Le dernier des dalaï-lamas ?
Le Monde.fr | 15.09.2014 à 19h24 • Mis à jour le 16.09.2014 à 01h28 | Par Delphine Roucaute
Le quatorzième et actuel dalaï-lama a annoncé qu'il pouvait très bien être le dernier des dalaï-lamas. Une manière de court-circuiter les tentatives de Pékin pour lui désigner un successeur. | AP/Christian Charisius
Une telle annonce a eu un écho retentissant dans la province autonome du Tibet et auprès de sa diaspora.
Ces déclarations relèvent toutefois d'une habile stratégie vis-à-vis de la République populaire de Chine, qui a d'ores et déjà revendiqué le droit de nommer la personne qui devra succéder au quatorzième dalaï-lama.
En annonçant que « si un quinzième dalaï-lama venait et faisait honte à la fonction, l'institution serait ridiculisée », Tenzin Gyatso essaye clairement de jeter le discrédit sur l'éventuel prétendant chinois qui lui succéderait.
La volonté de démocratiser les institutions tibétaines pour leur donner plus de poids sur la scène internationale n'est pas entièrement neuve. Le dalaï-lama avait déjà évoqué la possibilité d'une fin de son cycle de réincarnation au terme de son règne actuel. Mais c'est la première fois qu'il s'exprime aussi clairement sur le sujet.
Historiquement, le dalaï-lama jouit d'un double statut, politique et religieux. Dans la religion bouddhiste, il est en effet considéré comme la réincarnation du bodhisattva (l'équivalent d'un saint dans le bouddhisme) de la compassion, et représente, à ce titre, la plus haute autorité spirituelle de cette religion.
Depuis le XVIIe siècle, il est également le chef temporel du Tibet ; c'est le cinquième dalaï-lama qui instaura sa capitale à Lhassa. Ironie de l'histoire, c'est le pouvoir chinois (certes pas le même) qui créa l'institution du dalaï-lama en 1578, quand le souverain mongol Altan Khan décida de réunifier les tribus mongoles sous l'égide d'une autorité religieuse bouddhique.
Mais depuis trois ans, le dalaï-lama ne jouit plus que de l'autorité spirituelle, puisqu'il a décidé, le 10 mars 2011, son retrait de la fonction de chef du gouvernement tibétain en exil qu'il occupait depuis 1959, après l'échec d'un soulèvement contre l'administration de Pékin. Il déclarait alors :
Depuis le XVIIe siècle, à la mort d'un dalaï-lama, un conseil de tulkus (c'est-à-dire des maîtres réincarnés) se réunit pour désigner, parmi plusieurs dizaines de jeunes enfants, la réincarnation de leur chef spirituel.
Le film Little Buddha, sorti en 1993, montre les rituels complexes et collectifs qui prévalent au choix du successeur. L'enfant est ensuite emmené au Potala, résidence du dalaï-lama et siège de son gouvernement, pour y recevoir les enseignements du bouddhisme.
Tenzin Gyatso a, lui, été trouvé en 1937 à Taktser, dans la province d'Amdo, à l'âge de 2 ans, puis intronisé dalaï-lama en 1950, quelques mois après l'intervention chinoise au Tibet. Neuf ans plus tard, il a été contraint à l'exil, d'où il a constitué son gouvernement jusqu'en 2011.
Une femme ?
Avant même d'envisager d'interrompre son cycle de réincarnation, le dalaï-lama avait émis la possibilité que son successeur soit une femme, ou trouvé en dehors du Tibet, voire même que ça soit un conclave de moines qui endosse son autorité spirituelle.
Sofia Stril-Rever, qui a recueilli « l'autobiographie spirituelle » du dalaï-lama, rapporte d'ailleurs que le dalaï-lama a dit souhaiter se réincarner « dans une femme, car elles ont plus d'influence sur la société ». Il a également annoncé qu'il pouvait se réincarner sous plusieurs apparences en même temps.
Des propos ayant avant tout pour but d'échapper au contrôle que la Chine entend jouer sur la désignation du futur dalaï-lama. Il faudra encore attendre quelques années avant de savoir précisément ce que le dalaï-lama fera de cette institution.
En 2011, à l'âge de 76 ans, il déclarait déjà : « A l'âge de 90 ans, je consulterai les plus hautes instances bouddhistes tibétaines et les Tibétains, afin de réévaluer la pertinence de l'institution du dalaï-lama. »
Pour ce qui est de sa réincarnation, il faudra dans tous les cas attendre au moins vingt ans, puisque ses médecins affirment qu'il vivra au moins jusqu'à 100 ans. Le dalaï-lama a, quant à lui, rêvé qu'il vivrait jusqu'à 113 ans…
Dès son exil en 1959, le dalaï-lama a entamé tout un processus de sécularisation de l'institution bouddhique, notamment avec la création du Parlement tibétain en exil en 1960, et la promulgation d'une Constitution basée sur la Déclaration universelle des droits de l'homme.
L'interprète français du dalaï-lama, Matthieu Ricard, expliquait d'ailleurs en 2008 que « le dalaï-lama a maintes fois répété que son projet d'autonomie s'inscrivait dans un cadre démocratique et laïque ».
Suffrage universel
En 2011, après avoir renoncé à son rôle politique, il a en effet organisé l'élection de son successeur politique, un premier ministre de l'administration centrale tibétaine, élu au suffrage universel par les membres de la communauté en exil.
C'est l'universitaire et juriste, Tibétain ayant grandi en Inde, Lobsang Sangay qui a remporté l'élection et été investi, le 8 août 2011 à 9 heures, 9 minutes, 9 secondes, deux chiffres de bon augure dans la tradition bouddhiste.
Lire le portrait de Lobsang Sangay (édition abonnés) : Le nouveau visage du Tibet
Un symbole très fort que le sinologue Alain Wang expliquait alors sur La Croix : le dalaï-lama « avait alors jugé déjà que l'institution du dalaï-lama était vieillotte et devait évoluer. Une critique implicite du système communiste chinois, particulièrement rigide ».
Ce coup d'éclat lui sert d'ailleurs aujourd'hui d'argument pour justifier une éventuelle disparition du dalaï-lama : « l'institution du dalaï-lama était importante, principalement en raison de son pouvoir politique. J'ai complètement renoncé au pouvoir en 2011 quand j'ai pris ma retraite », déclare-t-il au journal allemand.
Lire le reportage à Dharamsala (édition abonnés) : Les orphelins du dalaï-lama
Si l'annonce du 7 septembre s'inscrit dans un long processus de sécularisation du gouvernement tibétain, elle intervient surtout comme un coup politique dans le bras de fer qui se joue avec la Chine depuis son départ en exil.
En effet, Pékin tente depuis des années de court-circuiter le système de désignation traditionnel pour mettre en place ses propres autorités fantoches. Déclarer la fin de son cycle de réincarnations vise à empêcher la Chine de désigner de son côté un imposteur.
Rééducation
En 1995, trois jours après avoir été désigné panchen-lama – le deuxième plus haut chef spirituel après le dalaï-lama dans la hiérarchie bouddhique tibétaine –, Gedhun Choekyi Nyima fut enlevé par le gouvernement chinois pour être « rééduqué ». A sa place, Pékin nomma Gyancain Norbu après un tirage au sort dans une urne d'or.
Une polémique similaire a éclaté en 1992 avec la désignation du dix-septième karmapa (dirigeant de l'école Karma Kagyu, numéro trois dans la hiérarchie religieuse tibétaine).
Si le gouvernement chinois l'a reconnu, il a tout fait pour l'empêcher d'accéder à une éducation religieuse, le poussant à partir en exil pour rejoindre le dalaï-lama. Depuis, Pékin a désigné son propre karmapa.
L'annonce du dalaï-lama intervient par ailleurs au moment où la Chine a réussi à peser diplomatiquement pour empêcher l'Afrique du Sud de délivrer un visa au dalaï-lama, invité à un sommet des Prix Nobel en octobre
Le Monde.fr | 15.09.2014 à 19h24 • Mis à jour le 16.09.2014 à 01h28 | Par Delphine Roucaute
Le quatorzième et actuel dalaï-lama a annoncé qu'il pouvait très bien être le dernier des dalaï-lamas. Une manière de court-circuiter les tentatives de Pékin pour lui désigner un successeur. | AP/Christian Charisius
Stupéfaction dans la communauté bouddhiste : le quatorzième et actuel dalaï-lama – Tenzin Gyatso, de son nom tibétain – a annoncé le 7 septembre dans un entretien à Welt am Sonntag qu'il pouvait très bien être le dernier des dalaï-lamas, c'est-à-dire le chef spirituel de la branche tibétaine du bouddhisme, non reconnu par les autres écoles chinoise, indienne, etc.
Aussi détesté par Pékin qu'il est adoré par la communauté bouddhiste, le dalaï-lama a une aura très particulière. Poussé à l'exil exil depuis 1959, l'homme de 79 ans, prix Nobel de la paix en 1989, est en effet devenu une icône mondiale et a participé plus que tout autre à la diffusion du combat pour la libération du Tibet.Une telle annonce a eu un écho retentissant dans la province autonome du Tibet et auprès de sa diaspora.
Ces déclarations relèvent toutefois d'une habile stratégie vis-à-vis de la République populaire de Chine, qui a d'ores et déjà revendiqué le droit de nommer la personne qui devra succéder au quatorzième dalaï-lama.
En annonçant que « si un quinzième dalaï-lama venait et faisait honte à la fonction, l'institution serait ridiculisée », Tenzin Gyatso essaye clairement de jeter le discrédit sur l'éventuel prétendant chinois qui lui succéderait.
La volonté de démocratiser les institutions tibétaines pour leur donner plus de poids sur la scène internationale n'est pas entièrement neuve. Le dalaï-lama avait déjà évoqué la possibilité d'une fin de son cycle de réincarnation au terme de son règne actuel. Mais c'est la première fois qu'il s'exprime aussi clairement sur le sujet.
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Quel est le statut du dalaï-lama ?
Historiquement, le dalaï-lama jouit d'un double statut, politique et religieux. Dans la religion bouddhiste, il est en effet considéré comme la réincarnation du bodhisattva (l'équivalent d'un saint dans le bouddhisme) de la compassion, et représente, à ce titre, la plus haute autorité spirituelle de cette religion.
Depuis le XVIIe siècle, il est également le chef temporel du Tibet ; c'est le cinquième dalaï-lama qui instaura sa capitale à Lhassa. Ironie de l'histoire, c'est le pouvoir chinois (certes pas le même) qui créa l'institution du dalaï-lama en 1578, quand le souverain mongol Altan Khan décida de réunifier les tribus mongoles sous l'égide d'une autorité religieuse bouddhique.
Mais depuis trois ans, le dalaï-lama ne jouit plus que de l'autorité spirituelle, puisqu'il a décidé, le 10 mars 2011, son retrait de la fonction de chef du gouvernement tibétain en exil qu'il occupait depuis 1959, après l'échec d'un soulèvement contre l'administration de Pékin. Il déclarait alors :
Depuis lors, le dalaï-lama a principalement eu une fonction d'ambassadeur du Tibet, reçu par différents chefs d'Etat, comme le président américain, Barack Obama, en février 2014, et ce malgré les mises en garde de la Chine.« Dès les années 1960, je n'ai eu de cesse de répéter que les Tibétains avaient besoin d'un dirigeant, élu librement par le peuple tibétain, à qui je pourrai transmettre le pouvoir. Aujourd'hui, j'ai clairement atteint le moment pour mettre ceci en application. »
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Qui devrait être son successeur selon la tradition ?
Depuis le XVIIe siècle, à la mort d'un dalaï-lama, un conseil de tulkus (c'est-à-dire des maîtres réincarnés) se réunit pour désigner, parmi plusieurs dizaines de jeunes enfants, la réincarnation de leur chef spirituel.
Le film Little Buddha, sorti en 1993, montre les rituels complexes et collectifs qui prévalent au choix du successeur. L'enfant est ensuite emmené au Potala, résidence du dalaï-lama et siège de son gouvernement, pour y recevoir les enseignements du bouddhisme.
Tenzin Gyatso a, lui, été trouvé en 1937 à Taktser, dans la province d'Amdo, à l'âge de 2 ans, puis intronisé dalaï-lama en 1950, quelques mois après l'intervention chinoise au Tibet. Neuf ans plus tard, il a été contraint à l'exil, d'où il a constitué son gouvernement jusqu'en 2011.
Une femme ?
Avant même d'envisager d'interrompre son cycle de réincarnation, le dalaï-lama avait émis la possibilité que son successeur soit une femme, ou trouvé en dehors du Tibet, voire même que ça soit un conclave de moines qui endosse son autorité spirituelle.
Sofia Stril-Rever, qui a recueilli « l'autobiographie spirituelle » du dalaï-lama, rapporte d'ailleurs que le dalaï-lama a dit souhaiter se réincarner « dans une femme, car elles ont plus d'influence sur la société ». Il a également annoncé qu'il pouvait se réincarner sous plusieurs apparences en même temps.
Des propos ayant avant tout pour but d'échapper au contrôle que la Chine entend jouer sur la désignation du futur dalaï-lama. Il faudra encore attendre quelques années avant de savoir précisément ce que le dalaï-lama fera de cette institution.
En 2011, à l'âge de 76 ans, il déclarait déjà : « A l'âge de 90 ans, je consulterai les plus hautes instances bouddhistes tibétaines et les Tibétains, afin de réévaluer la pertinence de l'institution du dalaï-lama. »
Pour ce qui est de sa réincarnation, il faudra dans tous les cas attendre au moins vingt ans, puisque ses médecins affirment qu'il vivra au moins jusqu'à 100 ans. Le dalaï-lama a, quant à lui, rêvé qu'il vivrait jusqu'à 113 ans…
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Quelle démocratisation du bouddhisme tibétain ?
Dès son exil en 1959, le dalaï-lama a entamé tout un processus de sécularisation de l'institution bouddhique, notamment avec la création du Parlement tibétain en exil en 1960, et la promulgation d'une Constitution basée sur la Déclaration universelle des droits de l'homme.
L'interprète français du dalaï-lama, Matthieu Ricard, expliquait d'ailleurs en 2008 que « le dalaï-lama a maintes fois répété que son projet d'autonomie s'inscrivait dans un cadre démocratique et laïque ».
Suffrage universel
En 2011, après avoir renoncé à son rôle politique, il a en effet organisé l'élection de son successeur politique, un premier ministre de l'administration centrale tibétaine, élu au suffrage universel par les membres de la communauté en exil.
C'est l'universitaire et juriste, Tibétain ayant grandi en Inde, Lobsang Sangay qui a remporté l'élection et été investi, le 8 août 2011 à 9 heures, 9 minutes, 9 secondes, deux chiffres de bon augure dans la tradition bouddhiste.
Lire le portrait de Lobsang Sangay (édition abonnés) : Le nouveau visage du Tibet
Un symbole très fort que le sinologue Alain Wang expliquait alors sur La Croix : le dalaï-lama « avait alors jugé déjà que l'institution du dalaï-lama était vieillotte et devait évoluer. Une critique implicite du système communiste chinois, particulièrement rigide ».
Ce coup d'éclat lui sert d'ailleurs aujourd'hui d'argument pour justifier une éventuelle disparition du dalaï-lama : « l'institution du dalaï-lama était importante, principalement en raison de son pouvoir politique. J'ai complètement renoncé au pouvoir en 2011 quand j'ai pris ma retraite », déclare-t-il au journal allemand.
Lire le reportage à Dharamsala (édition abonnés) : Les orphelins du dalaï-lama
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Quelle stratégie face à Pékin ?
Si l'annonce du 7 septembre s'inscrit dans un long processus de sécularisation du gouvernement tibétain, elle intervient surtout comme un coup politique dans le bras de fer qui se joue avec la Chine depuis son départ en exil.
En effet, Pékin tente depuis des années de court-circuiter le système de désignation traditionnel pour mettre en place ses propres autorités fantoches. Déclarer la fin de son cycle de réincarnations vise à empêcher la Chine de désigner de son côté un imposteur.
Rééducation
En 1995, trois jours après avoir été désigné panchen-lama – le deuxième plus haut chef spirituel après le dalaï-lama dans la hiérarchie bouddhique tibétaine –, Gedhun Choekyi Nyima fut enlevé par le gouvernement chinois pour être « rééduqué ». A sa place, Pékin nomma Gyancain Norbu après un tirage au sort dans une urne d'or.
Une polémique similaire a éclaté en 1992 avec la désignation du dix-septième karmapa (dirigeant de l'école Karma Kagyu, numéro trois dans la hiérarchie religieuse tibétaine).
Si le gouvernement chinois l'a reconnu, il a tout fait pour l'empêcher d'accéder à une éducation religieuse, le poussant à partir en exil pour rejoindre le dalaï-lama. Depuis, Pékin a désigné son propre karmapa.
L'annonce du dalaï-lama intervient par ailleurs au moment où la Chine a réussi à peser diplomatiquement pour empêcher l'Afrique du Sud de délivrer un visa au dalaï-lama, invité à un sommet des Prix Nobel en octobre
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