Comment peut-on être bouddhiste?
- L'Express va plus loin avec Jean-Claude Carrière
Sans doute fut-il papillon dans une vie antérieure. De ceux que fascine la lumière. Cela commence avec les frères du même nom et leur invention, le cinéma: pour Jean-Claude Carrière, dix-neuf ans d'amitié et de scénarios écrits avec Luis Buñuel, Louis Malle, Milos Forman, Jacques Deray, Jean-Paul Rappeneau... Deuxième lumière, qui se fait onde, énergie, force invisible, ces quanta dont il cherche à comprendre le mystère, avec Michel Cassé et Jean Audouze, dans les «Conversations sur l'invisible» (Belfond). Suprême lumière enfin, que nous portons en nous, mais dont il faut parfois chercher le secret au loin. Il l'a rencontrée auprès du dalaï-lama. Un livre, «La Force du bouddhisme» (Robert Laffont), un succès sans tapage, sans prosélytisme surtout. Car il ne s'agit pas de convaincre, encore moins de convertir. Mais de poser la question, avec un nombre grandissant de nos contemporains: qu'est-ce qu'être bouddhiste? Et comment expliquer l'intérêt croissant que le bouddhisme suscite dans notre pays?
L'EXPRESS: L'intérêt pour le bouddhisme semble s'amplifier en Occident et singulièrement dans notre pays. Relève-t-il d'un engouement passager, d'une mode?
JEAN-CLAUDE CARRIÈRE: Je crois qu'il faut prendre les modes au sérieux. Elles manifestent souvent des aspirations profondes. Qu'elles se trouvent exprimées par des vedettes de cinéma ou des mannequins n'y change rien. Pour le dalaï-lama, ce sont des pèlerins comme les autres. Quant au côté new age, et tout ce fatras, je crois qu'il n'est, lui, que l'écume de cette mode. Je n'en trouve aucune trace auprès des centaines de gens que j'ai eu l'occasion de rencontrer ces dernières semaines dans les Fnac ou les centres Leclerc! En revanche, que me disent-ils? Que la découverte du bouddhisme leur semble bien plus facile qu'ils ne le supposaient. Sans doute se faisaient-ils une idée beaucoup plus savante, étrange, exotique de cette tradition.
- Le bouddhisme peut aussi montrer un visage complexe, érudit, et plutôt impénétrable!
- Bien entendu. Prenez l'étude de la perception dans les écrits bouddhistes: il existe des centaines de volumes sur le sujet. A l'autre extrême, il y aurait un réel danger à ne voir dans le bouddhisme qu'une espèce de morale assez superficielle se limitant à l'affichage d'un sourire détendu et à une gentillesse de pure forme. C'est la deuxième découverte que font, en général, les gens qui s'approchent du bouddhisme: il s'agit d'une véritable science de la connaissance.
Mais le propos premier de mes interlocuteurs traduit en général leur surprise devant la tolérance et l'ouverture du bouddhisme: «C'est un manuel d'anti-intégrisme», ai-je entendu à de multiples reprises. A une époque où règne un formidable esprit de secte, même dans les choses les plus banales de la vie - la chaîne de télévision qui vous dit «restez avez nous», les couches-culottes ou la marque d'automobile qui veulent absolument développer en vous un sentiment d'appartenance à tel ou tel produit - voilà une tradition spirituelle qui ne vous demande en rien d'adhérer à un quelconque dogmatisme. Ce qui vous permet définitivement de conclure à l'authenticité d'un maître bouddhiste, c'est qu'il ne vous dira jamais: «Venez à moi, convertissez-vous.»
- Pas d'intégrisme ni de prosélytisme, donc; de là à affirmer que le bouddhisme ne s'appuie sur aucun dogme...
- Il y a une doctrine. Mais pas de dogme au sens intangible du terme. La doctrine peut et doit évoluer. Parmi la multitude de notions bouddhistes traditionnelles - nirvana, samsara, compassion, vacuité, etc. - il en est deux qui attirent, me semble-t-il, l'attention des gens. La première est l' «impermanence». Rien n'est stable. Il n'existe aucune colonne indestructible. Pas même le bouddhisme, lui-même soumis au passage du temps. Aucun fondement n'étant durable, il ne peut y avoir de fondamentalisme. A l'inverse du discours des religions qui déclare que tout a été fixé, une fois pour toutes, par la parole de Dieu, le bouddhisme, lui, affirme la nécessité d'une perpétuelle évolution de la doctrine.
- Y compris sur des points aussi essentiels que la croyance en la réincar-nation?
- Voici la réponse que m'a faite le dalaï-lama: «Pour nous, Orientaux, la réincarnation est plutôt un fait. Mais si la science nous démontre qu'il n'en est rien et qu'elle n'a aucun fondement, alors nous devons l'abandonner!» Au lieu, là encore, de fournir une réponse, à partir de la révélation divine, le bouddhisme laisse la question ouverte, en suspens. Ainsi en est-il de l'existence de Dieu. On ne nie pas son existence, on ne l'affirme pas. On peut l'admettre, si cela permet le véritable travail, qui consiste à aller chercher la vérité en soi, à faire le chemin soi-même. «N'attendez rien que de vous-même», dit Çakyamuni! Nous touchons là à un domaine très sensible. Comme le bouddhisme évacue la notion d'un Dieu juge, infligeant des châtiments, il réinvente, en l'empruntant à l'hindouisme, la notion très humaine de karma, c'est-à-dire d'accumulation d'actes dont nous sommes responsables.
- Le karma bouddhiste laisse une place considérable à une sorte de rédemption dont nous serions les auteurs.
- C'est exact. Mais on pourrait se demander d'où vient le karma, qui a établi sa loi, pour quelles raisons, dans quel but? Là encore, pas d'explication créationniste. De la même manière que, selon la science, les formes de vie se sont constituées d'elles-mêmes, le karma s'est constitué peu à peu, par une série de ce que les scientifiques appellent des «hasards».
- Comme l'évolution ou la loi de la pesanteur?
- Et toutes les lois physiques dont les scientifiques refusent, dans l'optique qui est la leur, d'attribuer l'origine à un «créateur», ce qui aurait pour conséquence, bien évidemment, d'interrompre toute recherche. A cet égard, le dalaï-lama accepte le présupposé constitutif de toute démarche scientifique et il le dit très simplement, comme n'importe quel chercheur scrupuleux. Pas étonnant donc de le voir énoncer sans insistance l'interdépendance des phénomènes. Il s'agit d'une notion que l'on retrouve au coeur de la science contemporaine, et notamment de la physique quantique.
En d'autres termes, le bouddhisme affirme, comme la science moderne, qu'une chose peut être à la fois ceci et cela, et que la réalité est inséparable de celui qui la perçoit ou la décrit. Ce qui n'autorise nullement à dire ou à penser n'importe quoi. Il existe des lois de la relativité en bouddhisme comme en physique! Un autre aspect de cette interdépendance, c'est le respect qui en découle pour la vie, la Terre. Une écologie qui, depuis vingt-cinq siècles, considère l'homme comme un des éléments de la nature, et non comme le centre ou le maître chargé de la dominer.
- Ces notions peuvent sembler ab-straites. N'y a-t-il pas chez beaucoup de gens, tout simplement, l'idée d'accéder, grâce au bouddhisme, à une certaine sérénité ou, en tout cas, à la diminution de leurs peurs ou de leurs angoisses?
- Bien évidemment, un séjour dans un monastère ou un centre bouddhique, si l'on ne cherche ni le secret de l'Univers ni la vision du Bouddha sur un nuage, est souvent générateur de bien-être. Chacun doit organiser comme il l'entend sa curiosité et son niveau d'adhésion. Rien n'est imposé, sinon une certaine lucidité envers soi-même. De quoi s'agit-il? D'abord, de regarder la souffrance comme un élément révélateur de notre condition humaine, sur lequel on va se pencher en faisant tout pour y porter remède. Encore faut-il pour cela ne pas se tromper au départ sur la nature des choses; le bouddhisme a hérité intelligemment de la vieille formule hindouiste «Tu es cela», qui incite à un regard froid, objectif, scientifique sur la réalité.
Le bouddhisme commence par un formidable effort de réalisme. Mais, bien sûr, il ne s'agit nullement d'en rester là. La deuxième affirmation forte du bouddhisme l'énonce clairement: «Il existe un chemin pour sortir de cette souffrance, et ce chemin, tu peux l'emprunter!» Ce qui récuse au passage l'accusation de nihilisme portée encore aujourd'hui contre le bouddhisme. Ne pas partir coupable, ne pas se résigner au malheur, voilà peut-être des notions qui parlent à une génération qui a vu se dissoudre les idéologies et les lendemains qui chantent. Là encore, pas de révolutions brutales, mais un mouvement patient, constant, déterminé. Le dalaï-lama va plus loin: «Ne vous convertissez pas», affirme-t-il, vous avez tout ce qu'il vous faut là où vous êtes, sachez vous en servir. Prenez dans le bouddhisme ce qui vous sert à devenir meilleurs. Si vous voulez aller plus loin, devenir moine ou nonne, c'est possible. Mais il faudra faire les choses sérieusement. Etudier une douzaine d'années, prononcer une centaine de voeux, apprendre le tibétain et le sanskrit, etc.
- Est-ce à dire, au fond, que tous les messages se valent?
- Non. Mais le bouddhisme préférera toujours relativiser plutôt qu'exclure, et admettra, pour radicalement universaliste qu'il soit, la notion de niveaux, qui va avec celle d'évolution. Les premiers enseignements paraissent souvent bien simples, simplistes même. C'est l'élève qui ira de lui-même - ou non - vers plus de complexité. Prenez la compassion. C'est assez simple comme idée. Mais en réalité? On vous dit qu'elle est liée à la sagesse, qu'elle est logique et non sentimentale ou affective. Et qu'elle doit s'exercer de manière naturelle, permanente, presque indifférente, en ce sens qu'elle ne se contente pas de répondre à une stimulation affective: la petite fille qui se noie, la jeune femme qui meurt du cancer, les massacres ici ou là. Si je ne fais que réagir, je risque de m'en tenir aux larmes, aux gémissements, peut-être à quelques bonnes actions. Non, le «rêve» bouddhiste est de se transformer en être compatissant, calme, toujours attentif à la douleur des autres et désireux de la soulager. Et - ô scandale pour nos esprits occidentaux! - cet état est également générateur de bien-être chez celui qui pratique ainsi la compassion.
- C'est une utopie?
- Je ne sais pas. Je constate seulement une chose. Lorsque j'ai séjourné à Dharamsala, je travaillais douze à quatorze heures par jour avec le dalaï-lama ou ses assistants; c'étaient de rudes journées. A mon retour, tout le monde m'a demandé où j'étais allé en vacances. J'avais bonne mine, j'étais souriant et de joyeuse humeur.
- Mis à part ce résultat, non négligeable, quel pourrait être l'apport du bouddhisme à notre société?
- Dans nos relations énigmatiques et souvent difficiles avec le monde, le bouddhisme propose un vocabulaire, un certain nombre d'outils conceptuels et opérationnels qui nous permettent de dialoguer. Et cela dans des domaines tout à fait actuels comme la surpopulation, l'écologie, la résolution des conflits, le rôle de la science moderne et sa compréhension. Dans des domaines plus spéculatifs, il nous fournit également des approches, des traits d'union toujours très pratiques avec la mort, la peur, la souffrance. Nos traditions n'ont pas toujours de réponses, ou peut-être se sont-elles brouillées. Le bouddhisme, dit Suzuki, c'est l'esprit neuf, l'esprit de débutant. Et le dalaï-lama, dans le grand rire qu'on lui connaît, affirme, comme un hymne de confiance en l'esprit: «Une chose ne saurait être mise en doute: nous pouvons devenir meilleurs!»
JEAN PAUL CARRIERE
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