Être confronté à la maladie et à la mort
Ajahn Tate
Traduit par Jeanne Schut
En 1971, à l’âge de 69 ans, la maladie obligea Ajahn Tate à quitter le monastère de Hin Mark Peng, dans la province de Nongkhai, pour être soigné dans un hôpital de Bangkok. Cette maladie fut pour lui une occasion d’approfondir la méditation sur le corps et la disparition de celui-ci. Ajahn Tate s’est éteint en 1996.
Pour lire l'intégralité de cette autobigraphie: “Autobiographie d'un Moine de Forêt”
... Je tombai malade vers le 5 juillet 1971, juste avant la Retraite des Pluies. Au début, il s’agissait d’une grippe avec infection pulmonaire, à laquelle je suis sujet. On envoya chercher le médecin de la propriété de tabac voisine mais mon état ne s’améliora pas. Le docteur Tawinsree Amornkraisarakit, femme médecin et assistante du directeur de l’hôpital provincial de Nongkhai, ainsi que Khun Tawan, le responsable des finances de la province, firent venir une voiture pour me conduire à l’hôpital de la province de Nongkhai. Le docteur me soigna pendant cinq jours mais mon état ne s’améliorait toujours pas. Une radio décela congestion pulmonaire, pleurésie et pneumonie, de même qu’une zone infectieuse. Khun Dtoo Khovinta envoya alors un télégramme au Professeur Udom Posakrisna de Bangkok pour l’informer de la situation.
Quand le Professeur Udom en prit connaissance, il m’invita à aller à Bangkok où il pourrait me prodiguer ses soins à l’hôpital Siriraj. Le manque de soins spécialisés et de matériel adéquat à Nongkhai m’obligea à partir pour Bangkok. Thao Kae Kim Kai et le Dr Somsak, directeur de l’hôpital provincial de Nongkhai me mirent dans l’avion à destination de l’hôpital Siriraj. Là, je fus confié aux soins spécialisés du Prof. Udom ainsi qu’aux soins quotidiens du Dr Thira Limsila.
Tous les médecins se montrèrent efficaces et attentionnés. Par ponctions, ils purent extraire une grande quantité du liquide de mes poumons et, la première semaine, mon état s’améliora régulièrement. Mais, la deuxième semaine, je commençai à avoir des réactions allergiques aux médicaments puis d’autres complications se produisirent.
Peut-être était-ce dû au malaise que je ressentais à vivre dans de grands immeubles. Plus mon hospitalisation durait, plus mon état se dégradait : mon souffle devint très court et ma voix se réduisit à un murmure quasi-inaudible.
Les médecins continuaient à extraire beaucoup de liquide de mes poumons, ce qui améliorait un peu mon état, mais mon sentiment général de faiblesse ne cédait pas. Je priai donc les médecins de me permettre de quitter l’hôpital mais ils insistèrent pour que je prolonge mon séjour. Je ne pouvais pas accepter ce conseil et, le 15 août 1971, demandai à quitter l’hôpital.
Ce fut la période au cours de laquelle je devins désenchanté du corps, où j’en perçus l’aspect encombrant :
« Cette masse appelée corps, qui avait engendré la maladie et causé du souci à moi et aux autres. A quoi servait la minuscule portion de nourriture que je pouvais à peine avaler chaque jour ? Autant ne pas manger du tout. »
Je priai Mme Kantharat Sapying qui, chaque jour, m’apportait à manger, de ne pas m’apporter de nourriture car j’avais décidé de ne plus manger. En larmes, elle alla trouver le Dr Chavadee Rattapong, lequel fit appeler le Dr Rote Suwanasutth car le Prof. Udom avait dû partir en province. J’expliquai mon état au médecin en soulignant mon malaise dans les grands immeubles comme celui-ci. Le Dr Rote me donna alors la permission de partir et prit des dispositions pour qu’une voiture me conduise chez Mme Kantharat où je devais séjourner trois jours. Le Dr Banyat Paritnyanon vint m’examiner et me donna quelques conseils concernant mon traitement.
Le Dr Rote et le Dr Chavadee restèrent en contact étroit avec moi, m’apportant chaque jour des remèdes, et mon état s’améliora peu à peu.Au fond de moi, je pris conscience que je n’étais pas sur le point de mourir, même si mon entourage aurait pu le croire. Quelques « voyants » annoncèrent même que je mourrais dans les cinq jours. Quand le Prof. Ouay Ketusingh vint me rendre visite, je lui demandai son avis quant à un éventuel retour à mon monastère. Il me répondit que plus vite j’y retournerais, mieux ce serait.
Ce fut une agréable surprise car j’avais déjà décidé que, si je devais mourir, ce serait mieux et plus convenable pour moi de mourir au monastère comme un vrai moine.
Thao Kae Kim Kai loua un avion spécial pour me ramener et il se remplit de moines et de laïcs qui voulaient aider à mon embarquement.Nous arrivâmes à l’aéroport de Nongkhai aux environs de midi. Le Mékong venait tout juste de rompre ses digues et, en raison de l’inondation, nous fûmes obligés de solliciter l’aide des N.P.K. (la patrouille marine du Mékong) qui eurent l’amabilité de nous prêter un bateau du village de Kong Nang.C’est ainsi que nous arrivâmes au monastère Hin Mark Peng à cinq heures du soir.
Le Dr Chavadee m’avait accompagné et pris soin de moi tout au long du trajet de retour au monastère. Elle me prodigua encore ses soins pendant cinq ou six jours puis, quand elle vit que j’étais tiré d’affaire et que je récupérais bien, elle s’en retourna à Bangkok.
Pendant ma maladie, que ce soit à l’hôpital provincial de Nongkhai ou à l’hôpital Siriraj, de nombreux moines, novices et laïcs — certains que je connaissais et d’autres pas — avaient fait preuve envers moi d’un intérêt et d’une gentillesse extraordinaires. Ceci se manifesta par les foules qui vinrent me rendre visite tous les jours pendant tout le temps que je passai à l’hôpital de Nongkhai. Il en vint plus encore à l’hôpital Siriraj, à tel point que les médecins furent obligés d’interdire les visites.
Certaines personnes, qui étaient venues me rendre visite et ne furent pas autorisées à me voir, demandèrent la permission de me présenter leurs respects depuis la porte de ma chambre. C’était stupéfiant. Tant de monde vint me rendre visite quand j’étais malade alors que je ne connaissais pratiquement personne à Bangkok ! Certains visiteurs qui ne m’avaient jamais rencontré auparavant entraient et éclataient en sanglots avant même d’avoir eu le temps de me saluer.
Je tiens donc ici à rappeler la bonne volonté de tous et à exprimer ma reconnaissance pour la gentillesse de chacun que je n’oublierai jamais.
Ceci s’adresse tout particulièrement aux personnes venues me rendre visite et participer aux soins au monastère Hin Mark Peng. Certains revinrent à plusieurs reprises malgré les conditions de voyage rendues difficiles, à ce moment-là, par suite des inondations. Cela signifiait voyager par bateau « à longue queue » (bateau long et bas dont l’arbre d’hélice est allongé) car tous les carrefours étaient coupés. Il leur fallait voyager parfois trois ou quatre heures, aussi cela mérite-t-il la plus grande reconnaissance.
Dès que je fus de retour au monastère, mon état général s’améliora de jour en jour. De respectables et éminents personnages vinrent me rendre visite. Cependant ma Retraite des Pluies fut écourtée car je n’avais pas pu rentrer à temps.
Cette maladie fit grand bien à ma pratique de la méditation. Quand j’arrivai à l’hôpital provincial de Nongkhai, mon état se dégradait tellement que je m’étais aussitôt préparé à la mort. J’avais décidé de m’abandonner, de ne m’accrocher à rien. Je m’étais donné les instructions suivantes :
« Laisse ton corps et la maladie entre les mains du médecin et prépare-toi à la mort. Concentre ton esprit, mets en place une attention sans faille et étudie ton coeur pour le purifier complètement ».
Après quoi, mon esprit fut calme et paisible, sans la moindre perturbation.
Quand les médecins venaient me demander comment je me sentais, je répondais que j’allais tout à fait bien. Thao Kae Kim Kai était venu me chercher pour me mettre dans l’avion de Bangkok et je m’étais laissé faire. J’acceptai même l’hôpital Siriraj où les médecins m’interrogèrent sur mon état de santé, à quoi j’avais à nouveau répondu que « j’étais aussi bien que possible ». Cependant, vu de l’extérieur, on aurait pu penser le contraire. Mon séjour prolongé à l’hôpital avait eu ses conséquences, il commençait à me peser, les jours et les nuits semblaient interminables. Je dus alors me remémorer ma résolution de ne pas m’accrocher et, au contraire, d’accepter de tout abandonner.
« J’avais déjà renoncé à tout cela, n’est-ce pas ? Alors pourquoi est-ce que je me laisse entraîner là-dedans ? C’est leur affaire, pas la mienne. Cela doit suivre son cours en son temps. Ma mort, par contre, n’a rien à voir avec tout cela. Chacun de nous doit accomplir son devoir personnel de son mieux. »
Ma résolution de lâcher prise se mit en place dans le calme du Dhamma du moment présent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune conscience du jour et de la nuit. Il n’y avait que l’éclat de l’esprit apaisé en unité avec lui-même. Plus tard, quand j’examinai l’état de mon corps et de mon esprit, je réalisai que le moment n’était pas encore venu pour eux de se désintégrer et de disparaître. Mais si je devais rester à l’hôpital, je serais constamment soumis à des contacts sensoriels extérieurs qui exigeraient de ma part une vigilance constante de ma concentration et de ma sagesse pour les désamorcer. Pas question ! Mieux valait repartir et les combattre sur mon propre terrain, le monastère. C’est pourquoi j’y suis retourné, comme je l’ai raconté plus haut ...
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