« Entretien - Le Monde - 02/08/2011 »
Le Dalaï-lama : « Nous devons être une démocratie républicaine »
Article paru dans l'édition du 02.08.11
Le Dalaï-lama explique pourquoi il a séparé les fonctions de chef politique et de dirigeant religieux tibétain
Le Dalaï-lama, qui sera en France, à Toulouse, du 13 au 15 août, en qualité de guide spirituel des Tibétains, explique les motivations qui l'ont conduit, le 10 mars, à renoncer à son titre de chef politique des Tibétains.
Vous venez de séculariser les institutions du Tibet en exil en imposant la distinction entre l'autorité religieuse du Dalaï-lama et la direction politique de la communauté. Pourquoi ?
C'est une longue histoire ! Depuis mon adolescence, disons l'âge de 13 ou 14 ans, j'avais perçu les défauts du système de gouvernement tibétain. Le pouvoir ultime était concentré en très peu de mains. Après notre exil en 1959 en Inde, j'ai commencé la démocratisation des institutions. En 2001, le premier ministre devenait ainsi élu. A partir de cette date, ma position personnelle était celle d'une semi-retraite politique. En début d'année, il y a eu une campagne pour l'élection d'un nouveau premier ministre. J'ai noté que les communautés en exil dans les pays libres étaient actives et heureuses de participer à l'élection et que les candidats étaient de qualité. J'ai alors décidé qu'après dix ans de semi-retraite, il était temps que je prenne une retraite politique complète.
Mais au-delà de votre personne, vous bouleversez l'institution du Dalaï-lama
.
Oui, il ne s'agit pas seulement de ma retraite personnelle. Il s'agit de mettre un terme à une tradition de près de quatre cents ans en vertu de laquelle le Dalaï-lama était automatiquement doté de l'autorité politique. J'ai toujours pensé qu'il fallait séparer les fonctions de chef politique et de dirigeant religieux. Il eût été hypocrite de ma part de ne pas appliquer à moi-même cette conviction. Il est archaïque qu'un pays soit dirigé par un roi ou un chef religieux. La meilleure manière de diriger un peuple est la voie de l'élection. Depuis mon enfance, j'admire les institutions démocratiques.
Dans quel état d'esprit avez-vous pris cette décision ?
Il est important de conserver l'institution du Dalaï-lama qui est une institution religieuse historiquement importante chez les Tibétains. Mais afin de la rendre moins controversée, il faut la séparer du pouvoir politique. Cette décision, je la prends volontairement et avec bonheur et non par découragement ou désespoir. Si l'institution du Dalaï-lama avait dû prendre fin dans la controverse, cela aurait été un déshonneur. Et je pense que la fonction du Dalaï-lama, débarrassée de son autorité politique, peut être plus utile sur le plan religieux.
Les élus tibétains en exil vous ont demandé de conserver un rôle de chef d'Etat purement cérémoniel, un peu comme un monarque constitutionnel. Vous avez refusé. Pourquoi ?
Je n'aime pas cette formule. J'ai le plus grand respect pour la reine d'Angleterre et le prince Charles, mais personnellement, je ne souhaiterais pas être une figure symbolique. J'aurais l'impression d'être une marionnette avec un premier ministre qui tire les ficelles derrière (rire). Nous devons être complètement une démocratie de type républicain.
Beaucoup de Tibétains ont exprimé leur opposition ou leur inquiétude face à ce changement.
En cas de nécessité, je serai toujours disponible pour donner des conseils. Je suis convaincu qu'à long terme, ma décision est la meilleure susceptible de servir les intérêts du peuple tibétain ainsi que ceux de l'institution du Dalaï-lama.
Il y a un autre domaine où vous évoquez des innovations nécessaires, celui de votre réincarnation. Voulez-vous contrer une offensive chinoise après votre disparition, quand viendra l'heure d'identifier votre réincarnation ?
Rien n'a été décidé à ce jour. Depuis des années déjà, je soulève cette question dans des réunions. Les gens concernés par cette affaire me disent : « Il n'y a pas d'urgence. » En général, ils préfèrent la méthode traditionnelle de sélection de la réincarnation. Mais j'ai évoqué des options alternatives. Je pense qu'une élection par un conclave de type papal serait une formule stable.
Par ailleurs, au Tibet, il y a une pratique selon laquelle un lama élève un garçon pressenti comme sa réincarnation jusqu'à l'âge de 15 ou 20 ans et puis conclut : « Ce sera un bon choix. » Alors seulement, il propose que son nom soit officiellement validé. C'est une formule intéressante plutôt que de s'arrêter définitivement sur un très jeune garçon. Enfin, il y a une pratique où le lama choisit sa réincarnation avant sa propre mort.
Quelle que soit la formule retenue, vous avez maintes fois déclaré que votre réincarnation ne pourra naître qu'en dehors du Tibet sous tutelle chinoise. Pourquoi ?
Depuis des années, je suis très clair sur ce point : après ma mort, je renaîtrai dans un pays libre. Parce que le sens même de la réincarnation est que la nouvelle vie tente de poursuivre l'oeuvre non terminée de la vie antérieure.
Vous avez même évoqué la possibilité que votre réincarnation soit une femme.
En effet. Si la situation est telle que seule une femme peut être la plus utile pour la spiritualité bouddhiste, pourquoi pas ? Je parle souvent de la nécessité de la compassion. Or, dans ce domaine, la femme est biologiquement plus sensible à la souffrance d'autrui. Certaines personnes pensent que je plaisante. Non, je suis sérieux.
Craignez-vous une éventuelle ingérence de Pékin dans le choix de votre réincarnation ?
Autrefois, les empereurs chinois étaient bouddhistes et croyaient dans le phénomène de la renaissance. Mais les communistes chinois aujourd'hui tiennent la religion pour un « poison » et me considèrent comme un « démon ». Qu'ils s'intéressent à ma réincarnation est donc une absurdité, une énorme contradiction.
S'ils veulent avoir une quelconque pertinence dans ce domaine, qu'ils commencent par reconnaître la réincarnation de Mao Zedong ou Deng Xiaoping. Alors seulement ils pourront s'intéresser à la réincarnation du Dalaï-lama.
Quels sont les échos que vous avez de la situation au Tibet ?
La situation est très mauvaise. Le contrôle du Parti communiste chinois est très dur. Un récent rapport officiel souligne que les dépenses de sécurité intérieure en Chine sont supérieures au budget de la défense. Cela signifie que la menace interne est tenue pour plus grande que la menace externe. Au Tibet aujourd'hui, il y a la suspicion et la méfiance partout. Comment cela peut-il durer ? C'est impossible. C'est de l'autodestruction à long terme.
Pensez-vous que la Chine finira par se démocratiser ?
Quand il s'agit de demander à la Chine de se démocratiser, j'ai des réserves. Parce qu'il n'est dans l'intérêt de personne que l'autorité centrale s'effondre, que le chaos s'installe. Un changement graduel est bien meilleur. Mais ce dont la Chine a le plus besoin maintenant, c'est d'une information libre. Un milliard trois cent millions de Chinois ont le droit de pouvoir juger ce qui est bon ou mauvais pour eux.
Propos recueillis par Frédéric Bobin
Le Dalaï-lama : « Nous devons être une démocratie républicaine »
Article paru dans l'édition du 02.08.11
Le Dalaï-lama explique pourquoi il a séparé les fonctions de chef politique et de dirigeant religieux tibétain
Le Dalaï-lama, qui sera en France, à Toulouse, du 13 au 15 août, en qualité de guide spirituel des Tibétains, explique les motivations qui l'ont conduit, le 10 mars, à renoncer à son titre de chef politique des Tibétains.
Vous venez de séculariser les institutions du Tibet en exil en imposant la distinction entre l'autorité religieuse du Dalaï-lama et la direction politique de la communauté. Pourquoi ?
C'est une longue histoire ! Depuis mon adolescence, disons l'âge de 13 ou 14 ans, j'avais perçu les défauts du système de gouvernement tibétain. Le pouvoir ultime était concentré en très peu de mains. Après notre exil en 1959 en Inde, j'ai commencé la démocratisation des institutions. En 2001, le premier ministre devenait ainsi élu. A partir de cette date, ma position personnelle était celle d'une semi-retraite politique. En début d'année, il y a eu une campagne pour l'élection d'un nouveau premier ministre. J'ai noté que les communautés en exil dans les pays libres étaient actives et heureuses de participer à l'élection et que les candidats étaient de qualité. J'ai alors décidé qu'après dix ans de semi-retraite, il était temps que je prenne une retraite politique complète.
Mais au-delà de votre personne, vous bouleversez l'institution du Dalaï-lama
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Oui, il ne s'agit pas seulement de ma retraite personnelle. Il s'agit de mettre un terme à une tradition de près de quatre cents ans en vertu de laquelle le Dalaï-lama était automatiquement doté de l'autorité politique. J'ai toujours pensé qu'il fallait séparer les fonctions de chef politique et de dirigeant religieux. Il eût été hypocrite de ma part de ne pas appliquer à moi-même cette conviction. Il est archaïque qu'un pays soit dirigé par un roi ou un chef religieux. La meilleure manière de diriger un peuple est la voie de l'élection. Depuis mon enfance, j'admire les institutions démocratiques.
Dans quel état d'esprit avez-vous pris cette décision ?
Il est important de conserver l'institution du Dalaï-lama qui est une institution religieuse historiquement importante chez les Tibétains. Mais afin de la rendre moins controversée, il faut la séparer du pouvoir politique. Cette décision, je la prends volontairement et avec bonheur et non par découragement ou désespoir. Si l'institution du Dalaï-lama avait dû prendre fin dans la controverse, cela aurait été un déshonneur. Et je pense que la fonction du Dalaï-lama, débarrassée de son autorité politique, peut être plus utile sur le plan religieux.
Les élus tibétains en exil vous ont demandé de conserver un rôle de chef d'Etat purement cérémoniel, un peu comme un monarque constitutionnel. Vous avez refusé. Pourquoi ?
Je n'aime pas cette formule. J'ai le plus grand respect pour la reine d'Angleterre et le prince Charles, mais personnellement, je ne souhaiterais pas être une figure symbolique. J'aurais l'impression d'être une marionnette avec un premier ministre qui tire les ficelles derrière (rire). Nous devons être complètement une démocratie de type républicain.
Beaucoup de Tibétains ont exprimé leur opposition ou leur inquiétude face à ce changement.
En cas de nécessité, je serai toujours disponible pour donner des conseils. Je suis convaincu qu'à long terme, ma décision est la meilleure susceptible de servir les intérêts du peuple tibétain ainsi que ceux de l'institution du Dalaï-lama.
Il y a un autre domaine où vous évoquez des innovations nécessaires, celui de votre réincarnation. Voulez-vous contrer une offensive chinoise après votre disparition, quand viendra l'heure d'identifier votre réincarnation ?
Rien n'a été décidé à ce jour. Depuis des années déjà, je soulève cette question dans des réunions. Les gens concernés par cette affaire me disent : « Il n'y a pas d'urgence. » En général, ils préfèrent la méthode traditionnelle de sélection de la réincarnation. Mais j'ai évoqué des options alternatives. Je pense qu'une élection par un conclave de type papal serait une formule stable.
Par ailleurs, au Tibet, il y a une pratique selon laquelle un lama élève un garçon pressenti comme sa réincarnation jusqu'à l'âge de 15 ou 20 ans et puis conclut : « Ce sera un bon choix. » Alors seulement, il propose que son nom soit officiellement validé. C'est une formule intéressante plutôt que de s'arrêter définitivement sur un très jeune garçon. Enfin, il y a une pratique où le lama choisit sa réincarnation avant sa propre mort.
Quelle que soit la formule retenue, vous avez maintes fois déclaré que votre réincarnation ne pourra naître qu'en dehors du Tibet sous tutelle chinoise. Pourquoi ?
Depuis des années, je suis très clair sur ce point : après ma mort, je renaîtrai dans un pays libre. Parce que le sens même de la réincarnation est que la nouvelle vie tente de poursuivre l'oeuvre non terminée de la vie antérieure.
Vous avez même évoqué la possibilité que votre réincarnation soit une femme.
En effet. Si la situation est telle que seule une femme peut être la plus utile pour la spiritualité bouddhiste, pourquoi pas ? Je parle souvent de la nécessité de la compassion. Or, dans ce domaine, la femme est biologiquement plus sensible à la souffrance d'autrui. Certaines personnes pensent que je plaisante. Non, je suis sérieux.
Craignez-vous une éventuelle ingérence de Pékin dans le choix de votre réincarnation ?
Autrefois, les empereurs chinois étaient bouddhistes et croyaient dans le phénomène de la renaissance. Mais les communistes chinois aujourd'hui tiennent la religion pour un « poison » et me considèrent comme un « démon ». Qu'ils s'intéressent à ma réincarnation est donc une absurdité, une énorme contradiction.
S'ils veulent avoir une quelconque pertinence dans ce domaine, qu'ils commencent par reconnaître la réincarnation de Mao Zedong ou Deng Xiaoping. Alors seulement ils pourront s'intéresser à la réincarnation du Dalaï-lama.
Quels sont les échos que vous avez de la situation au Tibet ?
La situation est très mauvaise. Le contrôle du Parti communiste chinois est très dur. Un récent rapport officiel souligne que les dépenses de sécurité intérieure en Chine sont supérieures au budget de la défense. Cela signifie que la menace interne est tenue pour plus grande que la menace externe. Au Tibet aujourd'hui, il y a la suspicion et la méfiance partout. Comment cela peut-il durer ? C'est impossible. C'est de l'autodestruction à long terme.
Pensez-vous que la Chine finira par se démocratiser ?
Quand il s'agit de demander à la Chine de se démocratiser, j'ai des réserves. Parce qu'il n'est dans l'intérêt de personne que l'autorité centrale s'effondre, que le chaos s'installe. Un changement graduel est bien meilleur. Mais ce dont la Chine a le plus besoin maintenant, c'est d'une information libre. Un milliard trois cent millions de Chinois ont le droit de pouvoir juger ce qui est bon ou mauvais pour eux.
Propos recueillis par Frédéric Bobin
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