Vén. Roger Kunsang : Pouvez-vous me dire pourquoi vous avez quitté le Tibet ?
Khandro-la : Tout s’est passé à la dernière minute. Je n’en avais pas l’intention et je n’avais pas l’argent pour le voyage. J’ai suivi un signe qui m’est venu dans mes rêves. Il y avait un bus qui klaxonnait pour prévenir qu’il partait et je n’ai pas su où j’allais jusqu’au moment où je suis montée dans le bus. J’ai appris par les autres personnes dans le bus que nous allions à Lhassa et de là à Shigatsé. Après environ deux jours de voyage, j’ai appris qu’ils avaient aussi le projet d’aller au Mont Kailash.
Un jour, alors que nous avions fait étape dans notre voyage à Shigatsé, je faisais des circumambulations autour du monastère de Tashi Lhunpo quand je suis tombée sur un homme âgé revêtu d’un dhoti, un vêtement indien fait d’une simple pièce de tissu. Cet étranger me fit don de 2000 gormo. Il me demanda de m’asseoir à côté de lui et commença à me raconter beaucoup d’histoires sortant de l’ordinaire. Il me dit que l’Inde se trouvait juste de l’autre côté de cette montagne et que je devrais rencontrer Sa Sainteté le Dalaï Lama et beaucoup d’autres lamas. Il n’a pas cessé de me pousser à aller jusqu’en Inde ; et sur le moment cela ne m’a pas semblé étrange du tout, alors que maintenant quand j’y repense, ça me semble très étonnant.
Vén. Roger Kunsang : Est-ce que cela a été difficile de venir jusqu’en Inde ?
Khandro-la : Oh oui ! Il y a eu beaucoup de difficultés. Je n’avais pas de mission personnelle, je ne faisais que suivre les pèlerins. Je ne souviens pas très clairement du temps qu’a duré le voyage, mais j’ai fait quinze koras autour du Mont Kailash et, en raison de mes actions inhabituelles et des paroles que je prononçais, la rumeur a circulé que j’étais une dakini. Les gens ont commencé à faire la queue pour me voir, et même pour me demander des bénédictions. C’était très fatigant pour moi d’avoir affaire avec les foules, mais un moine très bon d’un monastère voisin s’est bien occupé de moi et m’a pourvue en nourriture et en boisson. Il a même organisé un système plus efficace pour les gens qui venaient me voir pour des bénédictions, etc. Beaucoup de ces gens me confièrent leur vœu d’aller en Inde avec moi. Une nuit, tout à fait soudainement et sans hésitation, je me suis décidée à partir pour l’Inde ; alors l’homme qui était notre guide nous a conduits –nous étions dix-sept– depuis le bus tout au long de la piste qui mène à la frontière. Il n’avait pas beaucoup d’expérience et cela nous a pris dix-sept jours pour arriver à Kathmandou au Népal, alors que nous n’aurions dû mettre que sept jours. Nous étions dans un no man’s land, et comme il n’y avait pas de chemin à proprement parler ni personne à qui demander, il était impossible de savoir si nous étions sortis du Tibet. Il nous a fallu juste suivre les signes que je recevais dans mes rêves. Quand nous ne savions plus par où aller, je recevais l’instruction d’aller dans la direction où apparaissait un cercle de lumière. C’était peut-être la bénédiction du Dalaï Lama ou de Pèldèn Lhamo.
Parfois nous avons dû marcher toute la journée sans aucune nourriture ou boisson et parfois nous avons dû marcher la nuit entière. Nous n’étions pas préparés à un aussi long voyage.
Quand je suis arrivée au Népal, je suis tombée sérieusement malade et je n’ai pas pu poursuivre le voyage avec mes compagnons jusqu’en Inde. J’ai dû rester au centre de réception à Kathmandou, et je vomissais du sang, ce qui a éveillé les soupçons du personnel qui pensait que j’avais une maladie contagieuse. On m’a mise à dormir dehors dans un champ. J’étais si faible que je ne pouvais pas changer de position. Quand j’avais besoin de bouger, ils utilisaient de longs bâtons pour me pousser de ci, de là, parce qu’ils avaient peur de me toucher avec leurs mains. Comme j’allais de mal en pis, les membres du personnel pensèrent que je ne survivrais pas et ils me demandèrent donc si je voulais laisser un dernier message pour ma famille et voulurent avoir mon adresse.
Alors j’ai fait la requête que des moines d’un monastère fassent des prières après ma mort et que mon corps soit emmené pour être brûlé sur un pic montagneux dont je sus plus tard qu’il était la sainte colline de Nagarjouna où le Bouddha a prononcé le soutra appelé Langrou Loungtèn.
Je leur ai demandé de prendre de mon urine dans une bouteille et de la donner à la première personne qu’ils rencontreraient à l’entrée du stoupa de Boudhanath. A ce moment-là, j’étais à moitié inconsciente, mais ils eurent la gentillesse de me faire cette faveur. La personne qui prit mon urine rencontra un homme au portail [du stoupa] qui s’avéra être un médecin tibétain. Il analysa mon urine et découvrit que j’avais été empoisonnée par de la viande. Il prescrivit des remèdes et me fit même parvenir des pilules bénies. Ma santé s’est alors améliorée de façon spectaculaire et je fis de nombreux rêves très bons. Quand je fus rétablie, on m’envoya au centre de réception de Dharamsala, avec d’autres nouveaux arrivants.
Je suis arrivée à Dharamsala peu de temps après que certains moines venant de mon village s’étaient querellés avec les responsables du centre ; ils avaient donc un préjugé défavorable par rapport à toutes les personnes venant de la même région. En conséquence, je devins moi aussi la victime. Comme j’étais très jeune, on m’a demandé si je voulais aller à l’école ou si je préférais apprendre un métier. Ma réponse fut très directe et honnête. Je dis que je n’avais aucun intérêt pour l’école et que je ne voulais pas non plus apprendre quelque chose d’autre. Quand j’étais encore chez moi, j’avais toujours cette volonté très forte de servir les bons méditants et j’avais donc l’habitude de ramasser du bois de chauffage et d’apporter de l’eau pour les méditants qui vivaient aux alentours de mon village. Je ne savais même pas que le Tibet était occupé par les Chinois et que c’était pour cela que les Tibétains partaient en exil. Je n’ai pas été torturée par les Chinois et je n’ai jamais manqué de nourriture ou de vêtements. Mon seul souhait était de voir Sa Sainteté le Dalaï Lama et, comme j’ai ce problème d’être prise d’une sorte de folie parfois, je voulais seulement qu’Il me dise si c’était bon ou mauvais. C’était tout ce que je voulais, autrement je voulais juste retourner chez moi…
Vén. Roger Kunsang : Donc vous aviez l’impression à cette époque que votre problème c’était votre soit-disant folie ?
Khandro-la : Oui. Et quoique ma santé se soit complètement rétablie, j’avais toujours du sang dans les selles. Beaucoup de nouveaux arrivants avaient la diarrhée, mais chaque fois que les toilettes étaient sales, c’était toujours de ma faute parce que tout le monde savait que j’avais ce problème intestinal. On me forçait donc à nettoyer les toilettes. Et les responsables du centre me grondaient en disant : « On dit que tu es une dakini, alors pourquoi est-ce que tu dois compter sur nous ? Pourquoi est-ce que tu dois manger la nourriture d’ici et être hébergée ici ? Pourquoi est-ce que tu ne fais tout simplement pas venir le soleil ici ? » Etc., etc….
Je ne pouvais pas manger la nourriture qui était fournie au centre mais parfois je devais demander de l’eau chaude aux gens de la cuisine. Souvent je me faisais jeter dehors et gronder. Apparemment, tout cela était la conséquence des problèmes qu’il y avait eu entre les moines de mon village et les responsables du centre.
Je ne pouvais pas obtenir d’audience auprès de Sa Sainteté parce que j’étais accusée d’avoir une maladie contagieuse qui aurait pu le contaminer. Certains disaient que j’étais folle. Certains disaient même que je devrais quitter le centre ou être envoyée dans un hôpital psychiatrique. Pendant plusieurs mois, même l’accès aux audiences publiques m’a été interdit. Alors, je circumambulais le palais de Sa Sainteté tous les matins. Un jour, j’ai entendu dire que Sa Sainteté revenait de voyage, alors je me suis cachée à côté de la route pour l’accueillir. Comme sa voiture passait le long du monastère Namgyal, je vis une lumière très vive qui irradiait du pare-brise avant de la voiture et à l’intérieur je le vis avec de nombreuses mains tout autour de ses épaules ! Ce fut la toute première fois que je vis Sa Sainteté ; je me suis précipitée vers la voiture pour me prosterner et je suis tombée inconsciente, presque sous la voiture.
Un homme de mon village m’a transportée jusqu’au centre et à nouveau l’avalanche de quolibets a repris. Mais je pense qu’un changement puissant s’est opéré en moi du fait d’avoir vu Sa Sainteté car je ne me suis jamais mise en colère contre ces gens. Je pensais : « Oh ! Ils doivent s’occuper de tant de gens et bien sûr ils s’énervent parfois. »
Malgré de nombreuses requêtes, je n’obtenais toujours pas d’audience avec Sa Sainteté. Lors d’un enseignement public, je réussis à trouver une place. Au moment où il arriva, escorté par les membres de la sécurité, je fus possédée par le protecteur et les gardes me firent partir de l’esplanade où les enseignements devaient avoir lieu ; ils me dirent de rester en bas des escaliers. Je me sentais tellement triste à la pensée du mauvais karma que je devais avoir créé dans le passé pour que maintenant je ne puisse même pas voir Sa Sainteté.
L’enseignement commença avec la récitation du Soutra du Cœur. Je pouvais entendre Sa Sainteté psalmodier et, au moment où il dit « ni œil, ni nez », etc. j’ai commencé à ressentir quelque chose de très étrange. Quand il arriva à : « la forme est vide et la vacuité est la forme », je sentis des rayons de lumière se déverser sur moi, pénétrer par le sommet de ma tête et remplir mon corps tout entier. Je me sentis comme soulevée dans les airs avec une sensation puissante de joie et d’exaltation.
Avec le temps qui passait, je fis la connaissance de quelques méditants et je pus rencontrer quelques grands lamas comme Kirti Tsènshab Rinpoché et Khalkha Jétsun Dampa. Ils me donnèrent de l’eau bénie et eux aussi, firent de nombreuses tentatives pour me permettre d’entrer en contact avec Sa Sainteté. Mais sans succès. Si bien que je me résolus finalement à rentrer au Tibet. J’étais terriblement triste à l’idée de ne pas avoir pu accomplir certaines des tâches que le vieil homme de Shigatsé m’avait demandé de faire. Il y avait des choses importantes que je devais faire, comme une offrande de longue vie et d’autres choses secrètes, et le temps pour toutes ces activités se faisait de plus en plus court.
Je fis part de ma décision à Kirti Tsènshab Rinpoché mais il insista pour que je ne parte pas. Il dit qu’il voyait en moi quelque chose de plus important qu’un simple oracle ; il pouvait voir quelque chose de spécial en moi. Il dit que je pourrais être très utile à Sa Sainteté et me conseilla de rester à Dharamsala. « Je serai moi-même le pont d’or entre Sa Sainteté et toi ». Je l’écoutais et je me demandais pourquoi un érudit si élevé, un si grand lama, faisait de tels commentaires à mon propos. Peu après, et sans raison apparente, je pus obtenir une audience, en même temps que d’autres nouveaux arrivants.
Nous étions nombreux à attendre anxieusement. Je vis Sa Sainteté s’approcher de nous et je le vis avec toute cette lumière qui irradiait, et de nombreuses mains, exactement comme je l’avais vu auparavant. Dès que je me suis levée pour faire des prosternations, à nouveau j’entrai en transe et les gardes m’emmenèrent. Ils m’ont peut-être donné des coups de pied ou de poing parce que j’ai découvert des bleus sur mon corps quand je repris conscience. Mais après que Sa Sainteté eut accordé l’audience à tous les autres gens, il demanda qu’on lui ramène la dame oracle, et alors on me conduisit jusqu’à lui. Dès que je fus près de lui, je me suis agrippée à ses pieds et j’ai perdu conscience à nouveau. Quand j’eus retrouvé mes esprits, Sa Sainteté m’interrogea sur le lieu d’où je venais et me posa de nombreuses autres questions, mais j’étais tout simplement sans voix. Aucun mot ne pouvait sortir ; j’étais trop submergée de joie pour dire quoi que ce soit. Plus tard, je parvins à lui dire tout ce que le vieil homme m’avait dit à Shigatsé et il entendit toute mon histoire et mes problèmes. Je fus confirmée comme l’oracle du protecteur et Sa Sainteté me demanda de ne pas retourner au Tibet. Sa Sainteté me conféra diverses initiations et me donna des instructions, et je commençai à faire les retraites qu’il me conseilla de faire.
Vén. Roger Kunsang : Où résidiez-vous ? En dehors du monastère ou ailleurs ?
Khandro-la : Le bureau privé [de Sa Sainteté] m’a donné une maison dans l’enceinte du monastère Namgyal. C’est dans cette même maison que je vis aujourd’hui. C’est à cette époque que le professeur de l’Ecole de Dialectique a été assassiné par le groupe des partisans de Shougdèn, et la rumeur circulait qu’on en voulait à ma vie à moi aussi. Les moines du monastère Namgyal s’inquiétaient beaucoup pour ma sécurité. C’est comme cela que nous sommes devenus proches. En fait, j’ai essayé de refuser leur protection. Je leur dis que si c’était mon destin d’être tuée, alors rien ne pouvait l’empêcher, mais que si mon karma n’était pas de mourir, alors les partisans de Shougdèn ne pourraient rien contre moi. Les moines ne m’ont pas écoutée et ils ont continué à prendre bien soin de moi.
Comme j’étais très faible physiquement, Sa Sainteté a contacté Kyabdjé Troulshik Rinpoché et j’ai été envoyée en France pour être soignée. Durant cette période, j’ai fait la connaissance de Lama Zopa Rinpoché. Vraiment, à cause de ma mauvaise santé, j’ai pu rencontrer tant de gens !
Pendant que j’étais en retraite et durant ma pratique, de bons signes et aussi des résultats positifs se sont manifestés, mais je préfère dire que tout cela n’est qu’hallucination. Quoi qu’il arrive de bon n’est rien d’autre que la bénédiction de Sa Sainteté. Moi-même, je ne suis pas meilleure que la plus pauvre parmi les pauvres.
Il y a environ deux ans, Sa Sainteté m’indiqua que, chaque fois que c’est possible, je devrais donner des enseignements ou tout autre sorte de service que je serais capable de rendre à ceux qui en ont besoin. Mais je sais que je n’ai rien à offrir aux autres. Pour vous dire la vérité, dans mon esprit, j’ai cette conviction très forte que l’essence de ma vie est seulement d’obtenir la réalisation de la bodhicitta et de la vacuité. Bien que ce soit difficile à obtenir, mon souhait le plus cher est d’acquérir une foi indestructible en ces deux choses avant de mourir. Si je ne peux pas aider les gens à faire naître en eux ces choses, notre rencontre est pure perte de temps. En dehors de cela, je suis la plus pauvre, des points de vue intérieur, extérieur et secret. Le meilleur côté de moi c’est seulement que j’ai rencontré le meilleur des Dharmas, la meilleure pratique et les meilleurs lamas.
Vén. Roger Kunsang : Quand avez-vous ressenti pour la première fois que vous étiez une dakini ?[
Khandro-la : Je pense tout le temps que je ne suis pas une dakini. Je ne sais pas qui je suis. Certains lamas disent que je suis Khadro Yéshé Tsogyal, ou que je suis Vajrayogini, d’autres disent que je suis Tara. C’est peut-être l’effet de leurs propres apparences pures. De mon côté, je pense que je ne suis rien de spécial.
Quand j’étais jeune, des gens disaient que j’étais folle. D’autres disaient que j’étais une dakini. Je ne sais pas. Je suis sûre que j’ai des empreintes karmiques très fortes provenant du passé, parce que j’ai été très chère à Sa Sainteté et à de nombreux autres grands lamas du Tibet et en dehors du Tibet. Certains lamas du Tibet, que je n’ai jamais rencontrés, m’ont envoyé leur amour, leur respect, leurs bons vœux et souvent des offrandes et des louanges. Une autre raison est que parfois les mots pour exprimer la vue de la vacuité sortent de ma bouche automatiquement, des choses que je n’ai jamais entendues ni étudiées auparavant, mais plus tard je ne peux pas me souvenir de ce que j’ai dit.
Vén. Roger Kunsang : Pouvez-vous dire quelque chose sur les manières dont vous pouvez aider le Dalaï Lama ?
Khandro-la : J’ai un objectif : il y a une lignée d’enseignements, d’initiations et d’instructions, vaste et exceptionnelle, venant du Grand Cinquième Dalaï Lama. Cela fait environ 360 ans qu’il les a révélés pour la première fois et, depuis, il a été impossible de les révéler complètement à nouveau. Je ressens une connexion karmique très forte avec cette lignée spéciale, et donc mon seul souhait est de restaurer cette lignée complète pour Sa Sainteté. Il peut la transmettre à de nombreux autres et moi-même je me sens très intéressée par la pratique de cette lignée.
Par ailleurs, j’ai le projet d’un centre de retraite spécialement dédié à cette pratique. Je souhaite qu’un petit groupe de pratiquants sérieux se rassemble là. Ce pourrait être des guéshés qui ont terminé l’étude de Madhyamaka Prajnaparamita et qui sont fortement déterminés à la pratique mais cherchent un environnement favorable. Si je peux accomplir cela, ce sera une très belle offrande pour Sa Sainteté qui, j’en suis convaincue, constituera une cause décisive pour sa longue vie. Il s’agit d’un enseignement très important qui est connecté à ce monde dans son ensemble, et il ne fait aucun doute qu’il est aussi important pour la cause tibétaine. Je pense que, quand Sa Sainteté appelle Lama Zopa Rinpoché et Dagri Rinpoché ses disciples bien-aimés, il veut dire que c’est à cause de leur relation avec cette lignée.
Vén. Roger Kunsang : Merci !
http://www.buddhachannel.tv/portail/spip.php?article21139#forum12006
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