L’attitude mentale bouddhiste
Par Walpola Rahula
On est son propre refuge,
qui d’autre pourrait être le refuge ?
dit le Bouddha
Le Bouddha fut, parmi les fondateurs de religions, (s’il nous est permis de l’appeler le fondateur d’une religion, au sens populaire du terme) le seul instructeur qui ne prétendit pas être autre chose qu’un être humain pur et simple. D’autres maîtres ont été des incarnations divines ou se dirent inspirés par Dieu. Le Bouddha fut non seulement un être humain, mais il ne prétendit tendit pas avoir été inspiré par un dieu ou par une puissance extérieure. Il attribua sa réalisation et tout ce qu’il acquit et accomplit, au seul effort et à la seule intelligence humaine. Un homme, seulement un homme, peut devenir un Bouddha. Chacun possède en lui-même la possibilité de le devenir, s’il le veut et en fait l’effort. Nous pouvons appeler le Bouddha un homme par excellence. Il fut si parfait en son "humanité, qu’on en vint plus tard à le regarder dans la religion populaire comme presque "surhumain".
La situation humaine est suprême selon le bouddhisme. L’homme est son propre maître et il n’y a pas d’être plus élevé, ni de puissance qui siège, au-dessus de lui, en juge de sa destinée.
"On est son propre refuge (1), qui d’autre pourrait être le refuge ?" dit le Bouddha. Il exhortait ses disciples à "être un refuge pour eux-mêmes" et à ne jamais chercher refuge ou aide auprès d’un autre (2) . Il enseignait, encourageait et stimulait chacun à se développer et à travailler à son émancipation, car l’homme a le pouvoir, par son effort personnel et par son intelligence, de se libérer de toute servitude. Le Bouddha dit "Vous devez faire votre travail vous-mêmes ; les Tathâgata (3) enseignent la voie (4)." Si le Bouddha doit être appelé un "sauveur" c’est seulement en ce sens qu’il a découvert et indiqué le Sentier qui conduit à la Libération, au Nirvâna. Mais c’est à nous de marcher sur le sentier.
Responsabilité
C’est selon ce principe de responsabilité individuelle que le Bouddha accorde toute liberté à ses disciples. Dans le Mahâparinibbâna-sutta, le Bouddha dit qu’il n’a jamais pensé à diriger le Sangha (l’Ordre monastique (5)), ni voulu que le Sangha dépende de lui. Il disait qu’il n’y avait pas de doctrine ésotérique dans son enseignement, que rien n’était caché "dans le poing fermé de l’instructeur" (âcariya-mutthi), autrement dit, qu’il n’avait "rien en réserve (6)".
La liberté de pensée permise par le Bouddha ne se rencontre nulle part ailleurs ainsi l’histoire des religions. Cette liberté est nécessaire, selon lui, parce que l’émancipation de l’homme dépend de sa propre compréhension de la Vérité, et non pas de la grâce bénévolement accordée par un dieu ou quelque puissance extérieure en récompense d’une conduite vertueuse et obéissante.
Le Bouddha passait une fois par une petite ville appelée Kesaputta, dans le royaume de Kosala. Ses habitants étaient connus sous le nom de Kâlâma. Lorsqu’ils apprirent que le Bouddha se trouvait chez eux, les Kâlâma lui rendirent visite et lui dirent :
"Seigneur, des solitaires et des brâhmana qui passent par Kesaputta, exposent et exaltent leurs propres doctrines et ils condamnent et méprisent les doctrines des autres. Puis viennent d’autres solitaires et brâhmana qui eux aussi, à leur tour, exposent et exaltent leurs propres doctrines et ils condamnent et méprisent les doctrines des autres. Mais pour nous, Seigneur, nous restons toujours dans le doute et la perplexité quant à celui de ces vénérables solitaires et brâhmana qui a exprimé la vérité et quant à celui qui a menti."
Le Bouddha leur donna alors cet avis, unique dans l’histoire des religions :
"Oui, Kâlâma, il est juste que vous soyez dans le doute et dans la perplexité, car le doute s’est élevé en une matière qui est douteuse. Maintenant, écoutez, Kâlâma, ne vous laissez pas guider par des rapports, par la tradition ou par ce que vous avez entendu dire. Ne vous laissez pas guider par l’autorité de textes religieux, ni par la simple logique ou l’inférence, ni par les apparences, ni par le plaisir de spéculer sur des opinions, ni par des vraisemblances possibles, ni par la pensée "il est notre Maître". Mais, Kâlâma, lorsque vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont défavorables (akusala), fausses et mauvaises, alors, renoncez-y... Et lorsque par vous-mêmes vous savez que certaines choses sont favorables (kusala) et bonnes, alors, acceptez-les et suivez-les (7).
Le Bouddha dit aux bhikkhu qu’un disciple devrait même examiner le Tathâgata (Bouddha) lui-même, de manière qu’il (le disciple) pût être entièrement convaincu de la valeur véritable du Maître qu’il suit (.
Selon l’enseignement du Bouddha, le doute (vicikicchâ) est un des Cinq Empêchements (nîvarana (9)) à la compréhension claire de la Vérité et au progrès spirituel (en fait, à n’importe quelle sorte de progrès). Le doute n’est pas un "péché", parce qu’il n’y a aucun dogme qui doive être cru dans le bouddhisme. En fait, il n’y a pas de "péché" selon le bouddhisme, à la manière dont on l’entend dans certaines religions. Les racines de tout mal sont l’ignorance (avijjâ) et les vues fausses (micchâ ditthi).
C’est un fait indéniable qu’aussi longtemps qu’il y a doute, perplexité, incertitude, aucun progrès n’est possible. C’est également un fait indéniable qu’il doit y avoir doute aussi longtemps qu’on ne comprend pas, qu’on ne voit pas clairement. Mais pour progresser plus avant on doit nécessairement se débarrasser du doute. Pour le faire, il faut qu’on voie clairement.
Cela n’a pas de sens de dire qu’on ne devrait pas douter, qu’on devrait croire. Dire simplement "je crois" ne signifie pas qu’on comprenne et qu’on voie. Lorsqu’un étudiant travaille sur un problème mathématique, il arrive, à un moment, à un point où il ne sait plus comment avancer et où il se trouve plongé dans le doute et la perplexité. Aussi longtemps qu’il a ce doute, il ne peut pas avancer. S’il veut aller plus avant, il doit résoudre ce doute. Il y a des moyens pour y arriver. Dire simplement "je crois" ou "je ne doute pas" ne résoudra certainement pas le problème. Se forcer à croire à une chose et à l’accepter sans la comprendre peut réussir en politique, mais ne convient pas dans les domaines spirituel et intellectuel.
Le Bouddha tenait toujours à dissiper le doute. Quelques minutes avant sa mort même, il sollicita plusieurs fois ses disciples de le questionner au cas où ils garderaient des doutes sur son enseignement afin qu’ils n’aient pas à se désoler plus tard de ne pouvoir les dissiper. Mais comme ses disciples gardaient le silence, il leur dit encore : "si c’est par respect pour le Maître que vous ne posez pas de question, que l’un de vous cependant informe son ami" (C’est-à-dire que l’un de vous le dise à son ami afin que celui-ci puisse poser la question de sa part (10)).
Tolérance
Non seulement la liberté de pensée, mais aussi la tolérance permise par le Bouddha surprennent celui qui étudie l’histoire des religions. Une fois, à Nâlandâ ; un chef de famille important et riche, nommé Upâli, disciple laïc bien connu de Nigantha Nâtaputta (Jaina Mahâvira), fut spécialement envoyé par Mahâvîra lui-même, pour rencontrer le Bouddha et vaincre celui-ci dans une controverse sur la théorie du karma, car la manière de voir du Bouddha était différente de celle de Mahâvira sur ce sujet (11). Contrairement à son attente, Upâli fut tout à fait convaincu que la manière de voir du Bouddha était juste et que celle de son maître était fausse. Il demanda donc au Bouddha de l’admettre comme disciple laïc (upâsaka). Mais celui-ci le pria de réfléchir et de ne pas être trop pressé "car réfléchir soigneusement est bon pour des gens renommés comme vous". Lorsque Upâli exprima de nouveau son désir, le Bouddha lui demanda de continuer à respecter et à soutenir son vieux maître religieux comme il l’avait fait jusqu’alors (12).
Au IIIe siècle avant J.-C., le grand empereur bouddhiste de l’Inde, Asoka, suivant ce noble exemple de tolérance et de compréhension, honora et soutint toutes les autres religions de son vaste empire. Dans un de ses édits gravés dans le roc, dont l’inscription originale est encore lisible aujourd’hui, l’empereur déclarait :
"On ne devrait pas honorer seulement sa propre religion et condamner les religions des autres, mais on devrait honorer les religions des autres pour cette raison-ci ou pour cette raison-là. En agissant ainsi on aide à grandir sa propre religion et on rend aussi service à celles des autres. En agissant autrement, on creuse la tombe de sa propre religion et on fait aussi du mal aux religions des autres. Quiconque honore sa propre religion et condamne les religions des autres, le fait bien entendu par dévotion à sa propre religion, en pensant "je glorifierai ma propre religion". Mais, au contraire, en agissant ainsi, il nuit gravement à sa propre religion. Ainsi la concorde est bonne : que tous écoutent et veuillent bien écouter les doctrines des autres religions (13)."
Cet esprit de tolérance et de compréhension a été, depuis le début, un des idéaux les plus chers de la culture et de la civilisation bouddhistes. C’est pourquoi on ne rencontre pas un seul exemple de persécution, ni une goutte de sang versée dans la conversion des gens au bouddhisme, ni dans sa propagation au cours d’une histoire longue de deux mille cinq cents ans. Il s’est répandu sur tout le continent asiatique et il compte, aujourd’hui, plus de cinq cents millions d’adeptes.
La Vérité n’a pas d’étiquette
On demande souvent sile bouddhisme est une religion ou une philosophie. Peu importe comment on l’appelle. Le bouddhisme reste ce qu’il est, quelle que soit l’étiquette qu’on lui attache. L’étiquette importe peu. L’étiquette même de "bouddhisme"qu’on attache à l’enseignement du Bouddha a peu d’importance. Le nom qu’on lui donne n’est pas l’essentiel.
"Qu’y a-t-il dans un nom ?
Ce que nous appelons une rose,
Sous un autre nom sentirait aussi bon."
La Vérité n’a pas d’étiquette : elle n’est ni bouddhiste, ni chrétienne, ni hindoue, ni musulmane. La vérité n’est le monopole de personne. Les étiquettes sectaires sont un obstacle à la libre compréhension de la Vérité, et elles introduisent dans l’esprit de l’homme des préjugés malfaisants.
Cela est vrai non seulement en matière intellectuelle et spirituelle, mais aussi dans les relations humaines. Quand, par exemple, nous rencontrons un homme, nous ne le voyons pas comme un individu humain, mais nous mettons sur lui une étiquette l’identifiant en tant qu’Anglais, Français, Allemand, Américain ou Juif, et nous le considérons avec tous les préjugés associés dans notre esprit à cette étiquette. Le pauvre homme peut être entièrement exempt des attributs dont nous le chargeons.
Les gens affectionnent tellement les appellations discriminatoires qu’ils vont jusqu’à les appliquer à des qualités et à des sentiments humains communs à tout le monde. C’est ainsi qu’ils parlent de différentes "marques" de charité, par exemple de charité bouddhiste ou de charité chrétienne, et méprisent d’autres "marques" de charité. Mais la charité ne peut pas être sectaire. La charité est la charité, si c’est de la charité. Elle n’est ni chrétienne, ni bouddhiste, ni hindoue ou musulmane. L’amour d’une mère pour son enfant n’est ni bouddhiste, ni chrétien ni d’aucune autre qualification. C’est l’amour maternel. Les qualités ou les défauts, les sentiments humains comme l’amour, la charité, la compassion, la tolérance, la patience, l’amitié, le désir, la haine, la malveillance, l’ignorance, la vanité etc..., n’ont pas d’étiquette sectaire, ils n’appartiennent pas à une religion particulière. Le mérite ou le démérite d’une qualité ou d’un défaut n’est ni augmenté ni diminué par le fait qu’on le rencontre chez un homme qui professe une religion particulière, ou n’en professe aucune.
Il est sans importance, pour un chercheur de la Vérité, de savoir d’où provient une idée. L’origine et le développement d’une idée sont l’affaire de l’historien. En fait, pour comprendre la Vérité, il n’est pas nécessaire de savoir si l’enseignement vient du Bouddha ou de quelqu’un d’autre. L’essentiel est de voir la chose, de la comprendre. Il y a dans le Majjhimâ nikâya (sutta nû 140), une histoire importante qui illustre cette idée.
Le Bouddha passa une fois la nuit dans le hangar d’un potier
Le Bouddha passa une fois la nuit dans le hangar d’un potier. Il y avait la aussi un jeune solitaire qui était arrivé avant lui (14). Ils ne se connaissaient pas. Le Bouddha observa le comportement du solitaire et pensa en lui-même : "Agréables sont les manières de ce jeune homme. Il serait bon que je l’interroge. " Le Bouddha lui demanda donc : "O bhikkhu (15), au nom de qui avez-vous quitté votre foyer ? Quel est votre Maître ? De qui aimez-vous la doctrine ?
- O ami, répondit le jeune homme, il y a le solitaire Gotama, un rejeton des Sakya, qui a quitté la famille des Sakya pour devenir un solitaire. Sur lui est répandue une haute réputation selon laquelle il est un Arahant, un pleinement Eveillé. Au nom de ce Bienheureux je suis devenu un solitaire. Il est mon Maître et j’aime sa Doctrine.
- Où vit en ce moment ce Bienheureux, l’Arahant, le pleinement Eveillé ?"
- Il y a dans les pays du nord, ami, une cité appelée Sâvatthi. C’est là que le Bienheureux, l’Arahant, le pleinement Eveillé, vit en ce moment.
- Avez-vous jamais vu ce Bienheureux ? Le reconnaîtriez-vous si vous le voyiez ?
- Je n’ai jamais vu ce Bienheureux et je ne le reconnaîtrais pas si je le voyais." Le Bouddha comprit que c’était en son nom que ce jeune homme inconnu avait quitté son foyer et qu’il était devenu un solitaire. Mais il dit, sans révéler sa propre identité "O bhikkhu, je vais vous enseigner la doctrine. Ecoutez avec attention. Je vais parler.
-Très bien, ami", dit-il en acquiesçant. Le Bouddha prononça, alors, pour le jeune homme, un discours remarquable, lui expliquant la Vérité. dont la substance sera donnée plus loin (16).
Ce fut seulement à la fin de ce discours que le jeune solitaire, dont le nom était Pukkusâti, comprit que celui qui lui parlait était le Bouddha lui-même. Alors, il se leva, se plaça devant le Bouddha, se prosterna devant le Maître, et s’excusa de l’avoir, dans son ignorance, appelé "ami"(17). Enfin il pria le Bouddha de lui donner l’ordination et de l’admettre dans l’Ordre monastique du Sangha.
Le Bouddha lui demanda s’il avait le bol à aumônes et les robes. (Un bhikkhu doit avoir trois robes et un bol à aumônes.) Lorsque Pukkusâti répondit négativement, le Bouddha dit que les Tathâgata ne donnaient l’ordination à quelqu’un que si celui-ci possédait le bol à aumônes et les trois robes, Pukkusâti partit alors à la recherche du bol et des robes, mais il fut malheureusement attaqué par une vache et mourut (18).
Quand cette triste nouvelle parvint, plus tard, au Bouddha, celui-ci déclara que Pukkusâti était un sage qui avait déjà vu la Vérité, qu’il avait déjà atteint l’avant-dernier état dans la compréhension du Nirvâna, qu’il était né dans un domaine où il deviendrait un Arahant (19) pour finalement trépasser et ne plus jamais revenir en ce monde (20).
Il apparaît très clairement dans ce récit que Pukkusâti, lorsqu’il écoutait le Bouddha et qu’il comprit son enseignement, ne savait pas qui lui parlait ni de qui était cet enseignement. Mais il vit la Vérité sans étiquette. Si le remède est bon, la maladie sera guérie. Peu importe de savoir qui l’a préparé et d’où il vient.
Pas de foi aveugle
Presque toutes les religions sont basées sur la foi - une foi plutôt "aveugle", semble-til. Mais dans le bouddhisme, l’accent est mis sur "voir", savoir, comprendre, et non pas sur foi ou croyance. Dans les textes bouddhiques on rencontre un mot saddhâ (Skt. sraddhâ) qui est généralement traduit par "foi" ou "croyance". Mais saddhâ, à vrai dire, n’est pas la foi comme telle, mais plutôt une sorte de "confiance" née de la conviction. Dans le bouddhisme populaire et aussi dans l’usage ordinaire qui en est fait dans les textes, le mot saddhâ contient, on doit l’admettre, un élément de foi dans le sens où il signifie dévotion pour le Bouddha, le Dhamma (l’Enseignement) et le Sangha (l’Ordre).
Selon Asanga, le grand philosophe bouddhiste du IVe siècle après J.-C., sraddhâ comporte trois aspects : 1. conviction entière et ferme qu’une chose est, 2. joie sereine pour les bonnes qualités, 3. aspiration ou souhait d’avoir la capacité d’accomplir un objet en vue (21).
Quoiqu’il en soit, la foi ou la croyance, telle qu’elle est comprise par les religions en général, n’a que peu de place dans le bouddhisme (22).
La question de croyance se pose quand il n’y a pas vision - vision dans tous les sens du mot. Du moment que vous voyez, la question de croyance disparaît. Si je vous dis que j’ai un joyau caché dans ma main fermée, la question de croyance se pose parce que vous ne le voyez pas vous-même.
Mais si j’ouvre la main et vous montre le joyau, vous le verrez alors vous-même et il n’est plus question de croire. C’est ainsi qu’il est dit dans les anciens textes : "Comprendre comme on voit un joyau (ou un myrobolan) dans la paume."
Un disciple du Bouddha appelé Musîla dit à un autre moine : "Ami Savittha, sans dévotion, foi ou croyance (23), sans penchant ou inclination, sans ouï-dire ou tradition, sans considérer les raisons apparentes, sans me complaire dans les spéculations des opinions, je sais et je vois que la cessation du devenir est Nirvâna (24)."
Et le Bouddha dit : "O bhikkhus, je dis que la destruction des souillures et des impuretés est l’affaire d’une personne qui sait et qui voit, et non d’une personne qui ne sait pas et ne voit pas (25)."
C’est toujours une question de connaissance et de vision, non de croyance. L’enseignement du Bouddha est qualifié ehi-passika, vous invitant à "venir voir" et non pas à venir croire.
Les expressions employées dans les textes bouddhistes, indiquant qu’une personne a compris la Vérité, sont les suivantes :
"L’oeil de la Vérité sans poussière et sans tache (dhamma-cakkhu) s’est ouvert" ; "Il a vu la Vérité, il est passé au-delà du doute, il est sans incertitude " ; "Ainsi avec une sagesse juste, il voit cela comme cela est" (yathâ Bhûtam) (26). Faisant allusion à son propre Eveil, le Bouddha s’exprime ainsi : "L’oeil était né, la connaissance était née, la sagesse était née, la science était née (27)." Il s’agit toujours de voir par la connaissance ou la sagesse (nâna-dassana) et non de croire par la foi.
Quand un homme est satisfait de l’enseignement du Bouddha, il loue le Maître en disant que cet enseignement est "comme si l’on redressait ce qui a été renversé ou révélait ce qui a été caché, ou montrait le sentier à un homme égaré, ou apportait une lampe dans l’obscurité pour que ceux qui ont des yeux puissent voir les choses qui les entourent".
Ces expressions indiquent clairement que le Bouddha a ouvert les yeux des gens et les a invités à voir librement ; il ne leur a pas bandé les yeux en leur commandant de croire.
Cela fut de plus en plus apprécié en un temps où l’orthodoxie brahmanique insistait avec intolérance sur la croyance et sur l’acceptation de sa tradition et de son autorité comme révélant sans discussion la seule Vérité qu’il n’était pas permis de mettre en question.
Un groupe de brahmanes savants et réputés vint une fois trouver le Bouddha et ils eurent une longue discussion avec lui. L’un d’eux, un jeune brahmane de seize ans, nommé Kâpathika, considéré par tous pour son esprit exceptionnellement brillant, posa cette question au Bouddha (28) :
"Vénérable Gotama, il y a les anciens textes sacrés des brahmanes transmis de génération en génération par une tradition orale ininterrompue. En ce qui les concerne, les brahmanes en sont venus à la conclusion absolue : "Ceci seulement est la Vérité et toute autre chose est fausse." Maintenant, qu’en dit le Vénérable Gotama ?"
Le Bouddha demanda : "Parmi les brahmanes, y a-t-il un seul brahmane qui prétende que, personnellement, il sait et voit que "Ceci seulement est la Vérité et toute autre chose est fausse" ?
Le jeune homme fut franc et dit : "Non".
- Alors y a-t-il un seul instructeur ou un seul instructeur d’instructeurs de brahmanes, en remontant à la septième génération, ou même un seul de ces auteurs originaux de ces textes qui prétende qu’il sait et voit "Ceci seulement est la Vérité et toute autre chose est fausse" ?
- Non.
- Alors, c’est comme une file d’hommes aveugles, chacun se cramponnant au précédent ; le premier ne voit pas, celui du milieu ne voit pas et le dernier ne voit pas non plus. Ainsi il semble que l’état de brahmane soit comme celui de cette file d’hommes aveugles."
Le Bouddha donna alors au groupe de brahmanes un avis d’une importance extrême : "Il n’est pas convenable pour un homme qui soutient (lit. protège) la Vérité, d’en venir à la conclusion : "Ceci seul est la Vérité et tout le reste est faux."
Comme le jeune brahmane lui demandait d’expliquer cette idée de soutenir (de protéger) la Vérité, le Bouddha dit : " Un homme a une foi. S’il dit : "Ceci est ma foi", jusque-là il soutient la Vérité. Mais par cela il ne peut pas s’avancer jusqu’à la conclusion absolue : "Ceci seulement est la Vérité et toute autre chose est fausse. "Autrement dit, un homme peut croire ce qu’il veut, et il peut dire "je crois ceci". Jusque-là il soutient la Vérité. Mais parce que c’est sa croyance ou sa foi, il ne devrait pas dire que ce qu’il croit est seul la Vérité et que toute autre chose est fausse." Le Bouddha dit : " Etre attaché à une chose (à un point de vue) et mépriser d’autres choses (d’autres points de vue) comme inférieures, cela les sages l’appellent un lien (29)."
Pas d’attachement même à la Vérité
Le Bouddha expliqua une fois à ses disciples (30) la doctrine de cause à effet et ils dirent qu’ils la voyaient et la comprenaient clairement. Il dit alors :
"O bhikkhus, même cette vue qui est si pure et si claire, si vous y êtes liés, si vous la chérissez, si vous la gardez comme un trésor, si vous êtes attachés à elle, alors, vous ne comprenez pas que l’enseignement est semblable à un radeau qui est fait pour traverser, mais non pour s’y attacher (31)".
Ailleurs, le Bouddha explique cette parabole célèbre dans laquelle son enseignement est comparé à un radeau qui est fait pour traverser mais non pour le garder et le porter sur son dos :
"O bhikkhus, un homme est en voyage. Il arrive à une grande étendue d’eau dont la rive de son côté est dangereuse et effrayante, mais dont l’autre rive est sûre et sans danger. Il n’y a pas de bac pour gagner l’autre rive, ni de pont pour passer de cette rive à l’autre. Il pense : "Cette étendue d’eau est vaste et la rive de ce côté-ci est dangereuse et effrayante ; l’autre rive est sûre et sans danger. Il n’y a pas de bac pour gagner l’autre rive et il n’y a pas de pont pour passer de cette rive à l’autre. Il serait bon que je rassemble de l’herbe, du bois, des branches et des feuilles et que je fasse un radeau et qu’à l’aide de ce radeau, je passe en sécurité sur l’autre rive, me servant de mes mains et de mes pieds." Alors cet homme, ô bhikkhus, rassemble de l’herbe, du bois, des branches et des feuilles et fait un radeau et à l’aide de ce radeau il passe en sécurité sur l’autre rive, se servant de ses mains et de ses pieds. Ayant traversé et ayant gagné l’autre rive, il pense : "Ce radeau m’a été d’un grand secours. A l’aide de ce radeau je suis passé en sécurité sur l’autre rive, me servant de mes mains et de mes pieds. Il serait bon que je porte ce radeau sur ma tête ou sur mon dos partout où il me plaira d’aller." Que pensez-vous, ô bhikkhus ? En agissant de cette manière, cet homme agirait-il convenablement en ce qui concerne ce radeau ?
- Non, Seigneur.
- Alors, en agissant de quelle manière agira-t-il convenablement en ce qui concerne ce radeau ? Maintenant, ayant traversé et étant passé de l’autre côté, cet homme pense : "Ce radeau m’a été d’un grand secours. A l’aide de ce radeau je suis passé en sécurité sur l’autre rive, me servant de mes mains et de mes pieds. Il serait bon que je dépose ce radeau à terre (sur la rive) ou que je le laisse à flot et que je m’en aille où il me plaira." Agissant de cette manière, cet homme agit convenablement en ce qui concerne ce radeau.
"De même, ô bhikkhus, j’ai enseigné une doctrine semblable à un radeau - elle est faite pour traverser et non pour la porter (lit. pour la saisir). Vous, ô bhikkhus, qui comprenez que l’enseignement est semblable à un radeau, vous devriez abandonner même les bonnes choses (dhamma), et combien plus encore les mauvaises (adhamma) (32)."
Il est bien clair, d’après cette parabole, que l’enseignement du Bouddha vise à conduire l’homme à la sécurité, à la paix, au bonheur, à la compréhension du Nirvâna. Toute la doctrine qu’il enseigne tend vers ce but. Il n’a pas dit des choses destinées simplement à la satisfaction de la curiosité intellectuelle. Il était un instructeur pratique et n’enseignait que ce qui apporterait à l’homme paix et bonheur.
Spéculations imaginaires inutiles
Le Bouddha résidait une fois dans la forêt de Simsapâ à Kosambi (Skt. Kausambi, près d’Allahabad). Il prit quelques feuilles dans sa main et demanda à ses disciples "Que pensez-vous, ô bhikkhus ? Quelles sont les plus nombreuses ? Ces quelques feuilles dans ma main ou les feuilles qui sont dans la forêt ?
- Seigneur, très peu nombreuses sont les feuilles tenues dans la main du Bienheureux, mais certainement les feuilles dans la forêt de Simsapâ sont beaucoup plus abondantes.
- De même, bhikkhus, de ce que je sais, je ne vous ai dit qu’un peu, ce que je ne vous ai pas dit est beaucoup plus. Et pourquoi ne vous ai-je pas dit (ces choses) ? Parce que ce n’est pas utile et ne conduit pas au Nirvâna. C’est pourquoi je ne vous ai pas dit ces (choses) (33)."
Pour nous il est futile, comme quelques érudits tentent vainement de le faire, d’essayer de spéculer sur ce que savait le Bouddha et qu’il ne nous a pas dit.
Le Bouddha ne s’intéressait pas à la discussion de questions métaphysiques inutiles, qui sont purement spéculatives et qui créent des problèmes imaginaires. Il les considérait comme un "désert d’opinions". Il semble que parmi ses propres disciples, il y en eut quelques-uns qui n’apprécièrent pas cette attitude. Car nous avons l’exemple d’un de ses disciples, Mâlunkyaputta, qui posa au Bouddha dix questions classiques sur des problèmes métaphysiques et qui réclama des réponses (34).
Un jour, Mâlunkyaputta se leva après sa méditation de l’après-midi, alla trouver le Bouddha, le salua, s’assit à son côté et dit :
"Seigneur, quand j’étais seul en méditation, cette pensée m’est venue. Il y a des problèmes inexpliqués, laissés de côté et rejetés par le Bienheureux. Ce sont : 1. l’univers est-il éternel ou
2. est-il non éternel,
3. l’univers est-il fini ou
4. est-il infini,
5. l’âme es tellela même chose que le corps ou
6. l’âme est-elle une chose et le corps une autre chose,
7. le Tathâgata existe-t-il. après la mort ou
8. n’existe-t-il pas après la mort, ou
9. existe-t-il et (à la fois) n’existe-t-il pas après la mort, ou
10. est-il non-existant et (à la fois) pas non-existant après la mort ?
Ces problèmes, le Bienheureux ne me les explique pas. Cela (cette attitude) ne me plaît pas, je ne l’apprécie pas. J’irai vers le Bienheureux et je l’interrogerai à ce propos. S’il ne me l’explique pas, je quitterai alors l’Ordre et je m’en irai. Si le Bienheureux sait que l’univers est éternel, qu’il me l’explique donc. Si le Bienheureux sait que l’univers n’est pas éternel, qu’il le dise. Si le Bienheureux ne sait pas si l’univers est éternel ou non, etc..., alors pour une personne qui ne sait pas, il est loyal de dire : "Je ne sais pas, je ne vois pas."
La réponse de Bouddha à Mâlunkyaputta devrait être bienfaisante pour beaucoup de millions de gens qui, dans le monde, aujourd’hui, perdent un temps précieux à des questions métaphysiques de ce genre et troublent inutilement la paix de leur esprit :
"T’ai-je jamais dit, Mâlunkyaputta : "Viens, Mâlunkyaputta, mène la vie sainte sous ma direction, je t’expliquerai ces questions ?"
- Non, Seigneur.
- Alors, Mâlunkyaputta, toi-même, m’as-tu dit : "Seigneur, je mènerai la vie sainte sous la direction du Bienheureux et le Bienheureux m’expliquera ces questions ?"
- Non, Seigneur.
- Même maintenant, Mâlunkyaputta, je ne te dis pas : "Viens et mène la vie sainte sous ma direction, je t’expliquerai ces questions." Et tu ne me dis pas non plus : "Seigneur, je mènerai la vie sainte sous la direction du Bienheureux et il m’expliquera ces questions. "Dans ces conditions, sot que tu es, personne ne rejette personne (35).
Parabole du blessé
" Mâlunkyaputta, si quelqu’un dit : " Je ne mènerai pas la vie sainte sous la direction du Bienheureux tant qu’il n’aura pas expliqué ces question", il pourra mourir sans que ces questions reçoivent de réponse du Tathâgata. Tout comme, Mâlunkyaputta, (suppose que) un homme soit blessé par une flèche fortement empoisonnée. Ses amis et ses parents amènent un chirurgien. Et l’homme dit : "Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui m’a blessé : s’il est un Ksatriya (caste des guerriers) ou un Brâhmana (caste des prêtres) ou un Vaisya (caste des marchands et des agriculteurs) ou un Sûdra (basse caste) ; quel est son nom, quelle est sa famille ; s’il est grand, petit ou de taille moyenne ; de quel village, ville ou cité il vient ; je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir avec quelle sorte d’arc on a tiré sur moi ; avant de savoir quelle corde a été employée sur l’arc ; avant de savoir quelle plume a été employée sur la flèche ; avant de savoir de quelle manière était faite la pointe de la flèche." Mâlunkyaputta, cet homme mourrait sans savoir ces choses. De même, Mâlunkyaputta, si quiconque dit : "Je ne mènerai pas la vie sainte sous la direction du Bienheureux avant qu’il ne donne une réponse à ces questions, telles que l’univers est éternel ou il ne l’est pas, etc... il mourrait avec ces questions laissées sans réponse par le Tathâgatha."
"Par conséquent, Mâlunkyaputta, conserve dans ton esprit ce que j’ai expliqué comme expliqué et ce que je n’ai pas expliqué comme non-expliqué. Quelles sont les choses que je n’ai pas expliquées ? si cet univers est éternel ou s’il ne l’est pas etc... (ces dix opinions) je ne les ai pas expliquées. Pourquoi, Mâlunkyaputta, ne les ai-je pas expliquées ? Parce que ce n’est pas utile, que ce n’est pas fondamentalement lié à la vie sainte et spirituelle, que cela ne conduit pas à l’aversion, au détachement, à la cessation, à la tranquillité, à la pénétration profonde, à la réalisation complète, au Nirvâna. C’est pourquoi je n’en ai pas parlé.
"Alors Mâlunkyaputta, qu’ai-je expliqué ? J’ai expliqué dukkha, la naissance de dukkha, la cessation de dukkha et le chemin qui conduit à la cessation de dukkha (36). Pourquoi Mâlunkyaputta, ai-je expliqué ces choses ? Parce que c’est utile, que c’est fondamentalement lié à la vie sainte et spirituelle, que cela conduit à l’aversion, au détachement, à la cessation, à la tranquillité, à la pénétration profonde, à la réalisation complète, au Nirvâna. C’est pour cela que je les ai expliquées (37)."
"L’Enseignement du Bouddha, d’après les textes les plus anciens" de WALPOLA RAHULA Editions du Seuil
Par Walpola Rahula
On est son propre refuge,
qui d’autre pourrait être le refuge ?
dit le Bouddha
Le Bouddha fut, parmi les fondateurs de religions, (s’il nous est permis de l’appeler le fondateur d’une religion, au sens populaire du terme) le seul instructeur qui ne prétendit pas être autre chose qu’un être humain pur et simple. D’autres maîtres ont été des incarnations divines ou se dirent inspirés par Dieu. Le Bouddha fut non seulement un être humain, mais il ne prétendit tendit pas avoir été inspiré par un dieu ou par une puissance extérieure. Il attribua sa réalisation et tout ce qu’il acquit et accomplit, au seul effort et à la seule intelligence humaine. Un homme, seulement un homme, peut devenir un Bouddha. Chacun possède en lui-même la possibilité de le devenir, s’il le veut et en fait l’effort. Nous pouvons appeler le Bouddha un homme par excellence. Il fut si parfait en son "humanité, qu’on en vint plus tard à le regarder dans la religion populaire comme presque "surhumain".
La situation humaine est suprême selon le bouddhisme. L’homme est son propre maître et il n’y a pas d’être plus élevé, ni de puissance qui siège, au-dessus de lui, en juge de sa destinée.
"On est son propre refuge (1), qui d’autre pourrait être le refuge ?" dit le Bouddha. Il exhortait ses disciples à "être un refuge pour eux-mêmes" et à ne jamais chercher refuge ou aide auprès d’un autre (2) . Il enseignait, encourageait et stimulait chacun à se développer et à travailler à son émancipation, car l’homme a le pouvoir, par son effort personnel et par son intelligence, de se libérer de toute servitude. Le Bouddha dit "Vous devez faire votre travail vous-mêmes ; les Tathâgata (3) enseignent la voie (4)." Si le Bouddha doit être appelé un "sauveur" c’est seulement en ce sens qu’il a découvert et indiqué le Sentier qui conduit à la Libération, au Nirvâna. Mais c’est à nous de marcher sur le sentier.
Responsabilité
C’est selon ce principe de responsabilité individuelle que le Bouddha accorde toute liberté à ses disciples. Dans le Mahâparinibbâna-sutta, le Bouddha dit qu’il n’a jamais pensé à diriger le Sangha (l’Ordre monastique (5)), ni voulu que le Sangha dépende de lui. Il disait qu’il n’y avait pas de doctrine ésotérique dans son enseignement, que rien n’était caché "dans le poing fermé de l’instructeur" (âcariya-mutthi), autrement dit, qu’il n’avait "rien en réserve (6)".
La liberté de pensée permise par le Bouddha ne se rencontre nulle part ailleurs ainsi l’histoire des religions. Cette liberté est nécessaire, selon lui, parce que l’émancipation de l’homme dépend de sa propre compréhension de la Vérité, et non pas de la grâce bénévolement accordée par un dieu ou quelque puissance extérieure en récompense d’une conduite vertueuse et obéissante.
Le Bouddha passait une fois par une petite ville appelée Kesaputta, dans le royaume de Kosala. Ses habitants étaient connus sous le nom de Kâlâma. Lorsqu’ils apprirent que le Bouddha se trouvait chez eux, les Kâlâma lui rendirent visite et lui dirent :
"Seigneur, des solitaires et des brâhmana qui passent par Kesaputta, exposent et exaltent leurs propres doctrines et ils condamnent et méprisent les doctrines des autres. Puis viennent d’autres solitaires et brâhmana qui eux aussi, à leur tour, exposent et exaltent leurs propres doctrines et ils condamnent et méprisent les doctrines des autres. Mais pour nous, Seigneur, nous restons toujours dans le doute et la perplexité quant à celui de ces vénérables solitaires et brâhmana qui a exprimé la vérité et quant à celui qui a menti."
Le Bouddha leur donna alors cet avis, unique dans l’histoire des religions :
"Oui, Kâlâma, il est juste que vous soyez dans le doute et dans la perplexité, car le doute s’est élevé en une matière qui est douteuse. Maintenant, écoutez, Kâlâma, ne vous laissez pas guider par des rapports, par la tradition ou par ce que vous avez entendu dire. Ne vous laissez pas guider par l’autorité de textes religieux, ni par la simple logique ou l’inférence, ni par les apparences, ni par le plaisir de spéculer sur des opinions, ni par des vraisemblances possibles, ni par la pensée "il est notre Maître". Mais, Kâlâma, lorsque vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont défavorables (akusala), fausses et mauvaises, alors, renoncez-y... Et lorsque par vous-mêmes vous savez que certaines choses sont favorables (kusala) et bonnes, alors, acceptez-les et suivez-les (7).
Le Bouddha dit aux bhikkhu qu’un disciple devrait même examiner le Tathâgata (Bouddha) lui-même, de manière qu’il (le disciple) pût être entièrement convaincu de la valeur véritable du Maître qu’il suit (.
Selon l’enseignement du Bouddha, le doute (vicikicchâ) est un des Cinq Empêchements (nîvarana (9)) à la compréhension claire de la Vérité et au progrès spirituel (en fait, à n’importe quelle sorte de progrès). Le doute n’est pas un "péché", parce qu’il n’y a aucun dogme qui doive être cru dans le bouddhisme. En fait, il n’y a pas de "péché" selon le bouddhisme, à la manière dont on l’entend dans certaines religions. Les racines de tout mal sont l’ignorance (avijjâ) et les vues fausses (micchâ ditthi).
C’est un fait indéniable qu’aussi longtemps qu’il y a doute, perplexité, incertitude, aucun progrès n’est possible. C’est également un fait indéniable qu’il doit y avoir doute aussi longtemps qu’on ne comprend pas, qu’on ne voit pas clairement. Mais pour progresser plus avant on doit nécessairement se débarrasser du doute. Pour le faire, il faut qu’on voie clairement.
Cela n’a pas de sens de dire qu’on ne devrait pas douter, qu’on devrait croire. Dire simplement "je crois" ne signifie pas qu’on comprenne et qu’on voie. Lorsqu’un étudiant travaille sur un problème mathématique, il arrive, à un moment, à un point où il ne sait plus comment avancer et où il se trouve plongé dans le doute et la perplexité. Aussi longtemps qu’il a ce doute, il ne peut pas avancer. S’il veut aller plus avant, il doit résoudre ce doute. Il y a des moyens pour y arriver. Dire simplement "je crois" ou "je ne doute pas" ne résoudra certainement pas le problème. Se forcer à croire à une chose et à l’accepter sans la comprendre peut réussir en politique, mais ne convient pas dans les domaines spirituel et intellectuel.
Le Bouddha tenait toujours à dissiper le doute. Quelques minutes avant sa mort même, il sollicita plusieurs fois ses disciples de le questionner au cas où ils garderaient des doutes sur son enseignement afin qu’ils n’aient pas à se désoler plus tard de ne pouvoir les dissiper. Mais comme ses disciples gardaient le silence, il leur dit encore : "si c’est par respect pour le Maître que vous ne posez pas de question, que l’un de vous cependant informe son ami" (C’est-à-dire que l’un de vous le dise à son ami afin que celui-ci puisse poser la question de sa part (10)).
Tolérance
Non seulement la liberté de pensée, mais aussi la tolérance permise par le Bouddha surprennent celui qui étudie l’histoire des religions. Une fois, à Nâlandâ ; un chef de famille important et riche, nommé Upâli, disciple laïc bien connu de Nigantha Nâtaputta (Jaina Mahâvira), fut spécialement envoyé par Mahâvîra lui-même, pour rencontrer le Bouddha et vaincre celui-ci dans une controverse sur la théorie du karma, car la manière de voir du Bouddha était différente de celle de Mahâvira sur ce sujet (11). Contrairement à son attente, Upâli fut tout à fait convaincu que la manière de voir du Bouddha était juste et que celle de son maître était fausse. Il demanda donc au Bouddha de l’admettre comme disciple laïc (upâsaka). Mais celui-ci le pria de réfléchir et de ne pas être trop pressé "car réfléchir soigneusement est bon pour des gens renommés comme vous". Lorsque Upâli exprima de nouveau son désir, le Bouddha lui demanda de continuer à respecter et à soutenir son vieux maître religieux comme il l’avait fait jusqu’alors (12).
Au IIIe siècle avant J.-C., le grand empereur bouddhiste de l’Inde, Asoka, suivant ce noble exemple de tolérance et de compréhension, honora et soutint toutes les autres religions de son vaste empire. Dans un de ses édits gravés dans le roc, dont l’inscription originale est encore lisible aujourd’hui, l’empereur déclarait :
"On ne devrait pas honorer seulement sa propre religion et condamner les religions des autres, mais on devrait honorer les religions des autres pour cette raison-ci ou pour cette raison-là. En agissant ainsi on aide à grandir sa propre religion et on rend aussi service à celles des autres. En agissant autrement, on creuse la tombe de sa propre religion et on fait aussi du mal aux religions des autres. Quiconque honore sa propre religion et condamne les religions des autres, le fait bien entendu par dévotion à sa propre religion, en pensant "je glorifierai ma propre religion". Mais, au contraire, en agissant ainsi, il nuit gravement à sa propre religion. Ainsi la concorde est bonne : que tous écoutent et veuillent bien écouter les doctrines des autres religions (13)."
Cet esprit de tolérance et de compréhension a été, depuis le début, un des idéaux les plus chers de la culture et de la civilisation bouddhistes. C’est pourquoi on ne rencontre pas un seul exemple de persécution, ni une goutte de sang versée dans la conversion des gens au bouddhisme, ni dans sa propagation au cours d’une histoire longue de deux mille cinq cents ans. Il s’est répandu sur tout le continent asiatique et il compte, aujourd’hui, plus de cinq cents millions d’adeptes.
La Vérité n’a pas d’étiquette
On demande souvent sile bouddhisme est une religion ou une philosophie. Peu importe comment on l’appelle. Le bouddhisme reste ce qu’il est, quelle que soit l’étiquette qu’on lui attache. L’étiquette importe peu. L’étiquette même de "bouddhisme"qu’on attache à l’enseignement du Bouddha a peu d’importance. Le nom qu’on lui donne n’est pas l’essentiel.
"Qu’y a-t-il dans un nom ?
Ce que nous appelons une rose,
Sous un autre nom sentirait aussi bon."
La Vérité n’a pas d’étiquette : elle n’est ni bouddhiste, ni chrétienne, ni hindoue, ni musulmane. La vérité n’est le monopole de personne. Les étiquettes sectaires sont un obstacle à la libre compréhension de la Vérité, et elles introduisent dans l’esprit de l’homme des préjugés malfaisants.
Cela est vrai non seulement en matière intellectuelle et spirituelle, mais aussi dans les relations humaines. Quand, par exemple, nous rencontrons un homme, nous ne le voyons pas comme un individu humain, mais nous mettons sur lui une étiquette l’identifiant en tant qu’Anglais, Français, Allemand, Américain ou Juif, et nous le considérons avec tous les préjugés associés dans notre esprit à cette étiquette. Le pauvre homme peut être entièrement exempt des attributs dont nous le chargeons.
Les gens affectionnent tellement les appellations discriminatoires qu’ils vont jusqu’à les appliquer à des qualités et à des sentiments humains communs à tout le monde. C’est ainsi qu’ils parlent de différentes "marques" de charité, par exemple de charité bouddhiste ou de charité chrétienne, et méprisent d’autres "marques" de charité. Mais la charité ne peut pas être sectaire. La charité est la charité, si c’est de la charité. Elle n’est ni chrétienne, ni bouddhiste, ni hindoue ou musulmane. L’amour d’une mère pour son enfant n’est ni bouddhiste, ni chrétien ni d’aucune autre qualification. C’est l’amour maternel. Les qualités ou les défauts, les sentiments humains comme l’amour, la charité, la compassion, la tolérance, la patience, l’amitié, le désir, la haine, la malveillance, l’ignorance, la vanité etc..., n’ont pas d’étiquette sectaire, ils n’appartiennent pas à une religion particulière. Le mérite ou le démérite d’une qualité ou d’un défaut n’est ni augmenté ni diminué par le fait qu’on le rencontre chez un homme qui professe une religion particulière, ou n’en professe aucune.
Il est sans importance, pour un chercheur de la Vérité, de savoir d’où provient une idée. L’origine et le développement d’une idée sont l’affaire de l’historien. En fait, pour comprendre la Vérité, il n’est pas nécessaire de savoir si l’enseignement vient du Bouddha ou de quelqu’un d’autre. L’essentiel est de voir la chose, de la comprendre. Il y a dans le Majjhimâ nikâya (sutta nû 140), une histoire importante qui illustre cette idée.
Le Bouddha passa une fois la nuit dans le hangar d’un potier
Le Bouddha passa une fois la nuit dans le hangar d’un potier. Il y avait la aussi un jeune solitaire qui était arrivé avant lui (14). Ils ne se connaissaient pas. Le Bouddha observa le comportement du solitaire et pensa en lui-même : "Agréables sont les manières de ce jeune homme. Il serait bon que je l’interroge. " Le Bouddha lui demanda donc : "O bhikkhu (15), au nom de qui avez-vous quitté votre foyer ? Quel est votre Maître ? De qui aimez-vous la doctrine ?
- O ami, répondit le jeune homme, il y a le solitaire Gotama, un rejeton des Sakya, qui a quitté la famille des Sakya pour devenir un solitaire. Sur lui est répandue une haute réputation selon laquelle il est un Arahant, un pleinement Eveillé. Au nom de ce Bienheureux je suis devenu un solitaire. Il est mon Maître et j’aime sa Doctrine.
- Où vit en ce moment ce Bienheureux, l’Arahant, le pleinement Eveillé ?"
- Il y a dans les pays du nord, ami, une cité appelée Sâvatthi. C’est là que le Bienheureux, l’Arahant, le pleinement Eveillé, vit en ce moment.
- Avez-vous jamais vu ce Bienheureux ? Le reconnaîtriez-vous si vous le voyiez ?
- Je n’ai jamais vu ce Bienheureux et je ne le reconnaîtrais pas si je le voyais." Le Bouddha comprit que c’était en son nom que ce jeune homme inconnu avait quitté son foyer et qu’il était devenu un solitaire. Mais il dit, sans révéler sa propre identité "O bhikkhu, je vais vous enseigner la doctrine. Ecoutez avec attention. Je vais parler.
-Très bien, ami", dit-il en acquiesçant. Le Bouddha prononça, alors, pour le jeune homme, un discours remarquable, lui expliquant la Vérité. dont la substance sera donnée plus loin (16).
Ce fut seulement à la fin de ce discours que le jeune solitaire, dont le nom était Pukkusâti, comprit que celui qui lui parlait était le Bouddha lui-même. Alors, il se leva, se plaça devant le Bouddha, se prosterna devant le Maître, et s’excusa de l’avoir, dans son ignorance, appelé "ami"(17). Enfin il pria le Bouddha de lui donner l’ordination et de l’admettre dans l’Ordre monastique du Sangha.
Le Bouddha lui demanda s’il avait le bol à aumônes et les robes. (Un bhikkhu doit avoir trois robes et un bol à aumônes.) Lorsque Pukkusâti répondit négativement, le Bouddha dit que les Tathâgata ne donnaient l’ordination à quelqu’un que si celui-ci possédait le bol à aumônes et les trois robes, Pukkusâti partit alors à la recherche du bol et des robes, mais il fut malheureusement attaqué par une vache et mourut (18).
Quand cette triste nouvelle parvint, plus tard, au Bouddha, celui-ci déclara que Pukkusâti était un sage qui avait déjà vu la Vérité, qu’il avait déjà atteint l’avant-dernier état dans la compréhension du Nirvâna, qu’il était né dans un domaine où il deviendrait un Arahant (19) pour finalement trépasser et ne plus jamais revenir en ce monde (20).
Il apparaît très clairement dans ce récit que Pukkusâti, lorsqu’il écoutait le Bouddha et qu’il comprit son enseignement, ne savait pas qui lui parlait ni de qui était cet enseignement. Mais il vit la Vérité sans étiquette. Si le remède est bon, la maladie sera guérie. Peu importe de savoir qui l’a préparé et d’où il vient.
Pas de foi aveugle
Presque toutes les religions sont basées sur la foi - une foi plutôt "aveugle", semble-til. Mais dans le bouddhisme, l’accent est mis sur "voir", savoir, comprendre, et non pas sur foi ou croyance. Dans les textes bouddhiques on rencontre un mot saddhâ (Skt. sraddhâ) qui est généralement traduit par "foi" ou "croyance". Mais saddhâ, à vrai dire, n’est pas la foi comme telle, mais plutôt une sorte de "confiance" née de la conviction. Dans le bouddhisme populaire et aussi dans l’usage ordinaire qui en est fait dans les textes, le mot saddhâ contient, on doit l’admettre, un élément de foi dans le sens où il signifie dévotion pour le Bouddha, le Dhamma (l’Enseignement) et le Sangha (l’Ordre).
Selon Asanga, le grand philosophe bouddhiste du IVe siècle après J.-C., sraddhâ comporte trois aspects : 1. conviction entière et ferme qu’une chose est, 2. joie sereine pour les bonnes qualités, 3. aspiration ou souhait d’avoir la capacité d’accomplir un objet en vue (21).
Quoiqu’il en soit, la foi ou la croyance, telle qu’elle est comprise par les religions en général, n’a que peu de place dans le bouddhisme (22).
La question de croyance se pose quand il n’y a pas vision - vision dans tous les sens du mot. Du moment que vous voyez, la question de croyance disparaît. Si je vous dis que j’ai un joyau caché dans ma main fermée, la question de croyance se pose parce que vous ne le voyez pas vous-même.
Mais si j’ouvre la main et vous montre le joyau, vous le verrez alors vous-même et il n’est plus question de croire. C’est ainsi qu’il est dit dans les anciens textes : "Comprendre comme on voit un joyau (ou un myrobolan) dans la paume."
Un disciple du Bouddha appelé Musîla dit à un autre moine : "Ami Savittha, sans dévotion, foi ou croyance (23), sans penchant ou inclination, sans ouï-dire ou tradition, sans considérer les raisons apparentes, sans me complaire dans les spéculations des opinions, je sais et je vois que la cessation du devenir est Nirvâna (24)."
Et le Bouddha dit : "O bhikkhus, je dis que la destruction des souillures et des impuretés est l’affaire d’une personne qui sait et qui voit, et non d’une personne qui ne sait pas et ne voit pas (25)."
C’est toujours une question de connaissance et de vision, non de croyance. L’enseignement du Bouddha est qualifié ehi-passika, vous invitant à "venir voir" et non pas à venir croire.
Les expressions employées dans les textes bouddhistes, indiquant qu’une personne a compris la Vérité, sont les suivantes :
"L’oeil de la Vérité sans poussière et sans tache (dhamma-cakkhu) s’est ouvert" ; "Il a vu la Vérité, il est passé au-delà du doute, il est sans incertitude " ; "Ainsi avec une sagesse juste, il voit cela comme cela est" (yathâ Bhûtam) (26). Faisant allusion à son propre Eveil, le Bouddha s’exprime ainsi : "L’oeil était né, la connaissance était née, la sagesse était née, la science était née (27)." Il s’agit toujours de voir par la connaissance ou la sagesse (nâna-dassana) et non de croire par la foi.
Quand un homme est satisfait de l’enseignement du Bouddha, il loue le Maître en disant que cet enseignement est "comme si l’on redressait ce qui a été renversé ou révélait ce qui a été caché, ou montrait le sentier à un homme égaré, ou apportait une lampe dans l’obscurité pour que ceux qui ont des yeux puissent voir les choses qui les entourent".
Ces expressions indiquent clairement que le Bouddha a ouvert les yeux des gens et les a invités à voir librement ; il ne leur a pas bandé les yeux en leur commandant de croire.
Cela fut de plus en plus apprécié en un temps où l’orthodoxie brahmanique insistait avec intolérance sur la croyance et sur l’acceptation de sa tradition et de son autorité comme révélant sans discussion la seule Vérité qu’il n’était pas permis de mettre en question.
Un groupe de brahmanes savants et réputés vint une fois trouver le Bouddha et ils eurent une longue discussion avec lui. L’un d’eux, un jeune brahmane de seize ans, nommé Kâpathika, considéré par tous pour son esprit exceptionnellement brillant, posa cette question au Bouddha (28) :
"Vénérable Gotama, il y a les anciens textes sacrés des brahmanes transmis de génération en génération par une tradition orale ininterrompue. En ce qui les concerne, les brahmanes en sont venus à la conclusion absolue : "Ceci seulement est la Vérité et toute autre chose est fausse." Maintenant, qu’en dit le Vénérable Gotama ?"
Le Bouddha demanda : "Parmi les brahmanes, y a-t-il un seul brahmane qui prétende que, personnellement, il sait et voit que "Ceci seulement est la Vérité et toute autre chose est fausse" ?
Le jeune homme fut franc et dit : "Non".
- Alors y a-t-il un seul instructeur ou un seul instructeur d’instructeurs de brahmanes, en remontant à la septième génération, ou même un seul de ces auteurs originaux de ces textes qui prétende qu’il sait et voit "Ceci seulement est la Vérité et toute autre chose est fausse" ?
- Non.
- Alors, c’est comme une file d’hommes aveugles, chacun se cramponnant au précédent ; le premier ne voit pas, celui du milieu ne voit pas et le dernier ne voit pas non plus. Ainsi il semble que l’état de brahmane soit comme celui de cette file d’hommes aveugles."
Le Bouddha donna alors au groupe de brahmanes un avis d’une importance extrême : "Il n’est pas convenable pour un homme qui soutient (lit. protège) la Vérité, d’en venir à la conclusion : "Ceci seul est la Vérité et tout le reste est faux."
Comme le jeune brahmane lui demandait d’expliquer cette idée de soutenir (de protéger) la Vérité, le Bouddha dit : " Un homme a une foi. S’il dit : "Ceci est ma foi", jusque-là il soutient la Vérité. Mais par cela il ne peut pas s’avancer jusqu’à la conclusion absolue : "Ceci seulement est la Vérité et toute autre chose est fausse. "Autrement dit, un homme peut croire ce qu’il veut, et il peut dire "je crois ceci". Jusque-là il soutient la Vérité. Mais parce que c’est sa croyance ou sa foi, il ne devrait pas dire que ce qu’il croit est seul la Vérité et que toute autre chose est fausse." Le Bouddha dit : " Etre attaché à une chose (à un point de vue) et mépriser d’autres choses (d’autres points de vue) comme inférieures, cela les sages l’appellent un lien (29)."
Pas d’attachement même à la Vérité
Le Bouddha expliqua une fois à ses disciples (30) la doctrine de cause à effet et ils dirent qu’ils la voyaient et la comprenaient clairement. Il dit alors :
"O bhikkhus, même cette vue qui est si pure et si claire, si vous y êtes liés, si vous la chérissez, si vous la gardez comme un trésor, si vous êtes attachés à elle, alors, vous ne comprenez pas que l’enseignement est semblable à un radeau qui est fait pour traverser, mais non pour s’y attacher (31)".
Ailleurs, le Bouddha explique cette parabole célèbre dans laquelle son enseignement est comparé à un radeau qui est fait pour traverser mais non pour le garder et le porter sur son dos :
"O bhikkhus, un homme est en voyage. Il arrive à une grande étendue d’eau dont la rive de son côté est dangereuse et effrayante, mais dont l’autre rive est sûre et sans danger. Il n’y a pas de bac pour gagner l’autre rive, ni de pont pour passer de cette rive à l’autre. Il pense : "Cette étendue d’eau est vaste et la rive de ce côté-ci est dangereuse et effrayante ; l’autre rive est sûre et sans danger. Il n’y a pas de bac pour gagner l’autre rive et il n’y a pas de pont pour passer de cette rive à l’autre. Il serait bon que je rassemble de l’herbe, du bois, des branches et des feuilles et que je fasse un radeau et qu’à l’aide de ce radeau, je passe en sécurité sur l’autre rive, me servant de mes mains et de mes pieds." Alors cet homme, ô bhikkhus, rassemble de l’herbe, du bois, des branches et des feuilles et fait un radeau et à l’aide de ce radeau il passe en sécurité sur l’autre rive, se servant de ses mains et de ses pieds. Ayant traversé et ayant gagné l’autre rive, il pense : "Ce radeau m’a été d’un grand secours. A l’aide de ce radeau je suis passé en sécurité sur l’autre rive, me servant de mes mains et de mes pieds. Il serait bon que je porte ce radeau sur ma tête ou sur mon dos partout où il me plaira d’aller." Que pensez-vous, ô bhikkhus ? En agissant de cette manière, cet homme agirait-il convenablement en ce qui concerne ce radeau ?
- Non, Seigneur.
- Alors, en agissant de quelle manière agira-t-il convenablement en ce qui concerne ce radeau ? Maintenant, ayant traversé et étant passé de l’autre côté, cet homme pense : "Ce radeau m’a été d’un grand secours. A l’aide de ce radeau je suis passé en sécurité sur l’autre rive, me servant de mes mains et de mes pieds. Il serait bon que je dépose ce radeau à terre (sur la rive) ou que je le laisse à flot et que je m’en aille où il me plaira." Agissant de cette manière, cet homme agit convenablement en ce qui concerne ce radeau.
"De même, ô bhikkhus, j’ai enseigné une doctrine semblable à un radeau - elle est faite pour traverser et non pour la porter (lit. pour la saisir). Vous, ô bhikkhus, qui comprenez que l’enseignement est semblable à un radeau, vous devriez abandonner même les bonnes choses (dhamma), et combien plus encore les mauvaises (adhamma) (32)."
Il est bien clair, d’après cette parabole, que l’enseignement du Bouddha vise à conduire l’homme à la sécurité, à la paix, au bonheur, à la compréhension du Nirvâna. Toute la doctrine qu’il enseigne tend vers ce but. Il n’a pas dit des choses destinées simplement à la satisfaction de la curiosité intellectuelle. Il était un instructeur pratique et n’enseignait que ce qui apporterait à l’homme paix et bonheur.
Spéculations imaginaires inutiles
Le Bouddha résidait une fois dans la forêt de Simsapâ à Kosambi (Skt. Kausambi, près d’Allahabad). Il prit quelques feuilles dans sa main et demanda à ses disciples "Que pensez-vous, ô bhikkhus ? Quelles sont les plus nombreuses ? Ces quelques feuilles dans ma main ou les feuilles qui sont dans la forêt ?
- Seigneur, très peu nombreuses sont les feuilles tenues dans la main du Bienheureux, mais certainement les feuilles dans la forêt de Simsapâ sont beaucoup plus abondantes.
- De même, bhikkhus, de ce que je sais, je ne vous ai dit qu’un peu, ce que je ne vous ai pas dit est beaucoup plus. Et pourquoi ne vous ai-je pas dit (ces choses) ? Parce que ce n’est pas utile et ne conduit pas au Nirvâna. C’est pourquoi je ne vous ai pas dit ces (choses) (33)."
Pour nous il est futile, comme quelques érudits tentent vainement de le faire, d’essayer de spéculer sur ce que savait le Bouddha et qu’il ne nous a pas dit.
Le Bouddha ne s’intéressait pas à la discussion de questions métaphysiques inutiles, qui sont purement spéculatives et qui créent des problèmes imaginaires. Il les considérait comme un "désert d’opinions". Il semble que parmi ses propres disciples, il y en eut quelques-uns qui n’apprécièrent pas cette attitude. Car nous avons l’exemple d’un de ses disciples, Mâlunkyaputta, qui posa au Bouddha dix questions classiques sur des problèmes métaphysiques et qui réclama des réponses (34).
Un jour, Mâlunkyaputta se leva après sa méditation de l’après-midi, alla trouver le Bouddha, le salua, s’assit à son côté et dit :
"Seigneur, quand j’étais seul en méditation, cette pensée m’est venue. Il y a des problèmes inexpliqués, laissés de côté et rejetés par le Bienheureux. Ce sont : 1. l’univers est-il éternel ou
2. est-il non éternel,
3. l’univers est-il fini ou
4. est-il infini,
5. l’âme es tellela même chose que le corps ou
6. l’âme est-elle une chose et le corps une autre chose,
7. le Tathâgata existe-t-il. après la mort ou
8. n’existe-t-il pas après la mort, ou
9. existe-t-il et (à la fois) n’existe-t-il pas après la mort, ou
10. est-il non-existant et (à la fois) pas non-existant après la mort ?
Ces problèmes, le Bienheureux ne me les explique pas. Cela (cette attitude) ne me plaît pas, je ne l’apprécie pas. J’irai vers le Bienheureux et je l’interrogerai à ce propos. S’il ne me l’explique pas, je quitterai alors l’Ordre et je m’en irai. Si le Bienheureux sait que l’univers est éternel, qu’il me l’explique donc. Si le Bienheureux sait que l’univers n’est pas éternel, qu’il le dise. Si le Bienheureux ne sait pas si l’univers est éternel ou non, etc..., alors pour une personne qui ne sait pas, il est loyal de dire : "Je ne sais pas, je ne vois pas."
La réponse de Bouddha à Mâlunkyaputta devrait être bienfaisante pour beaucoup de millions de gens qui, dans le monde, aujourd’hui, perdent un temps précieux à des questions métaphysiques de ce genre et troublent inutilement la paix de leur esprit :
"T’ai-je jamais dit, Mâlunkyaputta : "Viens, Mâlunkyaputta, mène la vie sainte sous ma direction, je t’expliquerai ces questions ?"
- Non, Seigneur.
- Alors, Mâlunkyaputta, toi-même, m’as-tu dit : "Seigneur, je mènerai la vie sainte sous la direction du Bienheureux et le Bienheureux m’expliquera ces questions ?"
- Non, Seigneur.
- Même maintenant, Mâlunkyaputta, je ne te dis pas : "Viens et mène la vie sainte sous ma direction, je t’expliquerai ces questions." Et tu ne me dis pas non plus : "Seigneur, je mènerai la vie sainte sous la direction du Bienheureux et il m’expliquera ces questions. "Dans ces conditions, sot que tu es, personne ne rejette personne (35).
Parabole du blessé
" Mâlunkyaputta, si quelqu’un dit : " Je ne mènerai pas la vie sainte sous la direction du Bienheureux tant qu’il n’aura pas expliqué ces question", il pourra mourir sans que ces questions reçoivent de réponse du Tathâgata. Tout comme, Mâlunkyaputta, (suppose que) un homme soit blessé par une flèche fortement empoisonnée. Ses amis et ses parents amènent un chirurgien. Et l’homme dit : "Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui m’a blessé : s’il est un Ksatriya (caste des guerriers) ou un Brâhmana (caste des prêtres) ou un Vaisya (caste des marchands et des agriculteurs) ou un Sûdra (basse caste) ; quel est son nom, quelle est sa famille ; s’il est grand, petit ou de taille moyenne ; de quel village, ville ou cité il vient ; je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir avec quelle sorte d’arc on a tiré sur moi ; avant de savoir quelle corde a été employée sur l’arc ; avant de savoir quelle plume a été employée sur la flèche ; avant de savoir de quelle manière était faite la pointe de la flèche." Mâlunkyaputta, cet homme mourrait sans savoir ces choses. De même, Mâlunkyaputta, si quiconque dit : "Je ne mènerai pas la vie sainte sous la direction du Bienheureux avant qu’il ne donne une réponse à ces questions, telles que l’univers est éternel ou il ne l’est pas, etc... il mourrait avec ces questions laissées sans réponse par le Tathâgatha."
"Par conséquent, Mâlunkyaputta, conserve dans ton esprit ce que j’ai expliqué comme expliqué et ce que je n’ai pas expliqué comme non-expliqué. Quelles sont les choses que je n’ai pas expliquées ? si cet univers est éternel ou s’il ne l’est pas etc... (ces dix opinions) je ne les ai pas expliquées. Pourquoi, Mâlunkyaputta, ne les ai-je pas expliquées ? Parce que ce n’est pas utile, que ce n’est pas fondamentalement lié à la vie sainte et spirituelle, que cela ne conduit pas à l’aversion, au détachement, à la cessation, à la tranquillité, à la pénétration profonde, à la réalisation complète, au Nirvâna. C’est pourquoi je n’en ai pas parlé.
"Alors Mâlunkyaputta, qu’ai-je expliqué ? J’ai expliqué dukkha, la naissance de dukkha, la cessation de dukkha et le chemin qui conduit à la cessation de dukkha (36). Pourquoi Mâlunkyaputta, ai-je expliqué ces choses ? Parce que c’est utile, que c’est fondamentalement lié à la vie sainte et spirituelle, que cela conduit à l’aversion, au détachement, à la cessation, à la tranquillité, à la pénétration profonde, à la réalisation complète, au Nirvâna. C’est pour cela que je les ai expliquées (37)."
"L’Enseignement du Bouddha, d’après les textes les plus anciens" de WALPOLA RAHULA Editions du Seuil
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