La nature du Bodhisattva.
Quelle est la raison pour laquelle nous parlons de « Bodhisattvas » ?
Désireux d’éteindre tout attachement, et de s’en débarrasser,
Le véritable non-attachement ou la Bodhi des Jinas est leur destinée.
« Les Êtres qui s’évertuent à atteindre la Bodhi » sont-ils donc appelés.
Dans l’Ariya-pariyesana Sutta, le Bouddha se réfère à lui-même avant son atteinte de l’Éveil comme à un bodhisatta. C’est le mot pâli, la forme sanskrite étant semble-t-il apparue plus tard. Dans le contexte de l’Ariya-pariyesana Sutta, le terme réfère clairement au Bouddha lui-même alors qu’il se dirigeait vers l’Éveil, mais en pâli, satta peut signifier soit « être », soit « efforts ». Nous pouvons donc prendre bodhisatta comme signifiant soit un « être de Bodhi », soit « celui qui s’efforce d’atteindre la bodhi ». L’équivalent sanskrit, sattva, ne signifie cependant que « être », et à strictement parler bodhisattva ne peut que signifier « être de Bodhi ». Si vous prenez bodhisatta comme signifiant « celui qui s’efforce d’atteindre la bodhi » (et il est probable que ceci est la signification originelle), le strict équivalent sanskrit devient bodhisakta, mais pour une raison inconnue bodhisattva a été retenu.
Nous pourrions même traduire bodhisattva, dans le sens de bodhisakta, par « celui qui est capable d’Éveil ». En hindi moderne, par exemple, sakta est le verbe « pouvoir » (si vous voulez dire « je peux le faire » vous dites me sakta hun) et sakta signifie donc capacité, énergie, force. La meilleure traduction de bodhisattva est probablement « celui qui se dirige vers l’Éveil », ou même « celui qui est orienté dans la direction de l’Éveil ». Dans le Mahayana, tous les bouddhistes (tous les bouddhistes du Mahayana en tout cas) sont considérés comme des Bodhisattvas, dans la mesure où ils acceptent l’Idéal du Bodhisattva, en principe au moins. On pourrait prendre le terme bodhisattva, une fois encore dans le sens de bodhisakta mais sans le restreindre à l’idéal spécifique du Mahayana, et l’appliquer à toute personne ayant la bodhi, l’Éveil, comme but ultime. Il pourrait alors être utilisé dans un sens non sectaire à la place du terme « bouddhiste » car un bouddhiste est simplement quelqu’un pour qui Aller en Refuge est s’efforcer d’atteindre l’Éveil.
La définition de la bodhi non pas en tant que « connaissance suprême » ou que « félicité suprême » mais en tant que « véritable non-attachement » est révélatrice. La force du « véritable non-attachement » tient à son application non seulement aux choses mondaines, aux plaisirs et à la connaissance mais, dans un sens plus profond, aux idées, à l’enseignement dans sa formulation doctrinale. Il y a cependant une façon plus simple et plus pratique de le considérer. Puisque l’attachement est ce à quoi nous nous heurtons immédiatement lorsque nous essayons de mener une vie spirituelle, il est tout à fait naturel que nous projetions le but de l’Éveil comme un état de non-attachement.
Quelle est la raison pour laquelle les « Grands Êtres » sont appelés ainsi ?
Ils s’élèvent à la plus haute place, au-dessus d’un grand nombre de personnes ;
Et à un grand nombre de personnes ils coupent les vues erronées.
C’est pourquoi nous venons à en parler comme de « Grands Êtres ».
Quand le Bouddha envoya ses soixante premiers disciples, il dit : « Ô moines, je suis libéré de tout lien, humain ou divin ; vous aussi, Ô moines, êtes libérés de tout lien, humain ou divin. Allez donc de l’avant, Ô moines, pour le bien-être et le bonheur de nombreuses personnes. » Dans des passages comme celui-ci, il n’y a clairement aucune distinction faite entre l’Éveil atteint par le Bouddha et l’Éveil atteint par les disciples qui en vinrent à être appelés les Arhats. « Arhat » est en fait un terme pré-bouddhique, signifiant littéralement « qui est digne, ou qui est honorable », et qui semble avoir été utilisé à l’origine comme un titre, tout comme nous disons « Votre Honneur ». Aux premiers temps du bouddhisme, il vint à signifier quelqu’un qui était spirituellement digne, mais sans être utilisé dans un sens très précis. Plus tard, quoique peut-être encore durant la vie du Bouddha, il vint à prendre la signification technique de disciple ayant atteint l’Éveil, bien que le Bouddha ait continué à être appelé Arhat. Le temps passant, cependant, il y eut une tendance croissante à glorifier le Bouddha, et son Éveil fut considéré comme un Éveil particulier, surérogatoire, en comparaison avec celui de l’Arhat qui en vint à être considéré comme quelque chose de moindre. La distinction se cristallisa dans le terme anubodhi, ou « bodhi ultérieure », qui fut appliqué à la réalisation d’une personne ayant atteint la même bodhi que le Bouddha, mais seulement en suivant ses traces.
Finalement, cette légère distinction (dans le mode de réalisation plutôt que dans la réalisation elle-même) entre Bouddha et Arhat grandit de telle façon que le Mahayana put dire : « N’ayez pas pour but l’Éveil moins élevé de l’Arhat ; ayez pour but l’Éveil supérieur du Bouddha ». Il est clair que cette exhortation repose sur une fausse antithèse. L’Éveil était le même pour les Arhats et pour le Bouddha ; l’anubodhi a exactement le même contenu que la bodhi du Bouddha. Néanmoins, le Mahayana nous ramène à la position bouddhique originelle, qui est qu’il n’y a qu’un but pour tous. Le Mahayana offre sa propre hiérarchie (contredisant la hiérarchie développée par le Hinayana, en arya-pudgalas, Ceux qui Entrent dans le Courant, etc.) basée sur les dix bhumis, avec la différence que si vous accomplissez le dixième bhumi vous ne devenez pas « que » un Arhat, mais vous devenez un Bouddha.
« Grand Être », Mahasattva, est un synonyme de « Bodhisattva » en sanskrit ; les textes de la Perfection de la Sagesse se réfèrent souvent aux Bodhisattvas comme à des Bodhisattvas-Mahasattvas. La pensée du Mahayana tardif définit un « Grand Être », un Bodhisattva-Mahasattva, comme un Bodhisattva qui a au moins atteint le huitième bhumi. A une époque plus ancienne, cependant, une telle distinction ne semble pas avoir été faite.
Le préfixe maha- apparaît bien sûr dans d’autres mots composés, comme mahaprajña et mahakaruna. D’après un ami et maître que j’avais à Kalimpong, M. Chen, qui était un maître du bouddhisme Tchan, maha, dans ces contextes, signifiait sunyata : cela ne devait pas être considéré dans le sens d’une extension spatiale, mais comme la vacuité. De ce point de vue, le Mahayana est le yana, le véhicule, de la vacuité. Le Mahasattva est l’être qui a réalisé la vacuité ; la mahaprajña, la Grande Sagesse, est la sagesse qui consiste en la réalisation de la vacuité ; et la mahakaruna n’est pas seulement la compassion ordinaire qu’une personne peut ressentir envers une autre, mais la compassion qui naît d’une réalisation de la vacuité de la distinction sujet-objet. Tout ce qui suit le préfixe maha- doit être compris comme ayant été transformé par l’expérience de la sunyata ou, comme M. Chen avait l’habitude de le dire, « comme étant passé à travers les flammes purificatrices de la sunyata ». Considéré ainsi, un Mahasattva est un être qui est passé au travers du feu de la sunyata et a de ce fait été purifié. C’était ainsi que le présentait M. Chen, bien que le principe général soit un principe traditionnel. Dans la strophe suivante, la « grande armure » est une autre façon de représenter la sunyata — l’armure de la sunyata en tant que véritable protection, que source de la véritable intrépidité.
« Les Grands Êtres … s’élèvent à la plus haute place, au-dessus d’un grand nombre de personnes » car il y en a très peu. Cela suggère que le Bodhisattva est un véritable individu : vous devez bien être un véritable individu pour vous décider et vous lancer sur la voie de l’Éveil, « la plus haute place ».
Quoique couper les « vues erronées » d’un grand nombre de personnes soit une fonction particulière du Bodhisattva (c’est en fait une des choses qui font de lui un Bodhisattva) cela ne suggère en aucune façon une sorte de guillotine intellectuelle en fonctionnement. Il semble clair, de diverses affirmations faites par le Bouddha dans le canon pâli, qu’une miccha-ditthi, une fausse vue, est essentiellement une rationalisation d’une attitude fondamentale erronée qui est autant émotionnelle que cognitive. La fausse vue est comme un symptôme à partir duquel vous pouvez déduire la présence d’une maladie profondément ancrée, qui est l’attitude erronée. Par exemple, le Bouddha associa clairement la vibhava-tanha, l’avidité de la non-existence, avec la miccha-ditthi d’ucchedavada, littéralement « couper-isme », ou nihilisme : la croyance que quand vous mourez vous êtes « coupé », que la mort est la fin absolue. De la même façon, l’attitude de base de la bhava-tanha, la soif de l’existence, trouve une expression conceptuelle dans la miccha-ditthi de sassatavada, l’éternalisme, la croyance que quelque chose de non changeant et d’immortel, comme l’« âme », survit à la mort. En d’autres termes, nous croyons que d’une certaine façon nous sommes immortel parce que nous voulons être éternel, ou alternativement nous croyons que la mort est pour nous la fin absolue parce que, à un certain niveau, cela nous convient de penser ainsi.
Une fausse vue n’est donc pas seulement une proposition intellectuelle à laquelle quelqu’un est arrivé par des moyens intellectuels tout à fait désintéressés et objectifs, et qui se trouve juste être erronée. On peut lui donner une expression purement conceptuelle, mais en tant que miccha-ditthi, elle est pseudo-rationnelle, car c’est une vue que l’on a conformément à une base émotionnelle non reconnue. Traditionnellement, on dit qu’une miccha-ditthi est une « vue extrême », et que la vérité réside dans la « voie du milieu ». Si, cependant par tempérament, vous avez une inclination au compromis, au fait de passer sur les différences, et que vous appelez cela la voie du milieu, alors votre voie du milieu devient elle-même une miccha-ditthi. Mais on peut vraiment se tromper si on le veut, et ceci est joliment illustré par une question qui m’a été un jour posée par un hindou de caste assez malin, lors d’une réunion publique. Il dit : « Le bouddhisme enseigne la Voie du Milieu, n’est-ce pas ? » Je dis que oui. « Dans ce cas, continua-t-il, nous devrions avancer le long d’une voie médiane entre vérité et fausseté. Cependant le bouddhisme nous demande aussi de dire la vérité ; en cela n’est-il sûrement pas infidèle à son propre principe de Voie du Milieu ? » La réponse à cela est bien sûr que la vérité est la Voie du Milieu entre les deux extrêmes de l’exagération et de la minimisation.
A moins d’être schizophrène, il n’est guère possible de penser sans émotion. Même les intellects les moins sanguins ont des fils ténus les liant à un ensemble d’émotions, aussi réprimées et chétives soient-elles. Les vues erronées ne peuvent donc être coupées qu’en atteignant leur base émotionnelle. Quand quelqu’un n’a pas de véritable contact avec ses émotions, il n’y a bien sûr pas d’espoir de changer la vue erronée tant que les émotions ne sont pas libérées, et il y a diverses façons de faire cela. Puisque les gens qui ne sont pas en contact avec leurs émotions peuvent aussi ne pas avoir beaucoup de conscience de leur corps, les massages, ou même le sport, peuvent aider ; la musique et l’art fournissent aux gens des façons très positives d’entrer en contact avec leurs émotions ; et pour un prompt résultat un petit peu d’alcool peut être le moindre de deux maux. Je confesse qu’il y a eu un temps, au début des années soixante-dix, où si un de mes invités à dîner semblait en général bien trop muet, j’avais l’habitude de l’envoyer chercher une bouteille de quelque chose pour relâcher ses inhibitions ; cela marchait toujours.
Il semble, cependant, que l’on ait très souvent à retourner aux émotions négatives avant de pouvoir faire l’expérience d’émotions positives ; et les émotions les plus fortes sont habituellement liées à d’autres personnes. Si d’un point de vue émotionnel on est profondément bloqué, c’est parce qu’il y a quelque chose qui va profondément mal dans nos relations avec les autres, et dans toute notre attitude envers eux. C’est là que le mal a été fait, et c’est là qu’il doit être défait. Si l’on a de violents sentiments de ressentiment, ce n’est pas envers les arbres ou les fleurs, ou envers la nature en général ; c’est envers des individus que l’on a rencontré et connu, peut-être quand on était très jeune, et on doit faire l’expérience d’une expression de ce ressentiment, en liaison avec une autre personne. C’est là que de simples exercices de communication ou, simplement, des interactions directes avec des individus ouverts et sensibles, sont particulièrement utiles. Des cas plus sérieux nécessitent bien sûr une assistance psychologique ou la psychanalyse, et une forme ou une autre de thérapie peut être très libératrice à court terme.
Puis, cependant, nous devons nous orienter vers un but positif. Il n’est pas nécessaire d’explorer en détail notre négativité. Nous n’avons par exemple pas besoin de faire l’expérience de notre colère semaine après semaine. Une situation de thérapie de groupe peut en fait ne pas aider, dans la mesure où elle tend naturellement à créer les sentiments qu’elle est censée exorciser. Quand des gens s’assemblent et commencent à penser à leurs émotions négatives et à en parler, une sorte d’atmosphère très étrange, tendue et malsaine se développe après un moment. Il y a des limites à fixer entre l’expurgation d’une vieille émotion qui toute notre vie est restée comme un poison dans notre système, et la création d’une toute nouvelle émotion négative, sous ce déguisement de catharsis ; et ces limites ne sont pas fixées quand il ne semble pas y avoir de direction dans laquelle aller, quand il n’y a pas de concept de pas en avant — en un mot, pas d’idéal. De nos jours, de très nombreuses personnes investissent une bonne part de leurs moyens d’existence dans des thérapies d’une sorte ou d’une autre ; parfois elles les surévaluent et ne regardent pas au-delà. Le « Mouvement de Développement » peut bien marcher en tant que sorte de thérapie d’ajustement, mais nous devrions attentivement considérer ce vers quoi il nous propose de nous développer, si tant est qu’il nous propose un but.
Si nous voulons réellement extirper les miccha-ditthis, nous devons œuvrer avec nos conditionnements les plus profondément enracinés, d’une façon qui défie les plus radicales des valeurs conventionnelles. Dès que possible, donc, nous voulons laisser notre négativité derrière nous, nous tourner et commencer à explorer quelque chose de complètement différent. Nous voulons commencer à libérer non seulement la colère et la souffrance, mais aussi l’amour et l’appréciation que nous avons peut-être réprimés trop longtemps. Le positif, une fois que nous y arrivons, est le grand solvant du négatif. Si nous ne sommes pas sérieusement bloqué, avec une pratique de méditation solide les émotions négatives peuvent être dissoutes sans que l’on n’en fasse du tout consciemment l’expérience, et nous pouvons commencer à être en relation avec les gens de manière forte et positive, sans passer par cette phase négative.
Grand donneur, grand penseur, grande puissance,
Il monte sur le vaisseau des Suprêmes Jinas.
Armé de la grande armure il soumettra Mara le malin.
Voilà les raisons pour lesquelles les « Grands Êtres » sont appelés ainsi.
Le don, ou la générosité, est la première des paramitas. Il est parfois dit : « Si vous ne pouvez rien faire d’autre, pratiquez au moins le dana. » Même si vous ne pouvez pas honorer les préceptes, ou méditer, ou comprendre la philosophie bouddhique, ou ressentir de la dévotion ou de la vénération — eh bien, cela n’a pas d’importance. Si au moins vous êtes généreux il y a toujours de l’espoir pour vous : un espoir considérable, en fait. Ceci est un sujet qui est traité maintes et maintes fois dans les textes du Mahayana.
La forme la plus élevée du don est bien sûr le don du Dharma, et pour pouvoir transmettre le Dharma de façon efficace, vous avez besoin de savoir manipuler des concepts. Le Bodhisattva est donc un grand penseur, tout ceci est très clair. Mais « grand puissance » ne semble pas aussi clair. La puissance signifie ici le bodhicitta, la « volonté d’Éveil ». Cette puissance n’est pas une propriété du Bodhisattva individuel dans le sens où l’on parlerait de quelqu’un comme d’une « puissante personne ». Le bodhicitta est une force ou une énergie qui n’est pas exactement impersonnelle (cela la fait ressembler à l’électricité) mais plutôt « supra-personnelle ». Selon certains textes, le bodhicitta ne doit pas être inclus dans les cinq skandhas, c’est-à-dire que ce n’est pas un des constituants de la personnalité ordinaire, que ce n’est pas une fonction de la volonté égoïste. Cela fait du bodhicitta quelque chose de transcendantal, et son apparition n’est donc pas la pensée ou l’acte de volition de qui que ce soit. La meilleure description du bodhicitta est la suivante : le bodhicitta est une énergie transcendantale supra-personnelle qui se manifeste au travers de cet individu, bien qu’il soit en même temps la nature la plus profonde et la plus vraie de cet individu. C’est dans ce sens que le bodhicitta est une « puissance », et dans ce sens, aussi, que le Bodhisattva chez qui le bodhicitta est apparu est aussi une « puissance ».
Le mot « vaisseau » apparaît ici à la place de l’habituel « véhicule », et suggère le radeau du Dharma qui nous transporte vers l’autre côté de l’océan (ou du grand fleuve) du samsara. La « grande armure » est généralement comprise comme représentant l’intrépidité.
Cette gnose lui montre tous les êtres comme étant illusion,
Ressemblant à une grande foule de gens qu’aux carrefours fait apparaître
Un magicien; qui coupe ensuite des milliers et des milliers de têtes.
Il sait que tout ce monde vivant est comme une illusion magique, et reste cependant sans peur.
L’illusion doit être comprise très précisément, sans quoi vous pouvez quitter cette strophe avec une idée complètement erronée de ce en quoi consiste la gnose. C’est le genre de méprise que l’Empereur de Chine doit avoir retiré de la réponse que fit Bodhidharma à la question « Quelle est la plus haute vérité de la sainte doctrine ? » Bodhidharma n’était pas quelqu’un à tourner autour du pot. Il répondit : « La vaste vacuité et rien de saint. » Évidemment décontenancé par l’idée de la vacuité, la seconde question de l’Empereur chercha quelque chose sur quoi Bodhidharma établisse une sorte de réalité : « Qui donc est celui qui se tient devant moi ? N’êtes-vous pas un saint homme ? » Bodhidharma ne fut cependant pas renversé de son point de vue élevé et il répondit : « Je ne sais pas ».
Nous devons supposer que Bodhidharma savait très clairement ce qu’il faisait, et en tant que koan, tout cet échange doit être examiné dans le contexte de la méditation. Mais c’est vraiment une très grande erreur que d’essayer de communiquer la Perfection de la Sagesse et la sunyata de cette façon énigmatique, à moins que cette perspective absolue ne soit votre perspective. Alors même, vous devez vous souvenir qu’un des préceptes du Bodhisattva est de s’abstenir de prêcher la doctrine de la sunyata à ceux qui ne sont pas préparés spirituellement, car ils ne peuvent que l’interpréter de manière nihiliste. Il ne suffit pas d’énoncer la vérité absolue. Vous devez aussi énoncer la vérité relative sur la base de quoi la vérité absolue doit être réalisée, et vous devez montrer comment cette vérité relative peut être la base de la réalisation de la vérité absolue.
Si nous considérons ce qui existe relativement comme illusoire, nous n’avons aucune base pour la réalisation de la vérité absolue. Nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis. Il est très important de distinguer entre ce qui est réellement illusoire (parikalpita) et ce qui est relativement réel (paratantra). Si nous confondons les deux et considérons le relativement réel comme étant illusoire, alors, simplement, la totalité de notre vie spirituelle (ainsi que notre vie mondaine) s’écroule sur le sol. Si nous n’existons pas, relativement parlant, qui dit que nous n’existons pas ? A cet égard, une grande partie de la littérature populaire Zen est désastreuse quant à ses effets sur, probablement, la large majorité de ceux qui la lisent sans un maître Zen pour leur taper sur la tête quand ils pensent qu’ils ont fait l’expérience du kensho. Ceux qui ont la maturité spirituelle pour en bénéficier sont, peut-on imaginer, l’exception plutôt que la règle. Et il en est malheureusement de même, et peut-être plus encore, des écrits de Krishnamurti.
Cependant, quand le sens profond de ces enseignements est absorbé dans la bonne perspective, l’intrépidité est la qualité requise pour soutenir la vue pénétrante dans la réalité. Le Bodhisattva sait et perçoit tout ce monde vivant comme étant une illusion magique, sans être plongé dans la peur et dans la folie.
La forme, la perception, la sensation, la volition, et la conscience
Sont non unies, ne sont jamais liées, ne peuvent être libérées.
La pensée sans frayeur, il marche vers sa Bodhi,
Qui, pour le plus élevé des hommes, est la meilleure de toutes les armures.
Selon l’Abhidharma, les cinq skandhas sont rassemblés par la force du karma, mais le Bouddha dit ici qu’en réalité ils ne sont jamais unis et jamais liés, et qu’ils ne peuvent donc jamais être libérés. De plus ils ne peuvent pas être unis ou liés. On ne peut pas du tout penser de cette façon, parce que les skandhas ne sont pas produits : ils ne naissent pas réellement. Eux aussi sont comme une illusion magique.
Qu’est-ce enfin que « le vaisseau qui mène à la Bodhi ? »
Monté dessus, on guide tous les êtres vers le nirvana.
Ce vaisseau est grand, vaste, immense comme l’immensité de l’espace.
Ceux qui le prennent pour voyager sont portés vers la sécurité, le bonheur et le bien-être.
Ici, malheureusement, nous allons simplement devoir ne pas être d’accord avec le texte. L’impression que vous avez du Bodhisattva est celle d’une sorte de capitaine de vaisseau, ou de navigateur, menant le vaisseau qui transporte de nombreux passagers sur l’océan de la naissance et de la mort, vers « la sécurité, le bonheur et le bien-être ». Cette impression est simplement trompeuse, et la mauvaise compréhension du rôle du Bodhisattva qui en résulte dans les pays du Mahayana est le sentiment que seuls les moines doivent travailler à devenir des Bodhisattvas, tandis que les laïcs sont heureux dans leurs rôles de passagers, se reposant simplement dans leurs transatlantiques et n’en faisant pas trop. Pour parler strictement, il n’y a pas de passagers dans la vie spirituelle. L’insistance admirable du Mahayana sur le dévouement du Bodhisattva à aider les autres peut vous laisser avec l’idée que ceux qui sont aidés sont plutôt passifs : ayant fait du stop ils montent dans le véhicule ou dans le bateau de quelqu’un d’autre. En fait, tout ce que peut faire le Bodhisattva est aider les gens à s’aider eux-mêmes. Bien que le Bodhisattva montre le chemin, ils doivent suivre sur leurs propres pieds.
Ceci revient à reconnaître qu’il y a une limite à ce que vous pouvez faire pour les autres. Même les gens qui peuvent sembler ne pas réellement avoir un esprit à eux ont au moins une volonté à eux. Vous pouvez inspirer des gens, les encourager, les exhorter, montrer qu’ils vous soucient et vous intéressent. Vous pouvez créer les bonnes, les meilleures conditions ; vous pouvez mener un cheval à l’eau mais vous ne pouvez le faire boire. Vous ne pouvez pas pratiquer l’éthique à la place des autres, vous ne pouvez pas méditer pour eux, vous ne pouvez pas développer de vue pénétrante pour eux, et il ne sert à rien de se sentir frustré s’ils ne veulent pas faire l’effort de le faire pour eux-mêmes.
Un Bodhisattva n’oppose jamais sa volonté à la volonté des autres. Vous devez laisser les gens libres de faire leurs propres erreurs. S’ils refusent de tenir compte de vos bons conseils et de suivre la voie que vous leur avez montrée, il n’y a rien que vous puissiez y faire. Vous devez juste accepter la situation. Ce n’est même pas que vous deviez accepter la défaite ou l’échec, car il n’a jamais été question de les vaincre d’une façon ou d’une autre. Vous n’êtes pas responsable des autres ; vous pouvez faire quelque chose pour eux, mais vous n’êtes pas responsable de leurs décisions. Vous êtes responsable de ce que vous pouvez faire pour les aider, mais en dernière analyse ils sont responsables de leur propre vie, tout comme vous êtes responsable de votre propre vie.
Le véritable individu (en prenant le terme dans le sens d’une personne qui est consciente d’elle et positive d’un point de vue émotionnel, qui peut accepter et exercer une responsabilité, et dont les énergies sont libérées) ne fait pas pression sur les autres. En même temps, bien sûr, on ne peut pas faire pression sur le véritable individu. Si une personne me dit ce qu’elle pense et si je me sens sous pression, ou manipulé ou contraint par elle, je ne suis pas un individu. Peut-être ne l’est-elle pas non plus, mais ceci est un autre sujet. Il est vraiment impossible à un membre de la communauté spirituelle de faire pression sur un autre, de le contraindre ou de le manipuler. Un individu qui dit ce qu’il pense avec vigueur, voire à voix bien haute, ne doit pas être considéré comme essayant de mettre un autre individu sous son joug. En dehors de la communauté spirituelle, vous pouvez avoir à atténuer l’impact de votre individualité pour éviter d’avoir une réponse de soumission ou de résistance de la part d’une personne qui est moins sûre d’elle, mais à l’intérieur de la communauté spirituelle un individu doit pouvoir tenir tête à un autre et régler les différences entre eux de façon libre et ouverte. Vous devriez pouvoir parler librement, en sachant avec confiance que vous parlez à un individu intégré qui est incapable d’être mis sous pression, plutôt qu’à un paquet désordonné d’opinions lâchement lié à un paquet d’émotions, rouspétant et réagissant à partir de diverses attitudes séparées et non intégrées. Le principe spirituel qui sous-tend cette façon de se traiter les uns les autres est que nous devons tous « nous frayer un chemin ». Et pour faire cela nous devons être des individus.
L’idée sentimentale du Bodhisattva prodiguant l’Éveil aux humbles masses est totalement non bouddhique. Mettre les gens dans un rôle passif et leur imposer notre compassion est complètement contre-productif, en ce qui concerne l’aide spirituelle et le soutien, car cela ne respecte pas leur individualité. S’ils sont sains, ils réagiront contre ce rôle, et auront même beaucoup de ressentiment. Le développement spirituel est réalisé par l’individu, et ce développement peut bien inclure un refus de toute aide condescendante. En fait, il y a très peu que l’on puisse faire pour les autres, même si ce très peu est important et doit être fait.
Par Urgyen Sangharakshita.
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