Bouddhisme et violence
Le bouddhisme passe généralement pour une religion tolérante dont la doctrine, pacifique, a fait de la compassion son idéal. Chez lui, point de croisades ou de guerres saintes ! Pourtant, les contre-exemples ne manquent pas et c'est précisément parce que les bouddhistes font de la non-violence leur "marque déposée" que le rapport compliqué (voire parfois ambigu) du bouddhisme à la violence pose question.
Bernard Faure - historien des religions, spécialiste reconnu du bouddhisme, à qui l'on doit notamment un excellent "Sexualités bouddhiques" - a publié en 2008 un ouvrage intitulé "Bouddhisme et violence" qui a le grand mérite d'aborder ce sujet sous des angles multiples : les positions doctrinales (pour ou contre...) et leurs justifications (défense du Dharma, meurtre par compassion...), la réalité des communautés bouddhiques dans la société (rapport au politique et à la guerre, nationalisme bouddhique, vis-à-vis des autres religions ou des "hérésies" internes...), la violence envers les animaux, la violence institutionnelle (le milieu monastique, la place des femmes...), les violences visuelles et symboliques (divinités courroucées, démons, excorcismes...), etc.
Nous vous proposons de découvrir l'un de ces chapitres, qui s'intéresse plus particulièrement à la violence envers soi-même : suicide, don de soi, ascèse. Une occasion de montrer que le discours est rarement univoque et que la réalité des bouddhismes s'inscrit dans des cultures mutiples et variées...
Violence envers soi-même
Violence bien ordonnée commence par soi-même. Comme toutes les institutions, le bouddhisme resta ambivalent envers la forme intériorisée de violence que constitue l’ascétisme, mais surtout envers le suicide - ou cette forme particulière de suicide que constitue le « don de soi » ou auto-immolation. Paradoxalement, l’une des principales sources scripturaires de cette forme de violence envers soi-même est un texte apocryphe d’origine chinoise, le Sûtra du filet de Brahmâ, qui condamnait sévèrement toute participation directe ou indirecte au meurtre.
Le suicide
Les penseurs bouddhistes ont traité le suicide de manière clairement différente des autres formes de mort infligée. Sans doute parce que le bouddhisme n’a pas fait de la vie une valeur suprême, à la différence des traditions occidentales. La question du suicide est complexe, et il convient de ne pas se limiter aux passages normatifs que l’on peut recenser dans le canon bouddhique.
De nombreux textes canoniques condamnent le suicide, même s’il n’est pas jugé aussi grave que le meurtre, puisqu’il n’est pas passible d’expulsion (et pour cause !). On trouve pourtant, dans le premier bouddhisme comme dans le Grand Véhicule, divers cas de suicides qui semblent plutôt faire l’objet d’une approbation silencieuse, quand il ne s’agit pas d’une admiration marquée.
En tant qu’il est causé par le désir de non-existence, le suicide contribue à créer un karma négatif, et il est renvoyé dos à dos avec le désir d’exister. Une des raisons de cette condamnation est peut-être le fait qu’il était la marque des saints dans la tradition jaïne, dont les bouddhistes entendaient se démarquer. Il est cependant accepté dans le cas d’un arhat qui, ayant épuisé tout son karma, peut dès lors entrer dans le Nirvâna (Hînayâna) ; ou d’un bodhisattva qui se sacrifie pour le bénéfice d’autrui (Mahâyâna). Les Jâtakas ou « Vies passées du Buddha » contiennent ainsi de nombreuses légendes dans lesquelles le futur Buddha se sacrifie pour sauver un autre être vivant. Selon le Traité de la grande vertu de sagesse, le suicide n’est pas un péché parce qu’il n’occasionne pas la mort d’autrui. L’école des Sarvâstivâdin, quant à elle, reconnaît divers types d’arhats, dont certains peuvent commettre le suicide, tandis que d’autres, comme le Buddha, peuvent raccourcir de manière surnaturelle leur durée de vie. Le suicide, dans leur cas, n’est donc plus un acte entraînant rétribution karmique. En fait, on peut se demander si la mort même du Buddha n’est pas un suicide déguisé, dans la mesure où, étant omniscient, il sait parfaitement que le repas que lui offre son disciple laïc Chanda va causer l’intoxication alimentaire dont il périra. Il avait d’ailleurs, nous dit-on, prédit sa mort trois mois avant l’événement.
Dans le Vinaya, le suicide ne semble pas strictement interdit. Ce qui l’est, c’est le fait d’inciter autrui à se suicider. À vrai dire, on voit mal comment le suicide pourrait constituer une offense passible d’exclusion, dans la mesure où le coupable s’est déjà radicalement exclu de toute communauté humaine par son acte, et que le Vinaya bouddhique, éminemment pragmatique, à la différence par exemple du christianisme, ne prend pas en compte la vie future et la communauté des saints. Mais même un suicide raté ne vaut pas à son auteur l’exclusion. Le suicide ne semble donc pas équivaloir à un meurtre.
Dans ses entretiens avec le roi gréco-indien Milinda (Ménandre), le moine Nâgasena déclare: « Ô moines, on ne doit pas se jeter dans un précipice ; quiconque le fait doit être sanctionné par la règle. » Certes, la menace d’être soumis à pénitence, voire d’être exclu de la communauté, ne devait guère paraître dissuasive à quelqu’un qui projetait de se jeter du haut d’une falaise... Nâgasena précise d’ailleurs que cette interdiction vise seulement l’homme moral, « cet homme aux qualités nombreuses [...] qui fait progresser les êtres. »
L’ambivalence du premier bouddhisme à l’égard du suicide est renforcée par le fait que celui-ci, condamné ou à peine toléré par les textes doctrinaux, réapparaît sous un jour plus positif dans de nombreuses notices hagiographiques. Une opinion assez répandue est que le bouddhisme interdit le suicide pour les êtres ordinaires, mais l’accepte - voire le recommande - pour ceux qui ont atteint l’Éveil, dans la mesure où ces derniers sont délivrés de tout désir (même du désir d’extinction), et ne créent donc plus de karma. On aurait donc là une éthique à deux vitesses, en fonction de l’état d’esprit de la personne.
Le suicide protestataire
De nombreux cas d’immolation par le feu ont été répertoriés - notamment en Chine. Certains lecteurs auront encore en mémoire l’image de Thich Quang Duc, ce moine vietnamien qui s’immola dans une rue de Saïgon pour protester contre ce qu’au Vietnam on appelle la « guerre américaine ». Mais l’on a oublié que, au cours de la même année 1963, sept autres moines et nonnes s’immolèrent par le feu pour protester contre la politique religieuse du président Ngô Din Diem, contribuant ainsi à la chute du régime corrompu de ce dernier.
Le suicide protestataire du moine vietnamien Thich Quang Duc
Selon les commentateurs de l’époque, son acte se fit dans une perspective non-violente, inspirée de Gandhi. Walpola Rahula juge en revanche qu’un tel acte, tout héroïque qu’il soit, est en désaccord avec la doctrine « authentique » du Buddha. Un autre « bouddhiste engagé », Thich Nath Hanh, oppose d’une part le suicide ordinaire, acte d’autodestruction résultant du désespoir ou d’un désir de non-existence, et à ce titre condamné par le bouddhisme ; et d’autre part l’immolation par le feu, fondée sur la compassion et non sur un désir de non-existence.
Quoi qu’il en soit, l’acte fut très vite récupéré, devenant le symbole de la guerre du Vietnam et de l’opposition des moines au régime de Ngô Dinh Diem. Les bouddhistes vietnamiens étaient alors dans une situation inconfortable : ne soutenant ni le gouvernement du SudVietnam (dominé par les chrétiens et manipulé par les Américains), ni le Vietcong communiste, ils s’étaient retrouvés exclus de la scène politique. Ils essayaient par leur contestation - manifestations et suicides - de retrouver une influence. Au demeurant, leurs demandes étaient assez prosaïques : levée du ban sur le drapeau bouddhique traditionnel, accorder les mêmes droits aux bouddhistes qu’aux catholiques, arrêter d’emprisonner des bouddhistes, donner aux moines et nonnes bouddhiques le droit de pratiquer et de répandre leur religion, aider les familles de ceux qui avaient été tués à Hué et punir les responsables.
Au demeurant, cet acte frappa l’opinion publique américaine et internationale, et fut interprété comme la preuve que le régime de Diem ne respectait pas la liberté religieuse. Diem mourut assassiné la même année, ce qui, loin d’apporter la paix, augmenta l’escalade dans la guerre. Mais les bouddhistes vietnamiens militaient de plus en plus en faveur de la paix. Thich Nath Hanh s’illustra dans cette action dès 1964, amalgamant les protestations contre la persécution, la recherche de la paix, et l’image du bodhisattva, allant jusqu’à comparer le suicide du moine (âgé de 67 ans) à la crucifixion du Christ. Son coeur, préservé comme une relique, serait conservé dans la Reserve Bank du Vietnam. L’automobile qui le conduisit à Saïgon est elle aussi encore vénérée comme une relique à la pagode de Thien Mu, près de Hué. Les bouddhistes vietnamiens ont même construit une pagode de Thich Quang Duc à Melbourne, en Australie, et il est devenu un des saints patrons du bouddhisme vietnamien. Rétrospectivement, son acte s’est détaché de son ancrage local pour être réinterprété comme un manifeste en faveur de la paix mondiale. Il a même fait des émules américains, puisque huit personnes au moins s’immolèrent pour protester contre la guerre.
Le don de soi
À première vue, l’immolation de soi-même ressemble beaucoup à un suicide. Comment s’expliquer qu’elle ait pu connaître une telle vogue dans le bouddhisme ?
Le terme « auto-immolation » est employé de préférence à celui de « suicide » pour souligner le caractère religieux d’un acte qui s’inscrit dans une longue tradition. Parmi les plus célèbres exemples de « don de soi » ou de suicide religieux commis par altruisme, on peut mentionner le cas où le bodhisattva, s’étant réincarné en lièvre dans une lointaine vie antérieure, se jette dans le feu pour nourrir un ascète affamé. Il existe aussi des cas où le bodhisattva se sacrifie simplement pour entendre un vers du Dharma. En Inde, ces histoires, visant à illustrer la compassion bouddhique, n’étaient pas toutefois perçues comme des modèles à imiter au pied de la lettre.
La situation changea radicalement en Chine, où à partir du ye siècle de notre ère on recense de nombreux cas d’auto-immolation commis en émulation des modèles canoniques. Les diverses « Vies des moines éminents » rapportent plus de cinquante cas de ce type, et ceci, contrairement à ce qu’on pourrait attendre, avec les plus grands éloges. Ils font même l’objet d’un chapitre particulier, consacré à ceux qui ont « abandonné leur corps », et sont du même coup souvent qualifiés de « défenseurs du Dharma. » Le suicide protestataire est essentiellement un phénomène moderne inspiré par la ferveur nationaliste, mais on en trouve pourtant certains précédents dans la Chine médiévale, par exemple celui du moine Daoji, qui mit fin à ses jours en 574, avec sept de ses amis, pour protester contre la répression impériale à l’encontre du bouddhisme, durant la dynastie des Zhou septentrionaux (557-581). De même, le moine Dazhi (567-609) se brûla le bras et en mourut pour protester contre la politique de limitation du clergé par l’empereur Sui Yangdi.
L’immolation par le feu trouve une de ses sources scripturaires dans un passage du Sûtra du lotus, où le bodhisattva Baishajyarâja est dit avoir, au cours d’une vie antérieure, fait offrande de son corps au Buddha après avoir absorbé quantité d’encens pour devenir une torche vivante. Le feu qui le consuma aurait duré 1 200 ans, et c’est à la suite de cet acte méritoire qu’il put renaître au stade de bodhisattva. Une autre source d’inspiration provient des nombreuses histoires dans lesquelles un bodhisattva se sacrifie pour le bénéfice d’autres êtres. Selon le Traité de la grande vertu de sagesse, l’« offrande supérieure » consiste à donner en aumône son sang, sa chair, ses richesses, son royaume, sa femme, et toutes ses possessions.
S’inspirant de ces modèles, le moine Tancheng (Ve siècle) aurait ainsi offert son corps à un tigre ; Fajin (mort en 435) aurait donné des morceaux de sa chair pour sauver d’autres personnes de la famine ; tandis que Puan (mort en 609) fit la même chose pour sauver la vie de trois cochons. Le moine Xuanlan, quant à lui, mit fin à ses jours par la noyade en 644, émulant ainsi l’exemple des bodhisattvas qui abandonnaient leur corps afin d’obtenir la Perfection du Don. Certains adeptes de l’École de la Terre pure s’immolèrent également pour atteindre plus rapidement le paradis du buddha Amitâbha (en japonais : Amida). L’un des tout premiers cas est celui du moine Jiaozhi, qui, après un premier essai manqué, parvint à s’immoler en secret en 455. Dans bien des cas, toutefois, le suicide religieux était motivé par un dégoût du corps ou de la vie, souvent dans une situation de crise individuelle ou sociale.
L’auto-immolation semble avoir exercé une véritable fascination sur les bouddhistes de l’époque des Tang (618-907). Malgré (ou à cause de) la vogue des actes de sacrifice de soi, ceux-ci sont sévèrement condamnés et qualifiés d’hérésie par certains moines éminents. À partir de l’époque des Song (960-1279), toutefois, cette vogue semble avoir diminué. Les siècles suivants ne font état que de quelques cas, et les exemples contemporains ne constituent qu’une résurgence tardive (et, il faut l’espérer, définitivement abolie).
L’auto-immolation était une forme de pratique toujours ouverte à la négociation et à l’innovation de la part des pratiquants, des participants, des hagiographes et autres membres de la communauté. L’immolation pour la paix n’était pas tant un acte de protestation politique qu’un acte fondé sur la croyance que le saint, par son action désintéressée, pouvait influer sur la destinée du monde qui l’entoure (et notamment sur la guerre, au même titre que les catastrophes naturelles) .
Une pratique voisine est la momification volontaire, dont on trouve de nombreux exemples dans le bouddhisme chinois et japonais. Il s’agit en l’occurrence d’ascètes qui se sont mortifiés de leur vivant dans le but explicite de devenir des momies après la mort. Leur momification, qui doit être en principe naturelle, autrement dit sans traitement du corps (embaumement, etc.) atteste qu’ils sont morts en « odeur de sainteté », et qu’ils ont réussi à transmuer leur corps mortel en un « corps de gloire » imputrescible. Lun des cas les plus connus est celui de Kûkai (mort en 835), le fondateur de la secte japonaise du Shingon. Selon la légende, il serait entré en concentration (samâdhi) - autrement dit dans une sorte d’animation suspendue ou de catalepsie - sur le mont Kôya en 835, pour y attendre la venue du Buddha futur Maitreya .
Dans le Shugendô, un mouvement de type ascétique fortement influencé par le bouddhisme ésotérique, on trouve ainsi de nombreux cas de momification volontaire inspirés de l’exemple de Kûkai. Ces ascètes se rendaient dans les montagnes où, pendant trois ans, ils s’abstenaient de céréales, puis, pendant deux ans encore, de légumes. Au bout de cette période, ils passaient au jeûne complet, ne buvant plus que de l’eau. À ce régimelà, il ne leur restait bientôt plus que la peau et les os, ce qui anticipait le but recherché. Il s’agissait en somme d’un lent suicide par inanition.
Parfois le « don de soi » prend une forme ambiguë, et ne se distingue plus clairement d’un sacrifice humain. Tel est le cas du rituel connu sous le nom de « Traversée vers Fudaraku », qui consistait à partir en mer dans un frêle esquif pour rejoindre l’île de Fudaraku (nom japonais du Potala, le paradis du bodhisattva Avalokiteshvara). En fait, à peine parvenu au large, l’esquif était censé s’enfoncer dans les flots, entraînant avec lui son passager. On rapporte ainsi le cas d’un moine qui s’était préparé pour cette apothéose pendant des mois. Le jour venu, il fut accompagné en grande pompe jusqu’au rivage, et partit sous les vivats des spectateurs, lesquels voyaient en lui un bodhisattva qui, de l’au-delà, pourrait intercéder en leur faveur. Mais lorsque son embarcation commença à sombrer, le contact de l’eau froide ramena notre moine à la réalité. Tant bien que mal, il parvint à regagner le rivage, où il fut plutôt mal accueilli. On le remit séance tenante sur une autre embarcation, en lui faisant comprendre qu’il n’était pas question qu’il revienne. Cette fois-ci fut la bonne.
La « Traversée vers Fudaraku »
L'immolation par le feu est la forme la plus extrême du sacrifice de soi, mais on pouvait aussi se brûler simplement une partie du corps - les doigts, les bras, le sommet du crâne, etc. Fazang (643-712), le grand commentateur de l’Avatamsaka-sûtra, se brûla ainsi un doigt à l’âge de 16 ans devant le stûpa du monastère Famensi, où était préservée une relique du doigt du Buddha. On note de nombreuses immolations dans la tradition de l’Avatamsaka, un sûtra pourtant très « philosophique », prônant l’harmonie des différents plans de réalité. Un autre représentant de cette école, le maître japonais Myôe (1173-1232), se coupa l’oreille devant une statue de Buddha. Au cours des siècles, plusieurs centaines de moines, nonnes et laïcs se sacrifièrent ainsi de diverses manières et pour des raisons variées, généralement en public - ce qui donnait parfois lieu à un débat entre partisans et adversaires (au sein même du clergé, et parmi les confucianistes). De nos jours encore, il est d’usage de se brûler le cuir chevelu lors de l’ordination. Au Japon, on trouve également de nombreux cas de suicides collectifs, par lesquels les disciples d’un maître le suivent dans la mort. À la mort de Myôe, par exemple, plusieurs nonnes du Zenmyôji, un couvent fondé par celui-ci, se noyèrent ainsi par désir de renaître avec lui en Terre pure.
Le jeûne et l’ascèse
Lorsqu’on descend encore d’un cran dans l’échelle des mortifications, on trouve diverses pratiques ascétiques telles que le jeûne. Dans ses formes moins sévères, celuici faisait partie du régime quotidien des nonnes, asiatiques comme occidentales, et l’on a pu parler à ce sujet de « sainte anorexie ». Poussé à son extrême, il s’apparente au don de soi, puisqu’il peut aboutir à la mort. Mentionnons à ce propos un cas récent dont j’ai pu être le témoin. Le 17 octobre 2007, à une heure du matin, par une nuit glaciale et lumineuse, j’attendais, transi, avec une foule silencieuse qui s’était rassemblée devant un petit temple, sur la pente est du mont Hiei, dominant le lac Biwa (Japon). Après une longue attente, les portes du temple s’ouvrirent, et l’on vit enfin apparaître le « Buddha vivant » pour lequel on avait bravé le froid et le manque de sommeil. Une bien timide ascèse en comparaison de la sienne. Il était émacié, d’une pâleur effrayante, et parvenait à peine à avancer, soutenu par deux acolytes. La clarté lunaire et les psalmodies incessantes des dévots donnaient à la scène un parfum d’autre monde.
Ce rituel, dont les origines remontent au Xe siècle, marquait le terme d’une ascèse de mille jours. Trois années durant lesquelles il avait effectué des circuits quotidiens de quarante kilomètres ou plus, ce qui a valu à cette pratique religieuse les qualificatifs un peu absurdes de « marathon » ou d’« athlétisme spirituel ». Le point culminant en avait été un jeûne total de sept jours - sans la moindre nourriture, boisson, ni sommeil, à constamment psalmodier des mantras et prières - qui venait juste de s’achever. Ce jeune moine de 32 ans avait alors, pour reprendre l’expression consacrée, approché les rives de la mort, à tel point que, pendant cette dernière semaine, ses proches s’inquiétaient de ce qu’il ait franchi le point de non-retour.
C’est précisément au terme d’une ascèse de ce genre que le Buddha en vint à prôner la Voie du Milieu entre les deux extrêmes hédoniste et ascétique. Ce revirement lui fit, dit-on, perdre ses six premiers disciples, qui crurent qu’il avait renoncé au renoncement. En l’occurrence, les propos modérés du Buddha sont battus en brèche par le message plus radical de l’iconographie. Car l’image du Buddha ascétique, émacié par six années de mortifications au point de n’avoir plus que la peau et les os, s’est répandue dans le bouddhisme indien comme un modèle à émuler. Et c’est cette imagerie qui a conduit à tous les cas d’ascétisme extrême, tels qu’on les voit dans l’hagiographie bouddhique en Chine et au Japon, et dans le rituel du mont Hiei.
On peut juger qu’il s’agit d’une aberration, du même type que les cas extrêmes de mortification rejetés par le Buddha au profit d’une « Voie du Milieu ». Mais, comme le souligne Norbert Elias dans le cas de la société occidentale, ces formes de violence envers soi-même ne sont peut-être que la résultante des pressions qu’exercent la société en général, et la communauté bouddhique en particulier, pour que leurs membres parviennent au contrôle des pulsions et à la maîtrise de soi. Selon Elias, « l’auto contrainte que l’individu s’impose, la lutte contre sa propre chair n’est pas moins fervente, unilatérale, radicale, passionnée, que son pendant, la lutte contre les autres, l’abandon à la jouissance et au plaisir. » Dans « La Part maudite », Georges Bataille avait déjà suggéré que le bouddhisme avait, non pas pacifié le Tibet, mais simplement déplacé la violence de l’extérieur vers l’intérieur. Dans une optique voisine, Elias considère que la monopolisation de la violence par l’État crée dans les espaces pacifiés un autre type de maîtrise de soi ou d’autocontrainte : « Au mécanisme de contrôle et de surveillance de la société correspond ici l’appareil de contrôle qui se forme dans l’économie psychique de l’individu... Dans un certain sens, le champ de bataille a été transposé dans le for intérieur de l’homme. » Michel Foucault a repris des idées semblables dans son étude de la discipline occidentale et chrétienne. Une approche du même type serait souhaitable dans le cas de la discipline bouddhique.
La façon dont ces actes extrêmes de mortification se répandent dans l’imaginaire collectif et s’avèrent capables de faire des émules, lorsque les conditions sont propices, montre qu’il ne s’agit pas seulement d’une forme de violence envers soi-même. À la limite, le choc qu’elles peuvent produire sur des psychismes fragilisés par une crise sociale ou politique s’apparente à une forme de violence psychique exercée sur autrui, au nom d’une idéologie particulière.
Source http://www.bouddhismes.net/node/187
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