Q. A l’âge de 2 ans, vous avez été reconnu comme la réincarnation des treize dalaï lama qui vous ont précédés. A quel moment avez-vous pris conscience de votre identité singulière et accepté les responsabilités qui allaient être les vôtres ?
« Je n’ai pas, un beau jour, accepté l’idée d’être le quatorzième dalaï lama comme une responsabilité que l’on m’aurait confiée. Je me considère moi-même comme la réincarnation de mes prédécesseurs et je crois l’avoir toujours su. D’une part, bien sûr, parce que mon entourage en était convaincu et m’a préparé à exercer naturellement mes fonctions. Mais avant cela, quand j’étais effectivement un enfant comme les autres et que je vivais dans la ferme de mes parents, mon inconscient –et en particulier mes rêves- semblait indiquer qu’il existait des liens étroits entre ma vie et celle du précédent dalaï lama. Par exemple, je répétais à qui voulais l’entendre que j’étais originaire de Lhassa. Quand bien même je n’y étais jamais allé, j’exprimais l’envie d’y retourner. Et lorsque la délégation chargée de découvrir la réincarnation de mon prédécesseur est arrivée à proximité de mon village, j’étais très excité ! »
Q. Vous avez donc, à 4 ans, quitté la région de l’Amdo, pour recevoir à Lhassa, l’enseignement monastique. N’avez-vous pas été malheureux, loin de vos proches ?
« En réalité, je n’ai jamais été complètement séparé de ma famille. Lorsque à l’âge de 2 ans, j’ai quitté la maison familiale, ce fut d’abord pour rejoindre le monastère de Kumbum où résidaient déjà deux de mes frères. Quand je me suis installé à Lhassa, à 4 ans, mes parents a été logés tout près du Norbulingka, le palais d’été. Si bien que ma mère me rendait visite chaque jour ou presque. En hiver, elle venait même passer deux ou trois semaines avec moi au palais d’hiver, le Potala. Cela dit, je me souviens effectivement de deux séparations difficiles. Au Norbulingka, on célébrait la belle saison par une semaine de festivités que j’appréciais particulièrement. A cette occasion, ma mère emménageait au palais. Quand les vacances se terminaient, j’avais en effet un petit coup de déprime. Parce que ma mère repartait, bien sûr, mais surtout parce que je devais retourner à mes études ! « (Rires)
Q. La compagnie des femmes vous a-t-elle jamais manqué ?
« (Il réfléchit …) Pas tant que ça. Vous savez j’étais entouré de vieux moines qui me prodiguaient beaucoup d’affection et qui jouaient inlassablement avec moi. Ce qui m’a sans doute le plus manqué, c’est de fréquenter des enfants de mon âge. J’ai grandi parmi les adultes. »
Q. Vous répétez à loisir que nous ne sommes qu’un simple moine. Pourtant, la communauté tibétaine vous considère comme un dieu vivant, et partout on vous traite avec les égards dus à un chef spirituel et temporel. Entre le faste, vos nombreux voyages et votre emploi du temps surchargé, comme parvenez vous à préserver votre vie monastique ?
« Selon la règle du vinaya (la loi monastique), les lamas de rang élevé ne bénéficient d’aucune exception. Socialement bien sûr, ils ont une position d’exception. Mais on ne leur accorde aucun privilège. Le septième dalaï lama a clairement exprimé que ses possessions se réduisaient à sa seule robe et aux treize articles du culte. Il en va de même pour moi. Par ailleurs, le cursus de formation du dalaï lama est le même que celui des autres moines et il ne peut déroger au devoir de méditation, ni à une retraite de trois mois chaque année durant la mousson. Si pendant cette période, je dois partir en déplacement pendant plus de dix jours, je dois obtenir la permission d’un collège de moines. Ils se réunissent et examinent la situation du moine Tenzin Gyatso en regard de la règle du vinaya. Evidemment, qu’ils l’acceptent ou non, il faut bien que je voyage (grand éclat de rire.) »
Q. Vous méditez six heures par jour. Comment faites vous lorsque vous devez entreprendre de longs trajets ou que votre journée est émaillée de rendez-vous importants ?
« J’apprécie particulièrement de méditer en avion ou en voiture. Mais je préfère alors ne pas voyager avec un invité avec lequel il faudrait que je m’entretienne. Mes chauffeurs racontent volontiers que je passe six ou sept heures dans un silence total. Bien sûr, je m’interromps pour déjeuner et j’y prends un grand plaisir (rires) Sinon, je garde le silence. Si je prononce quelques paroles, ce n’est que pour réciter des mantras. »
Q. Devant les souffrances infligées aux Tibétains en Chine, il doit vous arriver de ressentir de la colère, de la haine ou de la peur. Comment gérer vous ces émotions que le bouddhisme qualifie de négatives ?
« Je ne ressens jamais de haine. Evidemment, je suis parfois en proie à de la colère. Il m’arrive même de médire ! (Rires) Ce sont des réactions humaines spontanées et qui ne durent pas longtemps. Si l’on y pense sérieusement, on s’aperçoit qu’elles ne sont d’aucune utilité. Je sais que mon ressentiment à l’encontre de certains dirigeants chinois est fondé sur l’ignorance. En réalité, ils souffrent beaucoup eux-mêmes de leurs émotions. Mais, manifestement, ils sont experts dans l’art de s’attirer des noms d’oiseaux. (Rires) Parce qu’ils sont guidés par l’émotion, suspendus aux jugements de l’opinion internationale et trop soucieux de leur image. Ils s’efforcent de la préserver et continuent malgré tout de l’entacher et de décevoir leur propre peuple. Leur étroitesse d’esprit, leur soif de pouvoir et leur excessive confiance en eux sont une forme d’ignorance qui les conduits toujours aux mêmes impasses. Ceux qui fondent leur action sur une vue erronée de la réalité ne peuvent que connaître et subir des émotions négatives. Alors, bien sûr, pour ce qui est de mes sentiments envers les Chinois, j’ai des raisons de me sentir préoccupé. Mais la haine et la colère ne me conduiront nulle part…. »
Q. Aspirez vous à vous débarrasser à jamais de la colère, ou pensez vous qu’une petite dose soit nécessaire ?
« Je ne le crois vraiment pas, et je pense que la mienne diminuera avec la pratique. Dans la mesure où la méditation accroît la capacité de compassion, de tolérance, de pardon, elle contribue à terme à diminuer la colère. Les émotions contraires fonctionnent en vases communicants : de la même manière que le froid recule quand la chaleur augmente, la colère s’amenuise quand la compassion s’accroît. Indéniablement, pour ce qui est des relations humaines, la compassion présente de plus grands avantages. Certes, la haine et la colère sont des émotions très puissantes. Mais elles n’apportent –au mieux- qu’une satisfaction immédiate. Elles ne sont d’aucune efficacité pour la résolution des conflits, tandis que la compassion consolide la raison et la force de conviction. Quel que soit l’angle sous lequel on examine ces émotions, la compassion est de loin la plus constructive. Si l’on est religieux, on peut penser comme les Chrétiens, que la haine mène en enfer ou, comme les bouddhistes qu’elle conduit par la loi du karma à une réincarnation malheureuse. Si l’on se contente de réfléchir froidement à son intérêt personnel, on s’aperçoit aisément que la colère et la haine sont nuisibles pour la tranquillité de l’esprit et, par conséquent, pour le sommeil et la santé, tandis que la compassion diminue la peur, augmente la confiance en soi et la paix intérieure ».
Q. Que pensez vous de tous ces chrétiens qui renient leur religion d'origine ? »
« De manière générale les Tibétains sont bouddhistes, mais cela ne signifie pas qu'ils doivent tous être et rester bouddhistes. Il y a parmi eux des musulmans, des chrétiens, et sans doute quelques athées et non-croyants. De la même manière dans les pays majoritairement chrétiens, on trouve des juifs, des musulmans. C'est comme ça et c'est très bien parce que la diversité est humaine. Je crois qu'il est préférable, au niveau collectif, de préserver sa culture, ses traditions, et par conséquent, de ne pas changer de religion. Au niveau individuel, il peut se trouver que l'on n'adhère plus à la religion dans laquelle on a été élevé, mais que l'on continue à aspirer à une vie spirituelle et que l'on choisisse pour cela de se tourner vers le bouddhisme. Si ce choix n'est pas l'effet d'une lubie, mais le fruit d'une mûre réflexion, alors, pourquoi pas. Mais si l'on renie sa religion d'origine, il me paraît essentiel de continuer à la respecter. Pour ma part, je suis bouddhiste. Quand on me demande si je crois en un dieu créateur, je répond non. Je peux penser -et dire- que les vues qui forment d'autres croyances sont fausses sans pour autant cesser de les respecter. Les contributions des religions monothéistes sont bénéfiques pour des millions de gens. »
Q. N’est il pas paradoxal de penser qu’une religion fait fausse route et d’inciter ses adeptes à continuer à la suivre ?
« Vous pensez en noir et blanc ! Si en s'en remettant à un dieu auquel je ne crois pas, certains personnes deviennent plus généreuses, alors, c'est le principal. Il me semble que certaines religions conviennent mieux à certaines manières de penser. Si je me soucie sincèrement de quelqu'un et que je vois que le catholicisme lui convient mieux que le bouddhisme, alors je dois respecter sa religion. Nous ne devons pas penser en terme de « qui a tort, qui a raison » mais en termes de valeur, d'utilité d'une religion. »
Q. Lors de vos méditations, vous traversez plusieurs fois par jour les huit phases de la dissolution de la mort. Quel est le sens de cette pratique ?
« (Il plaisante) J’ai effectué le passage de la mort et de la renaissance tellement de fois que c’est assez naturel pour moi ! Plus sérieusement, la vocation première de cette méditation est de se préparer à la mort. Elle vise à se familiariser avec le chemin que doit parcourir la conscience subtile à travers la mort, l’état intermédiaire du « bardo » et la renaissance dans un corps solide. C’est une chose très difficile à expliquer en quelques mots. Mais si l’on pratique régulièrement cette méditation, alors, au moment de la mort, la conscience sera plus éclairée, plus paisible, plus à même de choisir sa réincarnation. Si, au moment de la mort, votre conscience sombre sans la confusion du fait de la peur et du désespoir, c’est une mauvaise chose pour la vie suivante. Cela dit, la grande question est de savoir si, le moment venu, je serai capable d’effectuer sereinement le passage ! Personne ne m’en a donné la garantie !
(Rires) »
Q. On m’avait prévenue, votre bonne humeur est vraiment désarmante !
« Vous ne m’avez pas vu lorsque je suis mal luné ! »
Q. Votre joie contagieuse est elle inscrite dans votre tempérament ou est-ce le fruit de votre pratique ?
« Je crois qu’elle est essentiellement liée à ma pratique. Mais il est vrai que je suis naturellement joyeux. J’ai rencontré des dignitaires chinois qui m’ont posé la même question que vous. Je leur ai répondu que mes frères et sœurs avaient également le goût de la plaisanterie. J’ai ajouté que c’était certainement une marque de fabrique de mes parents et que s’ils le souhaitaient, je pouvais leur en communiquer les références. ( rires) De manière générale, il me semble que, comparés aux Chinois ou aux Indiens, les Tibétains ont une humeur plus joviale. Pour ma part, il me semble effectivement que depuis que j’ai développé un certain intérêt pour l’enseignement bouddhiste, à l’âge de 15 ou 16 ans, ma joie a trouvé une assise. Avant cela je me fichais un peu de ce que j’apprenais. Je ne pensais qu’à jouer, et le seule chose qui me passionnait réellement, c’était le bricolage, visser, réparer des objets. Je suis intimement persuadé que les valeurs humaines véhiculées par le bouddhisme – le bon cœur, le sens du respect, le fait de se sentir concerné par autrui, de se sentir appartenir à la communauté humaine, toutes choses qui n’ont rien a voir avec la religion- entretiennent la joie et peuvent être partagées avec tout le monde. Le fait d’être bouddhiste ne regarde que moi, je n’ai pas à le partager ou à l’imposer. Certains évêques ont tentés de me persuader de l’existence d’un dieu créateur. En vain ! (Il rit de bon cœur) Le prosélytisme est stupide et vain. Mais au niveau humain, le fait d’être amical, respectueux, fraternel, de se considérer tous comme égaux sur notre petite planète est beaucoup plus bénéfique. De vous voir joyeuse et souriante m’est très bénéfique. Vous me voyez joyeux, et c’est très bénéfique. C’est comme ça, c’est la nature humaine. Que l’on soit riche ou pauvre, cultivé ou pas, occidental ou oriental, humain ou animal, une attitude belliqueuse est réellement inconfortable. Alors j’essaie toujours de partager mes valeurs humaines, c’est ce qu’il y a de plus important. »
Laurence Lemoine qui dit par ailleurs :
« Difficile de décrire ce que j’ai ressenti pendant cette heure d’entretien. Un mélange rare d’infini respect et d’infinie tendresse. Tenzin Gyatso, figure charismatique, modèle de sagesse comme il en existe peu, frappe aussi et surtout par sa grande simplicité et son humour potache. Morceaux choisis d’un moment de pur bonheur. »
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