Reconnaître l’emprise afin de lâcher prise
On parle souvent de nos jours de l’importance de lâcher prise. Cependant, si nous ne savons pas bien identifier ce qui exerce une emprise, nous ne saurons pas comment nous devrions lâcher prise. Par exemple, nous ne pourrons pas attraper un voleur si nous ne savons pas à quoi il ressemble. Nous ne saurons pas non plus où tirer une flèche si nous ne voyons pas la cible.
C’est l’emprise sur le soi [1] qu’il faut reconnaître; elle s’exprime habituellement par les mots « moi, ma, mon, mes, etc. ». En termes plus communs, on pourrait également l’appeler « l’égo ». Relâcher cette emprise est ce qu’on pourrait appeler le lâcher-prise.
Ainsi, c’est envers ce fauteur de trouble intérieur qu’est l’égo ou l’emprise sur le soi que nous devrions relâcher notre emprise. Lâcher prise ne signifie donc pas de devoir laisser aller ou abandonner ce qui nous est extérieur : amis, travail, famille, relations, matériel, etc. Ce sentiment de « moi », que l’on appelle le soi [2], est quelque chose que l’on considère essentiel et qui émane du plus profond de notre cœur. On ne considère pas « les autres » de la même manière. Cela provient de la très forte emprise sur le moi. Pourtant, nous sommes égaux aux autres en ce qui concerne notre souhait de ne pas souffrir et d’être heureux. Si l’on médite continuellement sur cela, les problèmes qui nous assaillent présentement les uns après les autres cesseront de se produire.
Que l’on soit un homme ou une femme, jeune ou âgé, riche ou pauvre ne fait aucune différence. Tout le monde peut lâcher prise. Par exemple, il arrive que des gens très pauvres tels des itinérants se disputent et se querellent quotidiennement pour défendre un simple espace pour dormir. Même les animaux ont cette emprise sur le soi. Si l’emprise sur le soi trouble l’infime bonheur des animaux en les faisant se quereller et se disputer, il va sans dire qu’il trouble également le bonheur des humains. L’emprise sur le soi peut aussi être présente chez les personnes riches. Par exemple, une personne qui pense uniquement à faire de l’argent aura de la misère à dormir et passera le plus clair de son temps à travailler, de sorte qu’elle n’aura peut-être même plus de temps pour des choses essentielles à sa survie, comme de manger et de boire.
De même, nous n’expérimenterons pas un seul instant de repos et passerons toute notre vie dans la crainte si nous ne sommes préoccupés que par la protection de nos biens. Une telle personne ne pourra pas profiter des grands avantages et des libertés de sa vie humaine. Sa vie sera vide de sens.
L’emprise sur le soi existe depuis les temps les plus anciens. On raconte par exemple que l’Enseignant compatissant, après avoir appliqué les antidotes pendant six ans en la terre sacrée de l’Inde, réussit à relâcher complètement les deux sortes d’emprise et obtint le résultat ultime du bonheur sublime.
Est-il besoin de mentionner que cette emprise sur le soi est toujours présente actuellement? De nos jours, les gens ont peu de tolérance et sont facilement orgueilleux ou en colère, se séparent facilement et expérimentent toutes sortes de problèmes. Ces problèmes ne proviennent pas des autres, mais bien de sa propre emprise sur le soi. Ces problèmes surviennent parce que nous avons entretenu cette attitude intérieure. Ils ne sont aucunement causés par des agents extérieurs.
Pour ces raisons, de nos jours la racine du bonheur réside sûrement dans le développement conjoint des conditions extérieures et de l’attitude intérieure. Ainsi, nous devrions nous efforcer de générer de manière équilibrée les causes d’un bonheur extérieur et intérieur.
Exemples ou aspects de l’emprise sur le soi
L’emprise sur le soi ou l’égo se manifeste par un esprit arrogant face aux compliments ou furieux face aux critiques; un esprit mal à l’aise ou jaloux face aux personnes inférieures, égales ou supérieures; un esprit sans honte ou considération pour autrui qui rejettera même ses amis, ses parents ou ses proches lorsqu’il est entêté ou en faute; un esprit de convoitise qui partira même en guerre dans l’espoir d’un profit personnel. Bref, c’est l’esprit qui est à la source de tout ce qui est négatif.
Cet ennemi réside au centre de notre cœur. Si nous devons faire la guerre, nous devons la faire contre cet ennemi, l’emprise sur le soi. Si nous nous querellons contre d’autres pays, régions, groupes, ethnies, religions, non seulement nous commettons une grande erreur, mais nous accumulons également du karma [3] négatif, cause de souffrances.
La nature du feu étant de chauffer et de brûler, est-il besoin de mentionner qu’on se brûlera à y toucher? De même, les problèmes surviennent dès que le sujet (l’emprise) entre en contact avec son objet (le soi). À l’inverse, l’objet (le soi) ne peut pas saisir le sujet (l’emprise) et créer de la souffrance.
Les avantages du lâcher-prise
Le grand Fils des Vainqueurs [4] Shantidéva a dit :
Tous les bonheurs du monde proviennent du désir de bonheur pour autrui.
Toutes les variétés de bonheur expérimentées dans le monde par nous et par les autres proviennent du désir de bonheur pour autrui. Comment serait-il possible que le bonheur que nous désirons tous soit créé par une tierce personne ou par une source extérieure? Ainsi, dès que l’on se préoccupe du bonheur d’autrui, on relâche l’emprise sur soi.
Un esprit et un corps détendus durant le jour, un sommeil léger et agréable, une nourriture qui a bon goût, peu de problèmes intérieurs autant qu’extérieurs, le respect et l’amour quotidiens avec notre conjoint(e), l’absence de problèmes matériels, un corps et un esprit détendus, une générosité sans retenue envers les plus démunis, toutes ces qualités et bien d’autres proviennent du désir de bonheur pour autrui. En effet, comment pourraient-elles se développer à partir d’un désir de bonheur personnel?
Si nous y réfléchissons bien, pouvons-nous trouver une source de bonté plus grande que les autres êtres sensibles? Même en cherchant longtemps, je n’en trouve aucune. De plus, je n’ai même jamais imaginé en rêve que cela puisse être possible.
Les désavantages de l’attitude centrée sur soi
Le grand Fils des Vainqueurs Shantidéva dit également :
Toutes les souffrances du monde proviennent du désir de bonheur pour soi-même.
Toute la variété des souffrances non désirées par nous et par les autres qui existent en ce monde proviennent de l’erreur de vouloir uniquement son propre bonheur. En effet, il n’y a personne d’autre que nous-mêmes qui créons toutes ces souffrances que nous ne désirons pas subir.
Par exemple, l’attitude centrée sur soi est responsable des multiples problèmes comme les querelles, disputes, désaccords, bagarres ou autres que nous vivons sans cesse avec notre conjoint(e), nos amis, nos frères, sœurs, parents, etc. Même les problèmes tels que l’inconfort et les désagréments reliés aux souris ou aux fourmis chez soi proviennent de l’attitude centrée sur soi.
Tout ce qui arrive de désagréable, que ce soit à nous ou aux autres, est l’unique produit de l’attitude centrée sur soi. Cela ne vient aucunement d’un ennemi extérieur. Même en y réfléchissant longtemps, je n’arrive pas à concevoir que les situations indésirables que nous et les autres vivons puissent provenir d’ennemis ou d’imperfections extérieures.
Celui ou celle qui pense qu’il a des ennemis extérieurs et qui se querelle contre un pays, une région, un voisin, un membre de sa famille ou une de ses connaissances se trompe. Plutôt que de faire la guerre contre le véritable ennemi intérieur, cette personne se bat contre des ennemis extérieurs.
On a vu des guerres survenir depuis que le monde existe et cela continue encore aujourd’hui. En maintenant une telle attitude, ce cycle sera interminable. Aussi longtemps qu’il y aura de telles relations avec autrui et que cette attitude persistera, tous les problèmes du monde aussi perdureront.
Si faire la guerre réglait les problèmes, la Première Guerre mondiale aurait dû les régler. Comme ils n’ont pas été réglés, comment la Seconde Guerre mondiale aurait-elle pu le faire? Évidemment, il est fort peu probable qu’une troisième le permettrait.
Si à partir d’aujourd’hui nous relâchons l’emprise que nous avons sur l’ennemi intérieur qu’est l’attitude centrée sur soi, est-il besoin de mentionner que ce sera la cause d’un lâcher-prise authentique? On trouvera dans les textes classiques beaucoup plus de détails sur les multiples désavantages de l’attitude égocentrique.
Les subdivisions de l’emprise sur le soi
L’emprise sur le soi se divise en emprise sur le soi de la personne et emprise sur le soi des phénomènes. La philosophie bouddhiste tibétaine considère que ces deux états de conscience sont erronés et trompeurs, car leur mode d’apparence n’est pas en accord avec le mode d’existence réel.
Comment peut-on identifier plus particulièrement l’emprise sur le soi de la personne? Par la pensée où le « je » ou « moi » semble indépendant et non simplement imputé sur la base des cinq agrégats [5]. Comment peut-on identifier l’emprise sur un soi des phénomènes? Par la pensée où le « mon » ou « ma » par laquelle un phénomène apparaît comme existant de manière autonome et non interdépendante. On appelle emprise sur le soi l’orientation que prend cette emprise, soit vers la personne, soit vers les autres phénomènes.
La philosophie bouddhiste considère le soi de la personne et le soi des phénomènes comme inexistants, ce qui ne revient pas à dire que la personne, les phénomènes ou le moi sont inexistants. La personne et les phénomènes existent, mais ils sont non-soi [6]. En fait, tout ce qui existe peut être identifié comme non-soi de la personne ou non-soi des phénomènes.
Il arrive que certaines personnes se méprennent en prenant connaissance que tout ce qui existe est soit non-soi de la personne ou non-soi des phénomènes. Elles croient à tort que le soi ou le moi n’existe pas. Il est au contraire évident que le moi existe. Je n’ai même jamais pensé qu’il puisse ne pas exister.
Ce que cela signifie plutôt, c’est que la nature réelle de tous les phénomènes internes autant qu’externes ne comporte pas de « moi » individuel ou de « mon, ma, mes, etc. » tels qu’on les conçoit.
S’il y avait un soi de la personne qui pense « moi », il s’ensuivrait qu’il existerait un moi qui serait distinct de la personne. Cela signifierait que la personne et le moi ne seraient pas identiques. Au sein de la philosophie bouddhiste tibétaine, il est dit qu’il n’y a pas de soi de la personne, car ces deux éléments sont considérés être la même chose. Il en est de même pour les autres phénomènes : ils n’ont pas de soi.
Si le soi d’un phénomène qui se manifeste comme la pensée « ma » ou « mon » existait, il s’ensuivrait qu’il y aurait quelque chose d’autre que le phénomène qui serait le « soi » de ce phénomène.
Dans la philosophie bouddhiste tibétaine, phénomène, existant ou objet de connaissance sont tous des synonymes et différentes appellations pour désigner une même réalité. La présence de l’un implique la présence de l’autre. De même, l’absence de l’un implique l’absence de l’autre.
La nature fondamentale de tous les phénomènes internes et externes est libre de ces deux emprises. C’est le sujet, l’esprit erroné, qui conçoit un soi de la personne (la pensée « moi ») et un soi des phénomènes (la pensée « mon »). Le sujet qu’est l’esprit existe, bien sûr, mais ces deux sortes de soi qu’il conçoit n’existent pas.
Est-ce que l’emprise sur ce soi est exercée par la connaissance (le principe connaisseur) ainsi que par la personne? Il est dit que l’emprise est exercée par la connaissance, mais pas par la personne.
La connaissance englobe tant l’esprit que les facteurs mentaux. L’esprit comprend les six consciences : la conscience de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goûter, du toucher et du mental. Les facteurs mentaux, quant à eux, accompagnent l’esprit, ils sont multiples et ils peuvent être vertueux, non vertueux ou neutres.
Cette emprise que nous voulons relâcher est un type de connaissance erronée, plus précisément un facteur mental de nature négative. La personne peut être définie de plusieurs manières, mais la tradition que nous suivons, le Madhyamaka-Prasanguika [7], la définit comme le simple « Je » imputé sur la base des cinq agrégats. Bien que l’on affirme qu’il n’existe pas de nature réelle de la personne autre qu’une simple imputation sur la base des agrégats, on n’affirme aucunement qu’il n’existe pas de personne au niveau conventionnel. Si l’on croit cela, on s’éloigne de la vue Madhyamaka-Prasanguika.
Ainsi, cette saisie ou emprise est nécessairement une connaissance erronée (un sujet [8]). La personne, quant à elle, est nécessairement un objet de connaissance. Ces deux sont opposés. Le sujet peut être de deux sortes : exact ou erroné. Un exemple du premier type est une connaissance valide, car elle est en accord avec les faits. Un exemple du second type est une conception d’un soi dans la personne, car elle est en désaccord avec les faits.
A cause de ces deux formes ignorantes d’emprise sur un soi, les perturbations mentales telles que le désir-attachement, l’aversion, la jalousie ou l’orgueil apparaissent dans le continuum mental et sont causes de souffrances. Est-il besoin de spécifier que dès qu’elles surgissent, nous ne pouvons expérimenter ne serait-ce qu’un instant de repos et de bien-être?
L’antidote à l’emprise sur le soi
Le seul antidote à l’emprise sur le soi est la sagesse qui réalise le non-soi. En effet, l’amour, la compassion, etc. font partie de l’aspect méthode de la voie. Peu importe à quel point on les développe, elles ne pourront pas dissiper l’emprise sur le soi.
Bref, les émotions perturbatrices qui surgissent continuellement qui empêchent d’être heureux et qui causent la souffrance, se produisent à cause de la saisie du soi. Les autres n’ont rien à y voir. En outre, il est possible d’appliquer des antidotes spécifiques à chacune des émotions perturbatrices : le désir-attachement, l’aversion, la confusion, la jalousie et l’orgueil.
1) Le désir-attachement
L’esprit concentré, expirons par la narine droite en imaginant que l’air expiré est de la nature du désir-attachement. Il est contaminé et de couleur rouge foncé. Cela purifiera les blocages au niveau du centre de résidence des vents (chakra) à la gorge. Ensuite, on inspire de la narine gauche en imaginant que l’air qui entre est de la nature du détachement. Il est pur et de couleur rouge clair. On répète ce processus trois fois.
Le désir-attachement est exclusivement de nature négative. Il n’en est pas ainsi du simple désir, lequel peut être positif ou négatif. Par exemple, il est possible d’avoir des pensées de désir positif telles que l’amour et la compassion envers ses proches, ses amis, sa famille, etc. Ainsi, les facteurs mentaux du désir et du désir-attachement sont distincts. Les facteurs mentaux de l’aspiration, la détermination et l’effort joyeux, quant à eux, sont toujours positifs.
2) L’aversion
On expire de même de la narine droite en imaginant que l’air expiré est de la nature de l’aversion et de la colère. Il est contaminé et de couleur bleu foncé. Cela purifiera les blocages au niveau du centre de résidence des vents (chakra) du sommet de la tète. Ensuite, on inspire de la narine gauche en imaginant que l’air qui entre est de la nature de l’amour et de la tolérance. Il est pur et de couleur bleu clair. On répète ce processus trois fois.
Le même processus s’applique également aux autres émotions perturbatrices : confusion, jalousie et orgueil.
Purifier de la sorte les blocages au niveau des centres de résidence des vents est une technique spéciale qui procurera paix, bonheur et bien-être physique et mental tout au long de notre vie actuelle.
Les cinq endroits où l’on doit purifier les blocages de ces vents sont : le sommet de la tête (aversion), la gorge (désir-attachement), le cœur (confusion), le nombril (jalousie) et la région secrète (orgueil). Les cinq centres d’énergie (chakras) où circulent les vents se nomment : 1) le chakra de la grande félicité situé au sommet de la tête, 2) le chakra de la jouissance situé au niveau de la gorge, 3) le chakra du Dharma[9] situé au niveau du cœur, 4) le chakra de l’émanation situé au niveau du nombril et 5) le chakra qui entretient la félicité situé au niveau de la région secrète (c’est-à-dire le sexe). Les vents sont de cinq couleurs : 1) bleu pâle, 2) rouge, 3) blanc, 4) vert et 5) jaune.
Cette technique est communément utilisée dans les pratiques du vajrayana. Elle est proposée parce qu’elle peut s’avérer bénéfique pour le monde, particulièrement à notre époque.
Notes :
[1] Le mot tibétain dag dzin est habituellement traduit par saisie d’un soi ou conception d’un soi. Il est traduit ici par emprise sur le soi afin que la compréhension du lecteur en soit facilitée.
[2] Le soi fait référence à l’existence intrinsèque, l’existence autonome ou l’existence indépendante. Comme la philosophie bouddhiste affirme que tous les phénomènes existent en interdépendance, cela implique qu’aucun phénomène ne possède une nature autonome, indépendante ou intrinsèque, à savoir : un soi. Le soi est donc inexistant et tous les phénomènes sont donc non-soi.
[3] Karma, en langue sanscrite, se traduit par action ou loi de causalité. Il est dit que chaque action posée engendre un résultat de même nature.
[4] Fils des Vainqueurs ou Bodhisattva désigne un être qui a développé le souhait d’atteindre l’éveil insurpassable pour le bien de tous les êtres sensibles. Ce souhait s’appelle la bodhicitta ou esprit d’éveil.
[5] Le bouddhisme décrit la personne non comme une unité permanente, mais comme un assemblage de cinq agrégats impermanents : la forme, la sensation, la discrimination, les formations mentales et la conscience.
[6] Non-soi, c’est à dire absence d’un soi. Le soi suggère une existence intrinsèque ou indépendante. Il est donc affirmé que tous les phénomènes ne sont pas indépendants. Ils sont donc tous interdépendants.
[7] École de pensée philosophique présentant la pensée finale du Bouddha sur la nature ultime de la réalité.
[8] Le mot tibétain yulchen signifie plutôt « possesseur d’objet ».
[9] Le Dharma représente les paroles du Bouddha et consiste en méthodes pour obtenir le bonheur.
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