pour sa part : « J’ai un corps, et
c’est de là que vient ma grande souffrance. Si je n’avais pas de corps, je ne souffrirai de rien ! »
Notre corps est appelé à disparaître, et pourtant, combien de crimes ne sont-ils pas commis chaque jour par les hommes, uniquement pour leur nourriture ! Qui dira jamais le nombre de ces pauvres bêtes innocentes, exterminées toutes les heures, parfois avec des raffinements de cruautés inouis ? Tous nos lecteurs connaissent l’histoire de Tsin Che Hoang Li, cet empereur chinois qui se délectait de la cervelle de singes vivants, dont il ouvrait lui-même le crâne, à table, d’un coup de hachette ; les courtisans rivalisant de dextérité pour plaire à leur Maître, la salle résonnait d’éclats de rire qui se mêlaient à des râles d’agonie... Comment ne pas se révolter à l’évocation de telles horreurs ? Jusqu’à quel point la conscience humaine peut-elle être obscurcie ?
Le moi et le non-permanence
Le contenu de notre âme change sans arrêt tout autant que notre corps, et suivant un rythme encore plus rapide. En l’espace d’une seconde, nos sentiments peuvent varier d’un extrême à l’autre, nos pensées passer d’un sujet à un autre. Le courant mental ne s’arrête jamais. C’est ce que le Bouddha a enseigné à ses disciples : « Le coeur de l’homme est comparable au singe qui gambade de branche en branche, au cheval qui galope dans la prairie. » Nos pensées et nos sentiments naissent et meurent le temps d’une pulsation, et cette rapidité même qui crée en nous l’illusion de la continuité, de ce qu’on a appelé « l’identité du moi ». Si nous disons à un petit enfant que le spectacle qu’il voit sur un écran cinématographique n’est qu’une succession d’images, disparues aussitôt que surgies, peut-être refusera-t-il de nous croire. Pourtant, c’est une illusion de même nature qui nous fait dire que notre vie intérieure est un phénomène continu, alors que dès notre naissance la mort alterne déjà avec elle.
« Est-ce que j’existe ? » Cette question du poète peut se sembler naïve de prime abord, cependant elle s’inspire d’une pensée profonde. Que sommes-nous, sinon des ombres changeantes et fugitives ? On comprend mal que dans ces conditions, des hommes aient encore soif de gloire et de richesses, et qu’ils n’hésitent pas à dépouiller et asservir leurs semblables pour satisfaire leurs appétits. Il ne saurait y avoir plus grande aberration.
La non-permanence et le monde extérieur
Une légende chinoise a souvent inspiré les poètes orientaux : « tous les trois mille ans, la mer se transforme en un champs de mûriers ». C’est par cette image que les Anciens exprimaient le caractère éphémère non seulement des êtres, mais encore du milieu qui les entoure. Les montagnes vieillissent, les rivages se déplacent, rien ne demeure indéfiniment dans le même état, et les astres eux-mêmes n’échappent pas à la loi de la non-permanence.
Sur le plan humain, dans le cours d’une seule existence, que de fois n’avons-nous vu que, par le monde, la victoire succéder à la défaite, l’humiliation et la déchéance devenir le lot de ceux-là mêmes qu’on croyait invulnérables, lorsqu’ils étaient au faîte des honneurs ? Combien de riches, qui ne pouvaient faire l’inventaire de leur fortune, sont-ils à présent dans la misère ? Cependant, ces ruines, ces désastres, ces revers, n’empêchent que chaque jour des hommes se lancent encore à la poursuite d’éphémères jouissances, qui ne peuvent que les conduire à leur perte. Pour notre édification, souvenons-nous de ce conte bouddhique :
« Il y avait une fois, un roi dont la cupidité et l’avidité étaient vraiment sans limites. Bien que ses palais fussent pleins à craquer d’or, d’argent, et de pierreries, il décréta encore, un jour, que tous ses sujets devraient offrir au Trésor Impérial la moitié de leurs biens. Dans tout le royaume, plaintes et gémissements s’élevèrent, mais le monarque était tout puissant, nul ne pouvait lui désobéir. Alors un marchand se dévoua pour sauver le peuple ; il apporta dans la capitale toutes ses richesses, et les déposant au pied du trône, il dit au roi : « Sire, que Votre Majesté daigne accepter tout ce que je possède ». Surpris, le roi s’écria : « Mais je n’exige que la moitié du patrimoine de chacun. » Alors le marchand répondit : « En réalité, Sire, tout ceci ne m’appartient pas. Cinq fléaux se les partagent déjà : l’inondation, l’incendie, la piraterie, le pouvoir arbitraire, et enfin la cupidité de mes épouses et de mes descendants. Quoi que je fasse, je serai dépouillé tôt ou tard. J’ai donc pensé qu’il valait mieux que je me sépare dès à présent de tous mes biens.
Le roi, après avoir écouté ce discours, se mit à réfléchir, et comprit la leçon. ‘Ce marchand, se dit-il m’a appris une grande vérité. Même les eaux et les montagnes sur lesquelles je règne cesseront un jour de m’appartenir, accaparées par les cinq fléaux dont parle cet homme. A plus forte raison, comment pourrais-je garder mes trésors ? Jusqu’à présent, que d’inutiles exactions n’ai-je donc pas commises au détriment de mon peuple !’ Ainsi frappé par la lumière, le roi confus et repentant, non seulement révoqua son édit, mais encore ouvrit toutes grandes les portes de son Palais et partagea tous ses biens entre tous ses sujets. »
Que les disciples du Bouddha méditent sur ce conte !
Conclusion
En enseignant la vérité de la non-permanence, le Bouddhisme conduit-il au pessimisme, et vise-t-il à convaincre les hommes de l’inanité de tous leurs efforts ? Telle est la question que beaucoup de gens se posent, car disent-elles, si rien ne dure, si la poussière doit retourner à la poussière, pourquoi dépenser son énergie et ses forces en vaines agitations ?
Qu’il nous soit permis de répondre à ces critiques. La loi de la non-permanence, à vrai dire, n’est qu’un des principes énoncés par Bouddha pour asseoir sa Doctrine. C’est d’abord et surtout un argument, destiné à freiner l’avidité des hommes, leur cupidité, d’une manière générale toutes les passions néfastes à leur salut. La non-permanence, ce n’est pas encore la Vérité absolue. Pour mieux comprendre le Bouddha, appliquons-nous à voir en Lui le Médecin Merveilleux qui, à chacun de nos maux ordonne un remède. A ceux d’entre nous qui ne sont pas convaincus du caractère précaire des biens de ce monde, il enseigne la non-permanence. Mais à ceux dont les yeux se sont déjà ouverts sur cet aspect des êtres et des choses, c’est une vérité plus profonde qu’il enseigne. Nous apprenons alors qu’en réalité, au sein du tourbillon des apparences, se trouve l’essence du permanent.
Sans doute est-ce là une notion difficile à saisir. Le grand Ananda lui-même ne l’a pas comprise de prime abord, ainsi qu’il ressort de ce passage du ‘Kinh Lang Nghiem’. « Ananda ne comprit pas tout de suite les paroles du Maître. Pour permettre à ses disciples de se pénétrer de sa Doctrine, le Bouddha ordonna à Rahula de donner un coup de gong. Et pendant que l’instrument résonnait, Bouddha demanda :
Ananda, vous entendez ?
Oui, Maître, j’entends.
Quand les vibrations s’éteignirent, le Parfait demanda encore :
Ananda, vous entendez ?
Non, Maître, je n’entends plus !
Bouddha ordonna à Rahula de donner un second coup de gong, et de nouveau posa la question à Ananda.
Ananda, vous entendez ?
Oui, Maître, j’entends.
Alors le Bouddha réprimanda son disciple préféré :
Ananda, pourquoi me faites-vous des réponses si peu sensées ?
Profondément surpris, Ananda répondit respectueusement :
Maître, tout comme mes condisciples, que puis-je dire d’autre, sinon que j’entends au moment où le gong résonne, et que je n’entends plus lorsque le son s’éteint ?
Ananda, reprit le Maître, vous me répondez que vous entendez, quand Rahula frappe sur le gong, et que vous n’entendez plus, lorsqu’il n’y a plus de son. Cela signifie-t-il que votre faculté d’entendre disparaît avec le bruit ? Dans ce cas, comment avez vous pu percevoir le deuxième coup de gong de Rahula ? Ce que vous m’avez répondu la seconde fois, ce n’est donc pas la vérité. En fait vous avez continué à entendre. Ce qui apparaît, puis disparaît, c’est le son. Le son est la chose discontinue, mais il existe un élément permanent qui est votre faculté d’entendre. »
Ainsi Ananda et le cercle des disciples furent éclairés par le Maître. A notre tour, pénétrons-nous de son Enseignement : apprenons qu’au delà du relatif, il nous faut découvrir l’Absolu. Au delà de la non-permanence, nous devons chercher la permanence.
En résumé, la loi de la non-permanence s’applique au corps humain, à l’âme, comme à tous les êtres et toutes les choses de ce monde. Si nous arrivons à posséder cette notion essentielle de la doctrine bouddhique, nous disposerons d’un remède miraculeux contre la douleur ; nous n’aurons plus à endurer les souffrances innombrables qui sont la rançon de nos désirs et de nos ambitions.
Car, avec la conviction de la précarité des biens terrestres, nous pouvons demeurer indifférents à tout ce qui arrive : désillusions et déboires, séparations et deuils. Nous pouvons éprouver un détachement complet à l’égard de tout ce qui a trait aux richesses et aux honneurs, et la charité sera dès lors l’unique mobile de nos actes. Nous renoncerons, en un mot, aux jouissances éphémères qui sont autant de mirages sur notre chemin. Nous lutterons contre les apparences, pour déblayer la Voie que nous espérons poursuivre et au bout de laquelle la Parfaite Lumière et la Joie ineffable seront notre récompense.
Mars 2001
Vénérable Thich Huyen-Vi
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